Média et démocratie : Déficits, potentialités et bouleversements de la médiasphère arabe : cas du Maroc (II)


Libé
Jeudi 22 Décembre 2011

Média et démocratie : Déficits, potentialités et bouleversements de la médiasphère arabe : cas du Maroc (II)
Cette «sphère cybernétique», en lieu et place de la «sphère publique», au Nord comme au Sud, met en cause, par une «guérilla numérique», la gouvernance politique. Elle aboutit même, dans cet objectif, à réussir une articulation conséquente entre le virtuel et le réel (Tunisie et Égypte, Yémen et Syrie en cours). Cette fronde numérique ou cybernétique prend d’assaut des déficits de la gouvernance au Nord comme au Sud : la finance et ses spéculateurs et traders, les ministres et les PDG, la corruption et ses barons, l’oppression et ses leaders et nervis…
Cette nouvelle donne, à l’intersection entre le politique et le médiatique, entre le monde réel (la rue, les institutions, les régimes politiques) et le monde virtuel (les médias interactifs, Smartphone et Androïde compris, les réseaux socio-cybernétiques du Web 2.0), est source d’interrogations inédites, aux plans sociologique, sociopolitique et socio-médiatique tant pour les sociétés du Nord que pour celles du Sud de la Méditerranée.
Au Nord, les «indignés» ont encore du mal à braver ou à remettre en question les vieux remparts d’une démocratie aguerrie davantage qu’au Sud. Ils sont encore généralement rivés aux slogans dénonçant le global et son redéploiement destructeur que sont les délocalisations. Alors qu’au Sud, au monde arabe, la prédominance est à l’agenda revendicatif local : dignité, démocratie, liberté, intégrité, justice, etc. … Au Sud, le maître mot «dégage» s’adresse à la gouvernance locale. Au Nord, le maître-mot «solidarité», «mondialisation sociale ou du social» interpelle l’État régulateur, régalien et séculier, les riches et les spéculateurs boursiers…. Loin s’en faut encore pour que le 2ème cri de Stéphane Hessel à ces indignés du Nord -«Agissez!», après son «Indignez-vous!»- fasse écho à l’engagement fort coûteux des insurgés des places arabes. Entre les «indignés» du Nord et le «dégage» du Sud arabe, y-a-t-il une possible et inédite passerelle quant à l’interpellation systématique et conséquente de la gouvernance sur les deux rives de la Méditerranée? Entre le haro sur le global au Nord et l’assaut qui s’attaque au local dans le Sud, y-a-t-il place pour une «globalisation» réunissant les deux types de places publiques, les deux types d’indignation et de révolte? La «grande marche» du «printemps arabe» finira-t-elle, à terme, par faire modèle au Nord? Au point de répondre à la mondialisation de l’injustice par une mondialisation du «dégage»? Au point, subsidiairement, de réduire fortement la «fracture numérique» Nord/Sud?
Le Sud, monde arabe en tête, par la progression exponentielle de ses facebookers et bloggeurs, par ses multiples et bruyants réseaux socio-cybernétiques, semble avoir enjambé utilement – au plan politique dumoins- cette fracture, ayant donné des preuves tangibles de l’impact substantiel de son monde virtuel sur son monde réel. Ce qui, en soi, compte le plus, après tout, au stade d’aujourd’hui dans l’intégration sociale des TIC et dans la marche de la «société de l’information». Intégration sociale inattendue pour les gouvernants puisqu’elle bouleverse l’établi et provoque/porte changement plus ou moins radical. Assistons-nous à un stade de «relance de l’histoire» dans le monde arabe, la «fin de l’histoire» de Fukuyama étant bien enterrée. Il y a un siècle, la «renaissance» («Annahda», la «Movida» arabe des années 20/30) par la culture (roman, poésie, théâtre, traductions…) poussait à la reconfiguration/changement du régime arabe. La renaissance actuelle, par les manifestations politiques et l’occupation des rues et des places sonne le glas de ce régime hérité depuis.  
