Mohamed Khalfallah : Les Amazighs tunisiens ne sont ni isolationnistes ni apôtres de la division et du schisme


Propos recueillis par Mourad Tabet
Samedi 13 Avril 2013

Mohamed Khalfallah : Les Amazighs tunisiens ne sont  ni isolationnistes ni apôtres de la division et du schisme
Membre fondateur de l’Association
tunisienne de la culture amazighe, Mohamed
Khalfallah connaît bien notre pays où il a  fait ses études supérieures
à l’Université
Mohammed V
de Rabat.
Pour lui,
l’expérience
du Maroc dont
la Constitution
a reconnu la langue amazighe comme langue nationale, reste la plus
évoluée dans
les pays du Nord
de l’Afrique.
Entretien


Libé : Comment évaluez-vous la situation des Amazighs tunisiens avant et après la révolution qui a mis fin à la dictature de Ben Ali?

 Mohamed Khalfallah : Evoquer le problème amazigh avant la révolution était un tabou, un interdit, car toute personne qui défendait les droits des Amazighs était accusée de semer l’anarchie et de remettre en question l’unité nationale. Depuis l’indépendance du pays et jusqu’à la révolution, l’Etat tunisien se comportait de cette manière. Sous le règne de Habib Bourguiba, l’Etat avait utilisé l’enseignement (l’histoire officielle) pour tenter d’éclipser l’identité amazighe, et il avait recouru, également, à la pression économique, car toutes les régions où l’on parle  amazigh se trouvent dans les zones défavorisées et montagneuses. Cette politique menée depuis l’indépendance a poussé les Amazighs à se replier sur eux-mêmes pour garder leur identité, et chaque région est restée pendant plusieurs années isolée des autres.
En plus, l’Etat se comportait d’une manière pragmatique et folklorique avec la culture amazighe pour attirer et séduire les touristes. Nous sommes opposés à cette façon de traiter l’amazigh par l’Etat tunisien. Mais tout a changé avec la révolution tunisienne et surtout la révolution libyenne. En effet, les Amazighs libyens y ont joué un rôle important et plusieurs d’entre eux ont fui le pays et se sont réfugiés dans les zones amazighes en Tunisie. Cette situation a créé un échange entre les Amazighs tunisiens et libyens.

Avant la révolution, y avait-il des associations ou des organisations même secrètes qui défendaient les droits des Amazighs ?

Absolument pas. Il y avait seulement des actions individuelles. Figurez-vous que durant les années 70, un groupe musical a été interdit parce qu’il a choisi un nom amazigh alors qu’il chantait bel et bien en arabe. Tout ce qui est amazigh était objet de suspicion, de méfiance et de crainte. La révolution nous a donné un nouvel élan. Nous avons constitué une association nationale et 8 autres associations locales ont vu le jour dans les zones amazighes.

Quelles sont vos principales revendications?

Nous voulons la reconnaissance de l’identité amazighe. Nous savons que la Tunisie était par le passé le carrefour de plusieurs civilisations, mais l’essence de notre identité reste la même : l’identité amazighe pour laquelle nous militons pour qu’elle soit reconnue par l’Etat et qu’elle ne soit pas un tabou. Nous en avons assez de l’exclusion et de la marginalisation. Notre objectif est de préserver la langue amazighe qui est en voie de disparition.
Je le dis clairement : nous ne sommes pas apôtres de la division et du schisme comme le prétendent nos adversaires. Bien au contraire, nous défendons l’unité nationale, car ce sont les Amazighs qui ont souffert de la division depuis l’époque de Jugurtha et Masinissa. Nous ne sommes pas également des isolationnistes. Nous sommes plus attachés à l’unité de chaque pays du Nord de l’Afrique.

Contrairement au Maroc ou à l’Algérie, le nombre des Amazighs tunisiens reste faible. Avez-vous des statistiques relatives à ce sujet?

Nous devons poser la question d’une autre façon pour être plus précis : combien de Tunisiens parlent l’amazigh ? Certes ceux qui le parlent en Tunisie sont beaucoup moins nombreux qu’en Algérie et au Maroc. Selon les statistiques, il y a plus de 250.000 personnes qui parlent l’amazigh et elles sont concentrées principalement dans le Sud de la Tunisie notamment dans l’Ile de Djerba (El Mey, Sedghiane, Mahboubine, Sedouikech, Guellala, Ajim), Majoura, Sened, Sakket, Taoujout, Zeraoua, Tamezzet, Chenini, Douiret, Matmata, Thala et Makthar.

