Mhamed Lachkar : On écrit quand on a quelque chose à dire, à transmettre, à partager


Libé
Dimanche 11 Août 2024

Le privilège de l’écrivain est de nous entraîner là où il veut et où nous ne serions pas allés sans lui. Disposant d’outils de recherche, le lecteur va d’aventure en aventure pour pouvoir solliciter les plis et replis du texte afin d’en dégager un sens et en déguster sa part du plaisir qu’il lui offre.
 Nos écrivains sont là pour nous ouvrir, nous lecteurs, quelques pistes de lecture et même des outils, un avant-goût de ces jouissances amenant la satisfaction, voire la satiété, étant leurs complices.
 
Libé : Quel a été votre premier texte, nouvelle ou roman, que vous avez publié, que vous avez soumis au lecteur ?

Mhamed Lachkar : Plus de quinze ans sont passés depuis l’écriture de « Courbis, mon chemin vers la vérité et le pardon » qui fut mon premier livre publié, ma première prise de parole publique pour prêcher une humanité mutuelle qui suppose une manière de se conduire en humain face à d’autres.

En écrivant ce livre, je suis parti de l’idée que face à l’oubli et au mépris, mon témoignage devrait être conçu comme un devoir moral. Mais mon intention, dès le départ, était de faire en sorte que mon œuvre ne soit pas uniquement un témoignage de plus sur les années de plomb, un livre de plus rangé dans ce qu’on appelle, des fois avec un ton péjoratif, «littérature carcérale». Je voulais donc réaliser un vieux rêve, celui de foncer la porte de la création et de l’esthétique, faire rentrer mon récit de plain-pied dans les catégories littéraires reconnues, de la littérature tout court. 

Aujourd’hui, je dois reconnaître que sans le succès de ce premier livre, je n’aurais jamais pu écrire quatre autres livres en dix ans, tous traversés par le même désir de « revisiter le passé » de ma région et interroger les absences d’une histoire lacunaire.

Quels sont alors les auteurs ayant influencé votre manière de regarder les faits et de les écrire ?

Ecrire est un apprentissage permanent, mais la voie vers la maîtrise de ce grand art est unique pour chaque écrivain. Néanmoins, ce cheminement personnel, artisanal et qui demande beaucoup de persévérance, est jalonné de lectures passionnantes et d’expérimentations audacieuses. C’est au fur et à mesure que l’on écrit que l’on trouve sa propre voie, souvent singulière et unique.

Même si je crois sincèrement que prétendre être écrivain, c’est d’abord être animé d’un souffle créateur profond, je dois reconnaître que quelques auteurs ont eu sur moi, sans aucun doute, une certaine influence.

Je pense notamment aux grands écrivains russes du 19ème siècle : Tolstoï (Guerre et paix), Dostoïevski (Crimes et châtiments), Boris Pasternak (Le docteur Jivago) et enfin le plus grand écrivain médecin de tous les temps Anton Tchekhov qui a exercé et écrit toute sa vie en étant en plus tuberculeux.

Pour écrire, faudrait-il se faire imposer un cérémonial quelconque, se soumettre à ses contraintes ? En est-il de même pour tous vos romans ?

Pour moi, l’acte d’écrire n’est associé à aucun rituel précis, bien que certaines conditions m’aident à organiser mon temps et mon espace d’écriture. Quand j’écris, j’ai besoin d’être seul et donc d’un silence absolu, c’est pourquoi il m’est impossible de travailler en dehors de mon bureau que j’ai installé de sorte à avoir une belle vue face à la mer Méditerranée.

Du temps où j’exerçais encore comme chirurgien, je n’écrivais que tard dans la nuit et les week-ends quand je n’étais pas en voyage. Aujourd’hui et depuis ma retraite volontaire il y a un an et demi, ma vie entière est organisée autour de mon travail d’écriture. J’écris de façon régulière et continue tous les matins durant quatre ou cinq heures. Les après-midis, je les consacre à la lecture et au sport.