A l’occasion de la crise de tous les indignés, au Nord comme au Sud, force est de constater qu’on retrouve sur les deux rives, le même «casting» de la rébellion, en ces années : une «foule virtuelle» qui s’organise et se solidarise dans des réseaux cyber-sociaux, menée/initiée par des «commandos pétitionnaires», avant de faire descendre dans les rues et sur les places publiques des hordes réelles et plus ou moins décidées, n’usant généralement que de la contestation pacifique, sans recours à la violence   (il y a un siècle, la rébellion des «mouvements anarchistes» y avaient recours). En face, au Nord comme au Sud, on assiste à de comparables pratiques et velléités d’OPA de la part de vieilles structures, cadres et chapelles, pour tenter de contenir/récupérer ces mouvements d’indignés : appareils d’État, partis politiques, vieux leaderships de gauche…Mais le plus souvent, au profit du populisme et de l’extrémisme : l’intégrisme religieux au monde arabe, le néofascisme au Nord (France, Italie, Autriche, Scandinavie, …).

Et la médiasphère
dans tout ça ?
Au Nord, cette question n’arrive pas encore à se trouver une place importante, une colonne de journal, un temps d’antenne, une tribune académique de recherches, tant la boucle et le tourbillon des «news» sur les bourses et la dette souveraine, les sommets de la finance, les «mea culpa» des économistes et des gouvernements chancelants obstruent la place publique, l’Agora du débat public. Au Sud, au contraire, la médiasphère est au cœur de la tempête, à cause de sa pesanteur néfaste, passée et présente, sur la gouvernance, sa myopie sur le séisme en cours (cas des pratiques des chaines TV aux mains de l’État). Mais à cause aussi de ses promesses bien réelles d’aider au changement, voire de lui donner le tempo depuis le cyberespace, depuis la «Net agora» que prolongent et transforment en réalités irréversibles la rue et, espérons-le, les urnes et les isoloirs du vote, dans une réelle et complète transparence en ces contrées, arabes en particulier.
Cette perspective d’un «link» inédit au monde arabe entre la médiasphère et le changement politique par les urnes, à l’aune du projet d’une démocratie réelle et apaisée, se dessine maintenant à l’horizon, avec plus ou moins de force, en Tunisie en Egypte, en Libye, au Maroc… Dans tous ces pays «printaniers» de la démocratie annoncée, on parle de «processus démocratique» en cours, chaque pays annotant son processus par des «spécificités», des particularités de tempo ou de rythme, des singularités attribuées à des acteurs en particulier : l’armée, les «islamistes», les «laïcs», voire les tribus… Sur l’ensemble de la mosaïque arabe, on nous annonce des dynamiques variées, les unes plus rassurantes que d’autres, les unes plus inquiétantes que d’autres…
Or, il demeure, que   toute analyse de la dynamique propre au régime démocratique, débouche sur une incontournable réalité structurante de cette dynamique : le champ de la liberté d’expression. Champ naturel et nourricier pour les médias et les journalistes, champ déterminant pour l’éclosion de la démocratie, pour son ancrage dans la vie collective d’une nation, comme pour la pratique et l’exercice de tous les droits et libertés constitutifs du régime démocratique et de l’État de droit sur lequel ce régime se construit et évolue, par étapes, par à coups, par réformes, par bouleversements ou, tout simplement, par une logique de «processus», justement.
Autrement dit, le champ de la liberté d’expression où le journaliste exerce cette liberté de manière privilégiée et ce, avec légitimité reconnue dans la démocratie, est véritablement le champ de la mise à l’épreuve réelle, sérieuse et des plus pertinentes qui soient, de toute intention démocratique ou tout serment clamé au nom d’une foi en la démocratie. La liberté d’expression, de par l’exercice démocratique qu’on peut en faire, interpelle et impacte toutes les autres libertés comme tous les autres droits que comporte, promeut, octroie et défend la démocratie. C’est une évidence qui ne peut se prêter à quelconque confusion ou malentendu.  
N’est-il pas dans ce cas hautement stratégique sinon logique de réserver à cette liberté la meilleure des attentions, les approches les plus audacieuses, la mobilisation la plus large possible de tous ceux qui se proclament adeptes de la démocratie et de ses libertés et droits ? Il faut la privilégier parce que l’irréversibilité et l’ancrage de la démocratie la privilégient : toute régression ou agression contre cette liberté démocratique est un pas vers l’enterrement de la démocratie, qu’elle soit bien établie, émergente, balbutiante ou simple «processus en cours». C’est donc hautement stratégique que de privilégier la liberté d’expression dans le projet démocratique.
