Les fractures en notre humanité


Par Pr Mamadou Fall *
Samedi 13 Juin 2020

Les fractures en notre humanité
La crise de Covid-19 est un puissant révélateur de l’impasse dans laquelle le monde se trouve. C’est la crise d’un modèle autoritaire qui a organisé le monde du haut de la violence de ses certitudes. Mais, la brutalité du choc est telle que l’effet catharsis s’est imposé de lui-même. On ne peut plus penser de la même manière dans tous les cas.
Les humanités avaient beaucoup perdu de leur élan critique avec leurs certitudes scolaires, mais voilà que brusquement s’y ajoute un vertige tragique qu’on peine à énoncer rationnellement. Un événement tragique est survenu brutalement pour révéler au monde sa propre tragédie. En 9 minutes d’une insoutenable violence, la mise à mort de George Floyd en plein jour, a sonné la fin des illusions de liberté d’un modèle social fondamentalement injuste.
Par une insoutenable ironie, le Covid-19 a subi une nouvelle mutation en arborant les habits d’un policier étouffant un homme comme l’ultime tocade du toréro dans l’arène du premier nouveau monde nommé Amérique.
Le symbolisme est fort : c’est au pays de la liberté que la main de la loi a crucifié l’humanité en plein jour. Ce geste insensé du policier agenouillé sur la gorge d’un homme ligoté et déjà à terre, restera l’icône tragique d’une humanité couchée et meurtrie qu’il nous faut relever.
On ne relèvera jamais assez le grand format de l’image de la mort de George Floyd. C’est un homme noir qui était à terre, mais la main et le genou du meurtrier étaient caucasiens comme le cordon de sécurité qui protégeait son forfait. Mais, l’image se complétait magnifiquement par la couleur arc-en-ciel de l’indignation. C’est l’humain debout qui faisait face impuissant devant la bête immonde du racisme. On connaît l’histoire des millions de George Floyd de par le monde depuis des siècles, mais on sait aussi l’horizon que trace cette tragédie d’un jour.
Dans la frénésie du combat sanitaire, on a identifié les signes cliniques d’une nouvelle maladie, son temps d’incubation et son protocole de traitement. Mais, on a largement oublié les signes tragiques qui l’ont annoncée et accompagnée. On n’a pas encore fini de gloser sur la souche de la maladie, ce point oméga de l’espace du monde où le virus serait né et répandu sur un monde pris de court.
Mais, à y regarder de plus près, le virus était là et bien là dans les interstices des moult fractures de notre temps :
• La fracture écologique,
• La fracture sociale,
• La fracture territoriale et démocratique,
• La fracture confessionnelle,
• et la béante fracture économique et financière.
Pourtant, chacune de ces fractures avait ses signes tragiques, son timing de longue durée et ses protocoles prescriptivistes. Rien n’y fit.
Les protocoles de Kyoto à Paris peinaient toujours à trouver ne serait-ce qu’un diagnostic consensuel sur le réchauffement climatique et le niveau de CO2, la disparition des abeilles, la destruction des forêts et le corollaire de la sortie forcée de la faune de son habitacle naturel, la fonte des glaciers avec le relèvement du niveau de la mer, les tempêtes et tsunamis.
L’irruption des gilets jaunes, après le printemps arabe et la poussée populiste, a fini de révéler la profondeur d’un désarroi social que les Grenelle, fora civils, Town-hall meetings, et manifestations populaires, n’ont point estompé.
De la Cité grecque à la City de Londres, l’espace démocratique s’est toujours enfermé dans une périphérisation des démunis par la citoyenneté, le cens ou la couleur de la peau. Une géométrie de l’exclusion a toujours distribué l’espace entre un cœur institutionnel, politique et financier et des nœuds désurbanisés comme réserves de main-d’œuvre, ou de suffrage. Les bidonvilles, la marginalisation des banlieues et le dépérissement des campagnes en sont les témoins les plus visibles.
La religion censée réconcilier le cœur des hommes et la divine miséricorde, est devenue le vecteur le plus radical de l’exclusion et du soupçon. Il suffit de voir comment on voyage, comment les aéroports sont devenus des bunkers et des zones de tri au faciès. La drogue et l’argent sale y passent plus facilement que la foi intense que l’on cache dans un cœur, mais que l’onomastique trahit.
Le maintien de la pauvreté dans des sociétés d’abondance, le surendettement des pays pauvres, les pirogues du désespoir en Méditerranée, la précarité de l’emploi et la crise des systèmes de santé et d’éducation traduisent depuis des siècles le prix insoutenable de l’opulence d’un système qui portait la liberté et la fraternité universelle en bandoulière.