Le régime de Ben Ali s’est effondré. Il y a maintenant un nouveau gouvernement élu démocratiquement et présidé par un parti islamiste. Quelle relation entretenez-vous avec les nouveaux gouvernants ?

 Je dis sans détours que nous avons profité de la situation juste après l’effondrement de l’ancien régime, et nous avons pu obtenir la reconnaissance légale. Si nous avions attendu jusqu’à l’avènement du gouvernement d’Ennahda (parti islamiste au pouvoir), nous n’aurions, peut-être, jamais obtenu cette reconnaissance. Ceux qui gouvernent actuellement sont de farouches opposants aux droits des Amazighs et considèrent que défendre l’amazigh est un appel à l’anarchie. Ces nouveaux gouvernants veulent changer le premier article de la Constitution qui dispose que la langue nationale de la Tunisie est l’arabe, et sa religion est l’islam par une nouvelle formule : la Tunisie est un pays arabe. Cela est inacceptable. Nous sommes ouverts et fiers de la langue arabe, la langue du Coran, et également de notre langue amazighe, mais nous refusons catégoriquement des formules wahhabites ou celles dictées par quelques pays du Golfe. Nous voulons parler notre langue dans notre propre pays, c’est notre droit. Nos racines sont dans le sol de la Tunisie.

 Quels sont les partis politiques tunisiens qui défendent ouvertement les revendications des Amazighs ?  

Les partis politiques de l’extrême gauche à l’extrême droite s’abstiennent d’évoquer ce sujet. Cela est dû probablement à de longues années de règne de l’idéologie et de la politique officielle qui avait pour objet d’éclipser l’amazigh.
Malgré le changement, nous souffrons jusqu’à présent d’un black-out médiatique. Pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie, nous avons fêté le 13 janvier dernier le Nouvel An amazigh. Mais cet événement est passé inaperçu. En plus, nous ne disposons pas de ressources matérielles pour mener à bien notre travail. Certes nous coordonnons notre action avec des associations d’autres pays de l’Afrique du Nord, y compris les Amazighs dans les Iles Canaries. Mais cette coordination concerne seulement l’échange d’idées et d’expériences, mais nous nous contentons de nos propres moyens déjà limités. Nous considérons que vivre pauvre mais dignement est mieux qu’être à la merci de quelqu’un qui peut manipuler les autres pour réaliser ses propres objectifs. C’est pour cette raison-là que nous tenons à préserver notre indépendance.

Le Mouvement d’Azawad a proclamé le 6 avril 2012 l’indépendance et la création d’un Etat amazigh au Nord du Mali. Comment voyez-vous cette expérience ?

Le Mouvement national de libération d’Azawad (MNLA) a commis des fautes graves et fatales. Premièrement, quand il a fait coalition avec le mouvement d’Ansar Eddine (un groupe islamiste extrémiste), et deuxièmement, quand il a annoncé unilatéralement l’indépendance sans prendre en compte les rapports de force. Au lieu d’avancer lentement mais sûrement, le mouvement a reculé. Mais nous, si Dieu le veut, nous ne reculerons jamais, nous ne renoncerons jamais à notre identité amazighe et à l’unité nationale, car notre ultime objectif est d’unifier les pays de Tamazgha.

Quelle est l’expérience qui vous inspire le plus ?

Nous suivons l’exemple du mouvement amazigh d’Algérie et aussi celui du Maroc dont la Constitution 2011 a confirmé l’amazigh comme langue nationale à côté de la langue arabe. Cette reconnaissance est un pas en avant, mais il y a encore beaucoup de travail à accomplir. N’oublions pas la polémique qui a éclaté à la Chambre des représentants quand la députée Fatima Tabaamrant (RNI) a voulu poser une question orale en langue amazighe, mais, et je le dis clairement, le groupe de Benkirane (allusion au groupe parlementaire du PJD) s’y est fortement opposé. C’était une manière de contourner la Loi suprême de la part de ce groupe. Ceci dit, l’expérience marocaine reste la plus évoluée dans les pays de l’Afrique du Nord. Et je peux dire que la situation des Amazighs en Tunisie est analogue à celle des Amazighs du Maroc pendant les années 70. Mais cela ne signifie pas que nous devons passer par les mêmes étapes que le Maroc, nous voulons rattraper le temps perdu pour que l’identité amazighe soit reconnue le plutôt possible. Nous ne sommes pas contre l’arabe, ni contre l’Islam comme le soutiennent nos adversaires, mais nous défendons notre identité et celle des pays du Nord de l’Afrique.

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