Les défis décisifs pour l’avènement et la consécration de la démocratie, de ses valeurs et de ses différents exercices et pratiques, prennent la liberté d’expression pour scène et pour champ de bataille. Dans ce champ, l’enjeu est tout simplement le destin de la démocratie. Or sur cette scène ou dans ce champ, médias et journalistes sont des acteurs titulaires, attitrés, détenant le plus souvent les premiers rôles et décidant même du dénouement final à chaque intrigue ou conflit mettant en jeu un droit ou une liberté démocratiques…Et tout d’abord la liberté d’informer et le droit à l’information qui s’y attache intrinsèquement. Il est clair, d’ailleurs, que la liberté d’expression est, en définitive, l’originel déclic (avec des «clics» d’ordinateurs) de ce qui est communément désigné par «printemps arabe» comme des sittings d’occupation des «indignés» du Nord. A l’origine comme au fila de ces mouvements, il y a la liberté rebelle d’informer et de s’informer, entre citoyens, entre mouvements, entre jeunes, entre «indignés», entre révoltés sur la gouvernance caché des dictateurs, des gouvernants, des spéculateurs financiers... Dans les pays arabes, cette pratique rebelle de la liberté d’expression, cette appropriation du droit à l’information et du droit d’informer, a été indéniablement l’énergie décisive qui a déclenché le bourgeonnement du dit «printemps» et ce qui y a constitué l’enjeu déterminant.    
 
Le cas du Maroc
Dans le Maroc de 2010/2011, de nombreuses affaires de confrontation entre les médias et les pouvoirs publics, entre les journalistes et l’État, entre les journaux et les tribunaux, témoignent de l’existence déjà de la pesanteur de cet enjeu décisif, pour peu qu’on veuille bien anticiper sur l’avenir du projet démocratique, du dit «processus démocratique» au Maroc depuis plus d’une décennie (…) Dans notre histoire nationale, au Maroc, ces dix dernières années, des accrocs de ce type ont défrayé la chronique politique, parfois de manière incompréhensible ou surprenante pour plus d’un analyste, car, souvent, ces conflits entre la presse et l’État dénaturaient d’emblée la traditionnelle confrontation, de mise dans toute démocratie vivante, entre certains droits et libertés (droit à l’information versus liberté d’informer, liberté d’informer versus le droit à l’image, à la vie privée, droit au respect des fondamentaux de la collectivité et de sa cohésion, liberté de recourir à la justice, liberté de l’État de défendre ses prérogatives et obligations légitimes comme la préservation de l’intérêt général ou l’ «ordre public»…).Mais à y voir de près, ce type de confrontations ou accrocs deviennent symptomatiques d’un grand péril pour le projet démocratique, quand ils révèlent des dysfonctionnements organiques dans la constitution même du projet démocratique, qu’il soit à un stade embryonnaire ou à un stade avancé d’un «processus» d’installation ou d’ancrage.
Quand, à l’occasion, on assiste à des télescopages entre la liberté d’expression et d’autres libertés fondamentales, entre le droit d’informer et d’autres droits humains aussi fondamentaux, on découvre que l’édifice projeté, un État de droit fondant une démocratie, est lézardé dès ses premières bases, déséquilibré dans ses premières fondations par, notamment, dans le cas du Maroc, s’entend :
Une législation moulée dans un carcan dépassé tant par l’évolution du credo démocratique (ou son «processus») que par l’exponentielle progression et diversification des médias, des supports, des technologies, des contenus, des publics, des usages des publics, des jeunes particulièrement.
