Les péripéties de la dignité arabe


Libé
Samedi 24 Décembre 2011

Les péripéties de la dignité arabe
Je ne cacherai pas mon scepticisme à l'idée de voir l'Occident s'ériger en objecteur des consciences, soucieux des libertés individuelles et de la dignité des citoyens arabes en ce début du 21ème siècle. Cet intérêt coïncide, faut-il le rappeler, avec la réaction des peuples arabes qui viennent de montrer leur capacité de bousculer l'ordre établi en arrachant leur seconde indépendance après celle du colonialisme. Ils l'ont réussie par un étonnant soulèvement en sachant toutefois limiter leurs exigences aux seules revendications légitimes, démontrant au passage leur faculté d'user des nouvelles technologies de l'information. Ils continuent sur leur lancée en s'activant à mettre en place les préalables d'une démocratie moderne puisqu'ils comptent désormais prendre leur destinée en mains.  
Face à cela, l'Occident donne aujourd'hui l'impression de découvrir que les peuples arabes existent réellement sur la planète Terre et qu'ils méritent une attention affective et des actions de soutien. Il y a tout simplement lieu de recadrer ces actions dans leur contexte, car, en feuilletant les annales de l'Histoire contemporaine, bien des séquences remontent à la surface que l'on refoulait instantanément de l'esprit en tant qu'une fatalité désuète. Ce sont, en fait, les séquences des stratégies adoptées sous la pression des contraintes économiques qui constituent en réalité le véritable moteur des politiques internationales. Il est intéressant de constater, avec du recul, les péripéties des valeurs humaines empêtrées dans cet engrenage. Mais vu que les contraintes économiques seront toujours la, quel usage ferait-on demain de ces valeurs qui garantissent à l'homme sa dignité sachant qu'avec la mondialisation, la notion de dignité serait plus palpable du fait que l'on peut sentir la chaleur de son prochain résidant au pôle Nord? En attendant que l'avenir nous rassure sur cette question, le passé, quant à lui, pointe du doigt cet Occident qui ne cesse de se montrer intransigeant sur les droits humains. La dignité arabe  est bien renseignée sur le sujet.
Depuis la révolution industrielle, il y a deux siècles déjà, la planète ne ''tournait'' qu'au gré des intérêts des grandes puissances pendant que le monde arabe ne faisait que ''tourner avec'', souvent pris de vertige entre les intérêts des uns et les diktats des autres en ayant peu d'emprise sur les événements qui se défilaient. Pourtant, les peuples arabes comme ceux des pays du ''tiers-monde'' avaient lourdement contribué à l'édification des puissances occidentales dont l'essor industriel restait tributaire de leurs matières premières et des bras humains bien que leur contribution fût une contrainte. Le ''tiers-monde'' détenait en effet ces ''éléments vitaux'', mais il était dans le tort de n'avoir pas pu en faire une puissance en mesure de dissuader les convoitises étrangères. L'Occident ne saurait résister à la tentation de s'accaparer ses richesses par la force des armes.
C'est ainsi que les peuples arabes et ceux de l'Afrique entière avaient pris aux yeux des grandes puissances l'allure d'une simple carte qui fut disséquée à la règle pour en faire des quartiers offerts aux sept puissances conquérantes dans un partage négocié. Tout handicap à cette entreprise, telle la dignité des citoyens ou autres considérations du droit humain et international tant vantées par l'Occident, est écarté sans remords au nom de la cause suprême, celle des empires coloniaux et de leur essor. Les premiers bruits de bottes annoncèrent que la dignité de l'Homme sera soumise à rude épreuve. Sous les frénésies du colonialisme, des peuples souverains redevinrent indigènes et autochtones exposés aux affres des humiliations pour qu'ils se mettent à genoux face à un Protectorat qui ne protégeait que ses propres intérêts. Le monde arabe et les autres pays du ''tiers-monde'' tombèrent sous la tutelle étrangère  en étant dirigés à partir des capitales européennes. Mais il fallait une plateforme géostratégique fiable au sein d'un monde arabe qui regorge de l'or noir. On implanta Israël pour ce rôle en le dotant d'une force destructrice inégalée. Celle-ci s'active sans relâche, depuis 1948 à ce jour, à accomplir en toute impunité, les atrocités les plus odieuses sur le peuple palestinien. Faudrait-il rappeler que ces derniers n'avaient nullement sur la conscience, les quatre millions d'innocents exterminés à Auschwitz ? Les atrocités israéliennes ont dépassé tout entendement mais elles seront maintenues tant que la dignité arabe restera éclaboussée sous le veto américain. De leur côté, les peuplades de l'Afrique noire ont dû connaître les sévices de l'esclavagisme lorsque des êtres humains ont été reconvertis en cargaisons marchandes des négriers pour être livrés après ''usage'' dans l'enfer de la ségrégation raciale. Ceci n'est qu'un survol car le reste défilera de lui-même. Ainsi, l'Occident avait su assurer son essor industriel et technologique puisqu'au 20ème siècle, l'Homme a pu marcher aussi bien sur la Lune que sur la dignité de son prochain.