Aucune des promesses de la Renaissance, des lumières ou de la mondialisation ne s’est réalisée pour les majorités sociologiques. Au contraire, on entretient une guerre devenue impossible en maintenant l’horizon de la terreur. La liberté est réservée surtout aux marchandises et aux algorithmes. Pourtant, on voyait couver tous ces virus du chaos organisé.
Les causes connues contre les ennemis identifiés avaient nourri les humanités de ce face-à-face millénaire entre la raison et l’obscurantisme. On savait toujours, on expliquait toujours par le mythe, le logos ou la question. Mais, ce printemps du vertige ouvre nécessairement l’horizon d’une refondation des humanités sur les réponses inter-épistémiques. Ici, toutes les sourdes réponses des âges et des peuples deviennent massivement audibles pour tous.
La raison n’était point du bon bord. Le sublime, le beau, le juste et le bon que le marché et l’hégémonie politique avaient occultés depuis des siècles, ont brusquement bousculé les certitudes de l’Occident tétanisé de frayeur. Le réveil est dur et il faut se relever avec un horizon radical et différent.
On le pressentait depuis « l’aventure ambiguë » de Cheikh Hamidou Kane. On le savait depuis Cheikh Anta Diop que l’Afrique était l’enfance du monde où l’humanité a été inventée. Mais, en ce jour, le Covid-19 nous offre l’occasion unique pour inventer notre propre futur avec l’audace de refonder une humanité plurielle.
Le monde a trop vécu sur des déséquilibres majeurs entretenus par des hégémonies politiques. Malgré le plan Marshall, la décolonisation et l’ordre de Bretton Woods, la majorité des pays du monde étaient restés dans la spirale du sous-développement, à l’exception notoire des pays de l’axe du refus de l’alignement.
Le coronavirus est un puissant révélateur qui a produit une secousse aussi forte qui met à nu des déséquilibres aussi criards. Dans un monde globalisé où le surendettement, l’ignorance et la précarité restent le lot de beaucoup de populations, de nombreux pays qui avaient l’ivresse de la puissance se sont retrouvés en face d’une évidente impuissance à satisfaire les promesses élémentaires de leurs systèmes politiques.
Regardez comment les libertés sont suspendues, les droits fondamentaux à la santé, à l’éducation et à la circulation sont confinés et toutes les juridictions sont devenues des juridictions d’exception. Ces bouleversements sans précédent ont montré au grand jour l’impasse des trajectoires inspirées du libéralisme triomphant. Paul Valéry l’avait annoncé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Mais, Canetti donnera l’alerte la plus lucide et la plus radicale quand il annonçait dans ses aphorismes la sortie de la réalité. Les pays africains, pour la plupart d’entre eux, lorsqu’ils ont suivi le modèle européen par mimétisme ou par trahison, sont simplement sortis du réel. Ils ont suivi l’illusion de la croissance transmise, ils ont suivi les mirages de l’assimilation culturelle et ils sont surtout tombés dans les abysses de la financiarisation de leur économie.
Samir Amin s’est époumoné des décennies à dire « stop », à sonner le holà pour arrêter la marche sur les chemins perdus du développement et leurs impasses. Le Covid-19 a révélé la tragédie de « l’homme aux écus » et les apories du mimétisme culturel post-colonial.
Comment nos pays sont sortis du réel sous le giron colonial et post-colonial ? Le processus est passé par 11 séquences fatidiques.
1. L’ensemble du processus était une greffe externe des formes modulaires des institutions modernes et des procédures externes. Mais, cette greffe ne réussit jamais. De 1918 à 1945, un simple discours sur le développement, de simples vœux pieux n’ont jamais survécu à un intérêt économique unilatéral. Les temps de guerre ont créé un développement par défaut et ont révélé un sentiment de solidarité impériale dont certains modernistes feront écho et essayeront de réaliser après la Seconde Guerre mondiale.
2. Trois siècles d’histoire post-atlantique ont produit un échec massif du leadership local, compromis dans une économie violente ou corrompue qui a écarté toute voie possible d’un développement sui generis. L’aristocratie légitimiste s’est engagée pendant tout le XIXe siècle dans un héroïsme suicidaire plutôt qu’un engagement rationnel dans la production, le commerce et l’administration développementaliste. Les pays africains ont traversé tout ce siècle glorieux sans aucune tentative de politique de développement dans leur agenda ; les élites post-coloniales suivront paresseusement l’horizon de l’Europe.