Des pratiques médiatiques et journalistiques toujours de moins en moins rigoureuses au plan professionnel, de moins en moins indépendantes au plan de leurs liens avec les mondes politique, économique, religieux, avec les services de l’État les plus connus comme les moins connus…Des pratiques de moins en moins respectables et de moins en moins convaincantes au plan de leur éthique et de leur déontologie; des médias et des journalistes de plus en plus coupables de violations graves de droits humains et de valeurs démocratiques universelles
Des tribunaux et des magistrats qui, quand ils ne sont pas déphasés par rapport à la nouvelle exigence induite par la démocratie, à savoir le «procès de délit de presse», en place et lieu du traditionnel et fort longtemps usité au Maroc «procès d’opinion ou procès politique», sont les témoins agissants qui laissent planer tous les doutes imaginables quant à leur subordination à divers pouvoirs, les anciens (politiques) comme les nouveaux (lobbies économiques…). Situation qui ne peut conforter quelconque prétention à l’existence de la règle d’airain en régime démocratique : l’indépendance de la justice
 Des politiques qui, à la faveur d’un jeu relativement plus ouvert quant aux opportunités d’accéder à quelques manettes du champ médiatique (via des alliances ou convergences d’intérêts politiques, de clans, de familles, ou via des convergences d’intérêts de lobbies économiques ou groupes de pression politique), se donnent de plus en plus au jeu d’inféodation et de dévoiement, sinon de manipulation de tribunes médiatiques et de journalistes. Situation qui menace dans l’œuf l’une des naissances attendues par l’avènement du régime de la démocratie pour la presse : l’indépendance et l’intégrité qui siéent au journalisme dans l’édifice de la démocratie en tant que vigie d’alerte sur les manquements à la bonne gouvernance par les gouvernants (presse, «Watch dog») comme sur les déviations de la société et des citoyens par rapport au credo démocratique et au respect des droits humains qu’il porte comme obligation pour tous, gouvernants et gouvernés, élites des différents pouvoirs (politique, économique, symbolique…) ou simples citoyens
Par Jamal Eddine NAJI
Expert. Fondateur de la Chaire Unesco/Orbicom «Communication publique & communautaire». Maroc.
(A suivre...)



Des citoyens qui, devant une scène où règne l’incertitude et les inattendus en matière d’échanges entre la presse d’un côté, l’État, la justice et divers genres de pouvoirs de l’autre côté, face à une confusion et une opacité entre les postures, les légitimités revendiquées (presse partisane qui se dit responsable face à une presse qui se dit indépendante de tout, des partis et de l’État en premier), entre les glorioles affichées des uns et des autres, entre les satisfecit et les blâmes venant de l’étranger notifier aux Marocains qui est le bon journal, le bon journaliste, le mauvais journal, le mauvais journaliste, le mauvais décideur, etc. Face à la sempiternelle situation bien démotivante de l’audiovisuel public national qui n’arrive pas à juguler l’émigration vers les satellitaires moyen-orientaux et européens, qui est indéniablement peu outillé, en tout genre de moyens adéquats et suffisants, pour espérer s’acquitter valablement de sa mission de «service public» et relever les défis de contenus, de proximité, de pluralisme et de diversité, défis découlant de la conception de ce type de médias publics dans une démocratie… les citoyens semblent s’inscrire définitivement aux abonnés absents concernant tout ce qui peut concerner le présent comme le futur des médias nationaux : 1% de lectorat, propension à ne consommer, avec goût friand, que le fait divers, vrai ou faux, la rumeur, le lynchage, c’est-à-dire d’abord et avant tout des contenus qui sacrifient à la «fait- diversification», à la spectacularisation du fait politique comme de la rumeur sur quelconque registre de l’actualité, nationale ou étrangère, qu’elle soit un crime crapuleux ou un schisme politique agitant les tréfonds d’une formation politique.