Que la mémoire collective conserve d'un passé si proche, des repères qui témoignent de l'ampleur des capacités humaines de l'oppresseur comme celles des opprimés. Ce fut sous les acclamations de tout un peuple que la pendaison d'Omar El Mokhtar fut exécutée. Le sacrifice de Allal Ben Abdellah, les cendres de Patrice Lumumba, la résignation de Ghandi et le rêve de Martin Luther King, ne sont qu'un hymne à la dignité de l'Homme.
Le 20ème siècle ne fut pas uniquement cela. C'était aussi l'époque des guerres les plus meurtrières en Europe qui avaient semé tant de désolations humaines au nom d'idéaux soudain évaporés pour que restent comptabilisés au passif de l'Histoire, des millions de morts. Dans les tranchées allemandes, des goums marocains et des harkis algériens sont morts pour libérer la France du nazisme des Allemands. Ces deux Etats constituent aujourd'hui le tandem qui conduit une Union européenne élargie, bâtie sur ''des disparus sans cause''.
Exténué, l'Occident mit fin à la Seconde Guerre mondiale, mais le monde arabe n'aura pas de répit puisque la guerre froide, qui avait pris la relève des événements, était entretenue entre Russes et Américains par ''tiers-monde'' interposé.  Le monde arabe fut traversé à cette époque de courants idéologiques qui le ''fissurèrent'' en deux clans antagonistes. Aux monarchies conservatrices et Etats libéraux, s'opposaient des régimes progressistes pro-soviétiques. Leurs conflits étaient attisés par les puissances de “tutelle'' qui livraient armes et assistance. Cette confrontation hypothéqua toute action d'entente et d'union arabe. D'ailleurs, la fermeture de la frontière maroco-algérienne n'est que vestige de ce temps passé et enseveli sous les décombres du Mur de Berlin auquel s'accroche en solitaire, la junte au pouvoir en Algérie.
L'éclatement du bloc de l'Est avait mis fin à la guerre froide mais le monde arabe ne trouvera toujours pas de trêve. Les Américains en maîtres du monde sans le contrepoids soviétique,  ont fait du monde arabe une arène pour démonstration de force. L'Irak a été envahi sur un ''bluff'' présidentiel. George W. Bush avait réussi à terroriser la communauté internationale en insistant sur le ''danger arabe''. Ce fut l'époque où la dignité des arabes était tombée au plus bas au sein de la communauté internationale. Tout citoyen relevant de l'un des pays arabes était perçu comme terroriste potentiel. Tout le ''bluff'' consistait en réalité à trouver la solution d'anéantir la puissance irakienne qui présentait un danger pour Israël. Puis, une mainmise sur les gisements pétroliers, permettrait d'asphyxier les économies des puissances émergentes, à savoir la Chine et l'Inde mais aussi l'Europe. L'Irak s'est avéré être un sable mouvant qui stoppera les ardeurs américaines les acculant à le quitter sans gloire comme au Vietnam. La vulnérabilité des USA accusera un grand coup.