Quant à ma façon d’écrire, je pense que les quarante années de ma carrière de chirurgien ont façonné non seulement mon mode de vie, mais aussi ma démarche dans ce monde à la fois mystérieux et passionnant, qui est l’écriture.  Pour chaque livre, j’utilise la même méthodologie.

D’abord, je prends tout le temps qu’il faut et qui peut aller de quelques mois à plusieurs années, pour cerner mon sujet dans tous ses détails : lectures, archives et surtout aller sur le terrain pour recueillir des témoignages, confronter toutes les informations, les recouper, les croiser…Je ne commence donc le travail proprement de l’écriture qu’une fois que le scénario complet est monté de bout en bout. C’est l’étape la plus difficile.

Comme en chirurgie, je recours à une écriture précise. Chaque mot est pesé et posé délicatement, puis relié aux autres soigneusement. Comme en chirurgie, il n’y a pas de place pour l’excès mais juste ce qu’il faut pour décrire et transmettre dans une langue simple et compréhensible. La dernière phase est consacrée au polissage et aux corrections.

« Ecrire, c’est le double plaisir de raconter et de se raconter une histoire, et c’est aussi le plaisir d’écrire qui est inexplicable », dit Françoise Sagan dans un entretien accordé au  Magazine littéraire en juin 1969

Je ne suis pas d’accord. Je ne pense pas qu’on n’écrit juste pour le plaisir d’écrire. On écrit quand on a quelque chose à dire, à transmettre, à partager. Personnellement, l’écriture me vient de la vie. Pour moi, il ne s’agit pas d’une envie personnelle et égoïste, mais d’un véritable besoin, d’un engagement dans un effort intellectuel de compréhension et d’appropriation du passé de notre pays, prendre à bras-le-corps un travail de mémoire sur des événements ayant marqué l’histoire du Rif et du Maroc au cours du siècle passé, par une écriture mémorielle. Le passé à ressusciter par cette écriture particulière s’envisage pour moi comme un acte narratif difficile à construire, mais il faut le dire, l’ordonner, pour qu’il puisse être enfin narré. Ce qui revient en quelque sorte à faire de la résistance à travers les mots, le moi, le nous, ici et maintenant.

Enfin, il faut rappeler que comme en chirurgie, le travail de l’écriture dans l’angoisse et la solitude est un exercice dur, difficile. Il exige un effort physique, mais aussi mental et intellectuel durant une longue période dans laquelle vous êtes seul juge de ce que vous faites. Une fois le travail terminé, vous vous rendez compte que c’est pour les autres que vous le faites, ce sont les autres qui vont vous juger et reconnaître ou pas vos sacrifices. Même quand on croit avoir fait du bon travail, on n’est jamais sûr d’avoir bien fait, bien écrit, qu’on va trouver un éditeur, des libraires, des lecteurs, des critiques littéraires constructifs…

Pour Proust, la vie écrite est plus intense que la vie vécue. Qu’en pensez-vous ?

Partant de mon expérience personnelle, je ne peux qu’être d’accord avec Marcel Proust. Tous mes romans m’ont permis d’introduire dans l’histoire de la résistance du Rif des personnages pour les faire passer au premier plan alors que dans les faits ils ne sont que de second rang, voire même moins (L’Exilé de Mogador, Gertrude Arnall…).

Dès que je les ai découverts, ces femmes et ces hommes qui étaient des inconnus m’ont fasciné dès le premier jour et j’ai compris tout de suite que je me trouvais face à des acteurs importants qui mériteraient de les faire sortir de l’ombre.

Dans chaque cas, mon ambition immédiate était de me transporter dans l’histoire de la guerre du Rif pour rendre à la vie ces héros sans gloire et aux événements auxquels ils avaient pris part une vie plus «vraie» que celles que j’ai trouvées ici et là sous la plume des historiens de métier sous forme de quelques bribes d’informations disparates, dérisoires et apparemment sans liens.