La défiance, pour résultante logique qu’elle devienne parmi les Marocains à l’endroit de leurs médias est, in fine, un dysfonctionnement gravissime pour la perspective de la démocratie. Nulle démocratie ne fonctionne de façon productive (de valeurs démocratiques, de citoyenneté, de performances et avancées de l’État de droit), sans une relation positivement dynamique, sans une confiance raisonnable, entre les citoyens et les médias de leur pays. La crédibilité des médias est une exigence indispensable dans la démocratie.  Autrement, comment se forgerait et où logerait l’ «opinion publique», acteur avec lequel la démocratie et sa dynamique comptent, parfois, selon le pays, de façon quasi exclusive pour le devenir de la gouvernance (par la voie des élections périodiques  et l’alternance aux commandes du pouvoir qu’elles supposent et qu’annoncent avec anticipation plus ou moins relative les sondages d’opinion, autre exercice d’expression libre d’opinion propre au régime démocratique et qui est encore absent sur la scène marocaine)? Devant cette somme de dysfonctionnements, la progressive et irréversible appropriation de la médiasphère par le grand nombre des citoyens, grâce aux espaces et outils satellitaires, cybernétiques et numériques (TIC, blogosphère, Web 2.0), l’équation ne peut plus être réduite à la seule confrontation entre les médias et l’État. De par cette atrophie de la médiasphère et ce qu’elle est en mesure désormais de déclencher avec ses TIC, dans l’ensemble de la société, cette question de l’appropriation des médias par le citoyen est d’actualité partout dans le monde, après s’être imposée comme perspective pour l’ensemble de la communauté mondiale lors du SMSI (2003/2005). Une équation qui, par essence, peut permettre d’aller au-delà d’une confrontation conjoncturelle entre un État et ses médias, pour aller interroger la dimension stratégique, durable, profonde, structurante entre les médias et la société toute entière, dans une société donnée. Ce qui forcément, ne peut-être entrepris que par un dialogue, le plus large et le plus démocratique possible.
Que de confrontations réduites aux deux acteurs élitistes, l’État et les médias, ont ignoré, par le passé, le point de vue du citoyen, de la société. Aujourd’hui, on ne peut plus le faire. Le devenir des médias et de leurs devoirs ne dépend plus de l’État de nos jours, ils dépend de la société qui, désormais, partout dans le monde, dans les démocraties avérées, comme les dans démocraties en marche ou en gestation, remet en question la place et le rôle des médias en son sein, à l’aune du credo démocratique promoteur de participation, d’appropriation citoyenne des médias, de «journalisme citoyen».
Dans le cas du Maroc, les dysfonctionnements ou handicaps quasi structurels, ne peuvent militer qu’en faveur d’absence de dialogue, absence de confiance en l’utilité d’un dialogue, rendant infructueux un dialogue entre parties dont l’antagonisme historique alimente justement ces dysfonctionnements (presse/ État;  presse/ justice; presse/ citoyens diffamés-calomniés; presse /droits de l’homme…).
Décalages made in Morocco
Presque la quasi-totalité des analyses qui s’affichent ces dernières années à propos de la situation de notre champ médiatique au Maroc, sont mues finalement par cette recherche d’une synergie agissante, ordonnée et sereine, entre deux leviers, comme partout dans les démocraties : la régulation par la loi, portée par une justice au dessus de tout soupçon quant à son indépendance, et l’autorégulation de par les tables de l’éthique et de la déontologie portées par des professionnels et des médias soucieux de préserver et de défendre le prestige et l’honneur de leur profession. Le but étant d’arriver à rendre naturelle et ordinaire, au quotidien, une dynamique entre ces deux leviers. Dynamique qui s’inscrirait, sans gros grincements ou graves accrocs, dans le mouvement général du projet sociétal d’une démocratie dynamique au présent, gérant sereinement et normalement des conflits maîtrisables –inévitables en démocratie- entre les pouvoirs, les institutions et les acteurs… Une démocratie ouverte sur le futur, tirant de cette «vivacité conflictuelle» (mystère de la démocratie, nous disent les philosophes) sa capacité de s’adapter toujours dans sa marche vers le perfectible, vers le futur. Un futur, en l’occurrence, d’une société inclusive, tolérante et moderne, une société d’État de droit et d’équité, dans un monde diversifié, ouvert à tous, mais au prix d’une compétition féroce qui ne profitera, in fine, qu’aux peuples qui ont une foi solide en ce but et qui se donnent les véritables moyens pour l’atteindre.