Obama a représenté la dernière illusion des Arabes. Après les déboires de son prédécesseur, Obama réussit à redonner confiance aux Arabes par son discours ''mielleux'' du Caire à la suite de son investiture. Son opposition à la reconnaissance onusienne de la Palestine a ruiné cette confiance. Cette volte-face présidentielle n'a fait que mettre à l'évidence toute la force d'un pouvoir parallèle qui ne dit pas son nom et qui agit dans l'ombre en détenant les rênes d'un ordre géostratégique contre lequel le président des USA ne pourra rien faire s'il tient à sa réélection. Rappelons qu'Obama a bien été défié au sein même de la Maison Blanche par un Netanyahou imposant ses conditions de paix avec les Palestiniens et refusant solennellement tout arrêt de la colonisation.
Aujourd'hui, en cette période des transitions politiques provoquées par les peuples arabes, c'est un Occident en pleine crise financière qui est aux aguets, contrôlant de près l'évolution d'un soulèvement populaire généralisé à son insu. L'heure est aux stratégies à l’arrêter pour la sauvegarde de ses intérêts. Les tractations diplomatiques ''souterraines'' battent de l'aile et se voient épaulées par l'armada d'experts dépêchée sur les lieux pour superviser, dans la minutie, les mécanismes électoraux des Arabes. De leurs rapports découleront des recommandations sans que l'on omette de distribuer au passage, pour l'éthique, les bons points aux ''élèves'' les plus méritants, en fonction du degré de transparence de leurs scrutins. On dira sans ambages, sur ce point, que ces experts ont bien été servis, car non seulement la volonté populaire arabe est sortie indemne des urnes, mais que ces campagnes électorales, version 2011, furent l'œuvre exclusive des peuples eux-mêmes depuis leur conception jusqu'à l'annonce des suffrages. Une première dans le monde arabe. Mieux encore, ces peuples sont d’ores et déjà conscients qu'au-delà des opérations électorales, des périodes de ''remous'' les attendent avant que le processus démocratique ne se stabilise. Ils auront ainsi l'occasion de tester et d'affûter leur maturité politique à l'instar d'une Ligue arabe qui commence à apprendre à décréter des sanctions.
C'est dire que le statut humaniste voire paternel d'un Occident sensible à la dignité des citoyens arabes, aussi vertueux soit-il, accuse bien du retard pour pouvoir dissiper tout scepticisme à son encontre. Les peuples arabes se sont occupés par eux-mêmes de recouvrer leur dignité longtemps usurpée. Ils ont, pour cela, payé le prix fort puisqu'il leur a fallu composer avec les souffrances, le sacrifice et la mort qui emporta des milliers de leurs concitoyens et continue à ce jour, en Syrie et au Yémen. Les peuples arabes ont payé le prix fort pour venir à bout d'un totalitarisme imposé et entretenu hier encore par ce même Occident. Et c'est ce totalitarisme et avant lui le colonialisme qui avaient confisqué aux peuples arabes une belle tranche de leur Histoire. Ces peuples furent longtemps assimilés à une borne déposée sur le bas-côté des événements d'un ''ordre'' établi sur leurs souffrances.
