Les nouveaux poli-tics de langage


Slate.fr
Jeudi 15 Avril 2010

Il y a fort longtemps au royaume de France, les hommes politiques avaient une phrase fétiche. Une phrase culte à destination des journalistes, une phrase qu'ils égrenaient sur les plateaux de télé: « C'est une excellente question et je vous remercie de me l'avoir posée. »
Formule toute faite qui permettait à la fois de gagner du temps pour trouver une excellente réponse à cette excellente question, et au passage d'amadouer le journaliste en faisant couler le miel de la flatterie dans sa bouche.
Signe du changement des temps, et peut-être de la crispation des politiques, «c'est une excellente question et je vous remercie de me l'avoir posée», qu'on traiterait sous l'acronyme CUEQEJVRDMAP, a été remplacé par «vous savez Laurence Ferrari», sa variante «Vous savez David Pujadas» ainsi que «Vous savez Arlette Chabot». C'est le nouveau tic des politiques, on dirait qu'ils se sont tous passé le mot. D'abord, «vous savez» signifie que le locuteur va énoncer une vérité essentielle et réfléchie. Ça permet d'insister sur l'importance de ce qu'il va dire. On dit rarement «tu sais, je crois que je vais aller acheter du pain» mais plutôt «tu sais, je crois qu'on devrait partir en vacances». Ce type d'introduction sert également à garder son calme. Plutôt que de répondre bille en tête à une question exaspérante, « vous savez» permet de poser sa voix, de retrouver sa sérénité pour éviter la boulette d'énervement, «vous savez, je suis vraiment étonné par votre question Laurence Ferrari». Cette technique sert donc ponctuellement au politique pour se sortir d'une question piège ou au minimum dérangeante. On remarquera que c'est toujours dans des moments délicats qu'ils s'en servent. Ainsi, Ségolène Royal répond à Laurence Ferrari: «Vous savez Laurence Ferrari, je peux être candidate à l'élection présidentielle (...) mais je peux aussi ne pas être candidate.» Qu'est-ce que ça veut vraiment dire?
Cette phrase peut vouloir dire deux choses inverses mais également déplaisantes pour le journaliste.
1/ Version condescendante. «Vous savez Laurence Ferrari ...» En fait, non, évidemment, vous ne le savez pas et c'est bien pour ça que je vais vous le dire vu que vous n'êtes pas capable de faire correctement votre travail d'enquête, vous n'avez aucune idée de ce qu'est la politique et le travail des politiques d'ailleurs, c'est pas pour rien que vous êtes journaliste et que moi je m'occupe de l'avenir de notre pays.
2/ Version tu serais pas en train de te payer ma tête? «Vous savez Laurence Ferrari»: comprendre évidemment que vous le savez, on en a parlé pas plus tard que la semaine dernière, arrête de faire semblant de ne pas le savoir et de te faire passer pour une citoyenne lambda alors qu'on est en pleine connivence, tout ça pour me donner le rôle du méchant, ça m'énerve quand tu fais ça.
Mais si on va plus loin, on remarque qu'outre la formule «vous savez», l'interpellation par le nom et le prénom du journaliste est en train de gagner tous les politiques.
Dans le schéma classique, on sait bien que celui qui est interviewé par un journaliste ne s'adresse pas seulement à ce dernier mais également à tous ceux qui sont susceptibles de regarder l'émission. Le journaliste n'est donc pas un véritable interlocuteur mais un succédané. Il ne parle pas en son nom, ne donne pas son avis, mais pose des questions. C'est lui qui dirige l'interview et en début d'entretien, il présente son invité en donnant son nom et son prénom.
C'était la mise en scène traditionnelle mais depuis quelque temps, elle tend à changer sous l'impulsion des politiques, comme si ces derniers se rebellaient. Désormais, on est dans la mise en scène du journaliste par le politique. En interpellant son interlocuteur, le politique personnalise son propos. Or traditionnellement, le journaliste n'a pas, ou ne devrait pas avoir, dans son rôle d'intervieweur à exister en tant que tel. Il n'est pas un véritable interlocuteur pour le politique. Interpeller Laurence Ferrari ou David Pujadas, c'est en l'occurrence rompre la mise en scène traditionnelle du simulacre de l'interview et mettre le journaliste dans la mouise.


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