Nul doute que ce but pour l’avenir de notre champ médiatique (peut-on viser un autre, différent?!) est bel et bien présent dans l’esprit de tous ceux, d’un bord comme d’un autre, qui ont un ressentiment pour la situation actuelle de ce champ si crucial pour le devenir du Maroc, pour son projet de démocratie et de développement, comme pour sa place dans le concert des nations (à commencer par ses relations avec ses voisins et compétiteurs immédiats du Nord et de l’Est). Si ce ressentiment peut trouver, pour s’exprimer, des raisons –ou de solides prétextes- dans la chronique quotidienne des prestations de nos médias et journalistes, de nos politiques et juges, il aurait le tort de nous engluer par-là dans l’immobilisme, voire la régression ou la démission, que nourrit l’émotion, avec ses emphases et ses défiances, ses slogans démagogiques et ses ataviques préjugés. Alors que l’heure est pour nous de nous engager sur le difficile chemin de l’étude et de l’effort, du raisonnement serein et de la planification d’action bien décidée, sans nulle place pour l’affect.
Le recours –volontariste comme il en a été dans le Dialogue national «Media et société» – au raisonnement, à la raison, doit nous amener à dégager un diagnostic opératoire pour la réflexion et l’action qu’un seul mot peut résumer : décalages.
Des décalages multiples et multiformes entre la société marocaine, dans sa globalité, et ses médias :

Décalages entre la demande qu’on peut raisonnablement supposer dans un pays de 32 millions d’habitants (aux 2/3 des jeunes), de près de six millions de ménages, urbanisés à plus de 50%, et la consommation réelle des médias et de leurs produits;
Décalages entre, d’un côté, la demande réelle, la demande potentielle et des attentes exprimées ou frustrations et, de l’autre côté, l’offre réelle, tous médias confondus;  
Décalages entre le rythme d’ouverture, de libéralisme et de démocratisation de nombre de champs d’activités du pays et le rythme, en dents de scie et bien tendu, que connait encore son champ médiatique;
Décalages entre les potentialités réelles présentes et futures du champ médiatique en termes économiques et d’emplois et ses actuelles et prévisibles performances, fort limitées encore, sur ces deux registres;
Décalages, d’une part, entre les textes et codifications morales et éthiques encadrant l’exercice de la liberté d’expression en général et la liberté de la presse en particulier, et, d’autre part, les pratiques et produits des médias,  des journalistes et des «Net citoyens»;
Décalages entre les postures, attentes et objectifs des politiques, d’une part, et ceux des journalistes et des médias, d’autre part;
Décalages entre, d’un côté, les intentions et les réactions de l’État et, d’un autre côté, celles des médias et des journalistes, tout particulièrement à l’occasion de quelconque accroc, malentendu ou conflit entre les deux parties;
 Décalages entre, d’une part, les rendus de justice des tribunaux, avec leurs graves conséquences sur le champ et l’avenir de la liberté d’expression et, d’autre part, la nature des délits de presse jugés;
Décalages entre les valeurs humaines, démocratiques et éthiques défendues par la majorité des médias et les pratiques réelles de ces derniers tant dans leurs contenus que dans leur gouvernance en interne et dans leur propre champ professionnel et socio-économique;
Décalages entre, d’un côté, la relative longue histoire du journalisme marocain, ses nombreuses luttes syndicales et politiques, ses nombreuses tribunes et ses effectifs assez nombreux et, de l’autre côté, son taux de syndicalisation et son degré de cohésion et d’union en tant que corps de métier et en tant que corporation, capable de se présenter et de s’imposer comme interlocuteur des institutions de l’État et qui soit cohérent dans ses postures face à la société, aux pouvoirs publics et à tout autre vis-à-vis dans le champ.

Cette diversité de décalages constituant l’essentiel de la réalité de notre champ médiatique menace, en fait, de conduire le Maroc à un fossé monstre avec ceux des pays, de mêmes choix de régime libéral et de mêmes potentialités et ambitions, qui ont déjà mis le pied à l’étrier de la société de demain : une société moderne et démocratique, une société inclusive, d’information et de savoir. Il suffit juste d’un examen d’ordre monographique, sans analyse de type quantitatif ou qualitatif, pour voir une telle menace se profiler à l’horizon. Menace, à terme, de sous-développement en le domaine, de sous démocratisation, de sous information et d’inculture de la société…Un retard civilisationnel en somme, en ce 21ème siècle, siècle des médias et des savoirs numériques et cybernétiques auxquels n’accèderont que les peuples qui prennent une part active à leurs apports théoriques et pratiques, à leurs créations et innovations techniques et technologiques.


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