Quand même la notion de ''dignité'' et de ''libertés individuelles'' telle qu'ancrée dans la perception occidentale, resterait sujette à caution tant que l'on s'entête à déclarer ces valeurs incompatibles avec les préceptes de l'islam et tant que l'islam ne sera pas considéré pour ce qu'il représente dans la réalité des sociétés arabo-musulmanes, à savoir l'élément cohésif et identitaire de ces sociétés. L'illustration de cette susceptibilité a été donnée lors de l'annonce de la libération de la Libye des forces de Kadhafi. Dès que le président du CNT Libyen ''lâcha'' le mot Charia, aussitôt le bouclier occidental se dressa exigeant des éclaircissements sur le sujet. En Tunisie, le secrétaire général du parti Ennahda aux repères islamiques s'empressa dès sa victoire électorale de rassurer la communauté internationale en avançant l'expérience de la Turquie en tant qu'exemple apaisant. En Egypte, le scénario tunisien est repris à l'identique par le parti des Frères musulmans. Au Maroc, la victoire électorale du PJD fut commentée par une chaîne de télévision française qui couvrit l'événement en prenant soin de repasser en revue les attentats terroristes commis au Maroc. On ne saurait balayer par un scoop l'esprit pacifiste profondément ancré chez les Marocains dont la majorité a porté le PJD  aux commandes dans une alternance politique. L'islam longtemps dénaturé et présenté comme facteur de décadence, est sorti des urnes démocratiques pour s'impliquer dans des gouvernances modernistes en appliquant des valeurs universelles. L'Occident a bien raison de se mettre aux aguets vu que ce scénario n'était pas trop pris au sérieux sauf pour les USA qui avaient entretenu des affinités depuis longtemps avec des mouvements islamistes.                                                      
Si aujourd'hui les pays arabes semblent scander à l'unisson l'exemple de la Turquie pour paraître en adéquation avec les démocraties modernes afin de rassurer l'Occident, le PJD, marocain, par la voix de son secrétaire général, a su mettre en relief la spécificité marocaine, déclarant que le Royaume a fait mieux que la Turquie en sachant garder sa constante identitaire monarchique que la Turquie avait perdue au début du siècle passée puisque diluée dans la laïcité. Il y a lieu de méditer sur la réflexion car l'exception marocaine dispose d’assises séculaires. Le Printemps arabe s'est traduit au Maroc par une évolution dans le cadre d'un train de réformes. Un ''train'' qui avait pris son départ un 18 novembre 1956, date de l'Indépendance du Maroc, lorsqu'il embarqua dans ses compartiments les destinées d'un peuple. L'escale du 25 novembre 2011 a été atteinte sans drame collectif ni effusion de sang des citoyens. Une nouvelle étape est déjà entamée dans la sérénité et la conjugaison des efforts inlassables d'un Souverain citoyen et d'un peuple jouissant de sa dignité, riche de sa diversité culturelle et de sa maturité politique, enraciné dans son héritage ancestral mais ouvert sur la modernité. Tel est le Maroc pluriel, l'un des pays arabes où la dignité mérite respect.


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1.Posté par Zen le 24/12/2011 16:40
Depuis quand les Européens ou les Américains défendent la "Démocratie" ? Ils ne défendent que leurs intérêts! Les monarchies du golfe ne sont pas un exemple de démocratie : aucun parti politique, aucune élection, aucun syndicat, liberté d'expression et de la presse inexistante, etc. Pourtant, cela n'a jamais gêné aucun de ces pays champion de la démocratie!
Le Maroc, cette dictature monarchique n'a jamais été critiqué ou très peu même lorsque la famille Oufkir, femme et enfants avaient été emprisonnés à vie sans jugement. Il a fallu attendre M6 pour qu'il les libère! Alors SVP, pas de leçon de démocratie à recevoir de ces destructeurs : comme toujours des millions de morts : Viet Nam, Irak, Libye, ..

2.Posté par ADIL le 25/12/2011 00:47
Les Occidentaux prennent soin de leurs propres démocraties au détriment de celle des autres, c'est exactement ce que dit l'article . Quant aux monarchies du golf, elles seront obligées d'apporter les réformes qui s'imposent sous la dynamique du Printemps arabe, elles n'ont pas le choix, mais chaque pays doit conserver sa spécificité; la gouvernance n'est pas modèle standard.
Si vous dites que le Maroc est une dictature c'est que vous êtes cher ami totalement à côté de la plaque car il n'y aura que vous et sûrement vos petits copains pour contester des élections qui ont traduits la volonté du peuple Marocain en instances démocratiques en charge de gérer le pays. La monarchie constitue une constante inébranlable au Maroc. La nation marocaine s'était soulevée pour ramener le Roi Mohammed V qui a été exilé par la France.
Il est sûrement regrettable ce qui est arrivé aux enfants d'Oufkir mais Dieu a épargné les Marocains des ambitions e leur père.
Vous devriez plutôt analyser le comportement de l'Occident à l'égard des arabes et des régimes islamistes, même la Turquie se voit aujourd'hui jetée en pâture par SARKO afin de grignoter les 500.000 voies des Arméniens de France pour sa campagne électorale. Cela sent de la pourriture.

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