3. Le système colonial reposait sur une cohésion incomplète de ses groupes hégémoniques. Le provincialisme, le sectarisme et l’esprit de coterie familiale étaient la mode en France tandis que la Grande-Bretagne connaissait un compromis historique entre l’aristocratie des propriétaires et les nouvelles élites urbaines. Par conséquent, une politique coloniale cohérente était quasi impossible. Même au sein de la colonie, le manque de cohésion de l’Etat se révélait dans l’affrontement permanent entre le Parlement, le colonat, le pouvoir métropolitain et l’administration locale.
4. Les administrateurs et les colons dans une continuité notable ont défini une exception outre-mer dans la marche des pays colonisés, pour légitimer l’absence de normalisation des institutions. C’est le sens même du maintien des pratiques fiscales, des juridictions d’exception et des entreprises parasites que seuls les critères de rentabilité immédiate pouvaient justifier. Le retard de l’industrialisation a provoqué une dérive dans l’industrie fiscale sur l’opium, le sel, l’alcool ou le tabac.
5. Répression, marginalisation, travail obligatoire ; mépris culturel ; juridiction d’exception ; provincialisme, abus fiscaux ; la privation de la terre était, en effet, les illusions d’empire que tous les esprits rationnels avaient tendance à rejeter.
6. Le simple parallèle dans la conjoncture entre la France, l’Indochine et l’Afrique de l’Ouest révèle la différence évidente entre l’expansion des salaires en France et les troubles sociaux et les famines coloniales en 1904, 1912 et 1914. Comment du reste un développement conjoncturel en France pourrait aller de pair avec un sous-développement structurel pour ses colonies ?
7. Comment un système qui, au lieu de stimuler la production et la consommation locales, pouvait-il réussir en s’appuyant sur un flux externe permanent de ressources pour payer une productivité importée déjà réalisée à l’extérieur du pays ?
8. La France a montré dans ses colonies des traits très arriérés du capitalisme sur la gestion d’une main-d’œuvre industrielle fragmentée et rare. Les colonies françaises étaient obligées d’adopter une forme obligatoire de gestion du travail. Aucune politique économique n’a jamais été mise en œuvre dans la veine industrielle moderne de 1914 à 1945.
9. Les entreprises familiales et les petites entreprises étaient toujours la règle en France. La grande entreprise impliquée dans la production, le transport et la finance avait pris les devants en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, alors que la France, elle, semblait demeurer dans les derniers wagons en Europe.
10. Dans la situation coloniale française, nous assistons à la réduction d’une société avec ses propres dynamiques sociales et ses propres processus en un ensemble de parias et de dépendants faits pour payer des impôts et subir la répression. Il n’y a pas de place pour un entrepreneuriat local désireux de favoriser la production. La France coloniale s’est appuyée sur les forces traditionnelles comme les familles royales déchues ou les seigneurs de la guerre repentis pour mettre en œuvre sa politique.
11. Enfin, le colonialisme a empilé une série d’impasses économiques pour la population locale : changer leurs modes de production traditionnels sans investir dans l’industrie moderne et le développement d’un marché local. L’économie coloniale française a également gardé le péché originel du parasitisme qui garantissait le profit des secteurs du commerce, de l’alimentation et du textile. Ces secteurs ont permis un sous-investissement qui a ensuite reporté son nécessaire adaptation à une économie mondiale concurrente menée par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.
On avait défini l’Etat moderne en Afrique en énumérant formellement ses attributs de souveraineté. On avait proclamé son avènement par un acte solennel des années 60 inaugurant l’indépendance et l’accession à la souveraineté internationale. On avait négocié en son nom ; on avait gouverné en son nom et on avait légiféré en son nom. Mais, il s’est avéré beaucoup plus que l’avènement d’un ordre nouveau, d’un basculement dans l’univers virtuel du prescriptivisme économique et du formalisme juridique.
Entre le prescriptivisme des accords de coopération et les modèles macroéconomiques des institutions de Bretton Woods, en passant par le romantisme économique néolibéral ou marxiste, les pouvoirs et les institutions ont pris depuis des décennies le détour factice de l’analyse économique et du normativisme juridique. Brusquement en 1960, sans crier gare, nos pays sont sortis de la réalité : celle des procédures indigènes de pouvoir, celle des groupes sociaux et des producteurs, celle des cultures et identités collectives sui generis.
Alors, comme l’ange Clio de Benjamin ressuscitant les morts, nous sommons l’Afrique de choisir des modèles alternatifs et réinventer l’humain et vivre autrement.
Un monde nouveau est en incubation dans cette pandémie, il annonce la symphonie de toutes les réponses d’une humanité retrouvée.

 * Rapporteur général de «Histoire générale du Sénégal»
Article paru sur les colonnes de notre confrère dakarois "Le Soleil"


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