C’est l’écriture qui m’a permis de les mettre en lumière et de les dépeindre comme des êtres pleins de vivacité, entourés de leurs amis et ennemis. J’ai insisté surtout sur leurs forces, leurs faiblesses, leurs doutes, leurs tourments, leur humanité, leur courage, leur amour.
Grâce à une écriture pleine d’émotions et de sensations, j’ai pu trouver la forme qui m’a permis de parler de leur réelle contribution dans cette guerre tout en faisant d’eux de vraies légendes aujourd’hui connues pas seulement dans le Rif et le Maroc mais dans le monde entier.

Le critique et écrivain Milan Kundera dit que le roman est le lieu de l’ambiguïté, le lieu où les choses ne sont jamais tranchées de manière définitive, le lieu de l’absence manichéenne. Est-ce que cela pourrait s’appliquer à vos romans ?

Je ne peux qu’être d’accord avec le point de vue de Kundera et j’en ai fait ma devise dans mes cinq romans. Cela peut paraître invraisemblable et risque d’étonner ceux qui ont entendu parler de mes livres sans les avoir lus.

D’autant plus que mes livres peuvent être considérés comme étant des œuvres engagées qui cherchent à réinventer une autre façon de raconter et d’écrire notre histoire pour se la réapproprier. Mais mon recours à une part de l’imaginaire et de la fiction m’a permis de rendre la perception des faits historiques nuancée.

De ce fait, l’histoire publique de la guerre du Rif est devenue une histoire intime, privée, et les personnages historiques sont perçus comme des hommes familiers, y compris Gertrude Arnall et caïd Haddou (mes deux derniers romans) avec leurs profils psychologiques particuliers et leurs traits de mœurs et de mentalité singuliers.

Le traitement réservé à Ben Abdelkrim, la figure mythique de la guerre du Rif, n’échappe pas à cette règle d’humanisation. Je n’ai cherché ni à prouver ni à plaire et encore moins à faire de mes livres des manuels mais plutôt des appels sincères, qui se chargent plus d'ouvrir les portes que de tracer des voies.

Enfin, j’ai tenté dans mon dernier roman « Gertrude Arnall » de donner aux femmes la place qui leur revient dans ces événements et qui, jusqu’à présent, ne leur a pas été reconnue.

Propos recueillis par Abdelkrim Mouhoub

BIOGRAPHIE

Dr Mhamed Lachkar est né le 17 mai 1950 à Al Hoceima, où il a fait ses études primaires et secondaires qu’il a terminées à Tétouan. En 1970, il rejoint la Faculté de médecine de Rabat, où il s’engagea dans l’UNEM en tant que militant de la gauche radicale. En 1973, il fut arrêté par la police puis détenu durant plusieurs mois dans des centres dont Derb Moulay Chrif et Courbis. Après sa libération il reprend ses études médicales et se spécialise en chirurgie.

En 1980, il revint travailler dans sa ville natale comme médecin chirurgien, d’abord à l’hôpital public et ensuite dans sa propre clinique privée. En parallèle, il participa de façon très active à la vie civile et associative. En 1981, il créa avec un petit groupe d’amis le premier cinéclub de la ville. En 1995, il fonda l’ONG socio-humanitaire ASASHA qu’il présida durant 15 ans.

Mhamed Lachkar est l’auteur de plusieurs livres dont « Courbis, mon chemin vers la vérité et le pardon », « Sur la voie des insoumis », «Cette guère n’était pas la nôtre», «L’Exilé de Mogador» et «Gertrude Arnall, la boîte postale de Ben Abdelkrim à Tanger ».  

Il est membre actif de plusieurs réseaux associatifs internationaux. Il continue à publier régulièrement des articles d’opinion et d’analyse sur son blog de Mediapart.
Actuellement, Dr Mhamed Lachkar vit à Tanger


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