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A la question de savoir si les élites au pouvoir dans le monde arabe sont des points d’entrée pour les réformes, la réponse est formellement négative, et s’appuie sur les pratiques politiques des régimes arabes depuis trente ans. Les élites gouvernementales arabes sont violentes, prédatrices, casanières et ne répugnent pas à tenir un double, voire un triple discours.
Les théories de la démocratisation « par le haut » (par les élites, fussent-elles corrompues et autoritaires) contribuent au remarquable statu quo politique dans le monde arabe, que les observateurs extérieurs nomment « stabilité » tandis que les observateurs arabes le déplorent comme « stagnation ». Deux éléments renforcent cet immobilisme. Le premier est lié à un certain usage politique de la « spécificité » des espaces politiques arabes. Les analystes du « particularisme » (khusûsiyya) arabe soutiennent que les espaces politiques du sud de la Méditerranée ne sont pas prêts pour la démocratie, soit parce que celle-ci est étrangère à leur patrimoine culturel, soit parce que la démocratisation n’intervient qu’au terme d’un processus que l’Europe a accompli et que le monde arabe commence à peine à entamer (telle est la position de la France à l’égard de ses anciennes colonies maghrébines) (Ménoret, 2007).
Les espaces politiques arabes sont évidemment distincts à bien des égards des espaces politiques européens. Pratiques étatiques violentes, usage intensif de la torture, corruption, clientélisme généralisé et désamorçage des champs politiques ne constituent pas pour autant une spécificité culturelle indomptable, mais bien plutôt sont le résultat d’un processus historique extrêmement banal et transposable à d’autres régions du globe (les points de comparaison entre les États arabes et les États d’Amérique latine dans les années 1970 et 1980 sont très nombreux) (Ménoret, 2007). Cette spécificité historiquement construite nécessite des moyens d’action particuliers, et ne saurait être érigée en excuse par des États européens désireux, pour des raisons commerciales ou sécuritaires, de fermer les yeux sur les pratiques de leurs homologues arabes.
Brandi par les pouvoirs arabes lors de l’annonce par Washington de son projet de « Greater Middle East », l’argument de la spécificité culturelle ou religieuse a été repris par les chefs d’État européens les plus soucieux de se démarquer de la politique américaine, notamment par le président français Jacques Chirac (Au sommet de Sea Island en juin 2004, le président français a déclaré que les États arabes n’avaient pas besoin de « missionnaires de la démocratie » et qu’il fallait respecter « les processus locaux d’ouverture politique » (cité par Saïd Mestiri, « Les spécificités fallacieuses »). La volonté européenne de remettre en cause un volontarisme américain parfois naïf est légitime et nécessaire. Qu’elle revienne à abonder dans le sens des pouvoirs autoritaires affaiblit considérablement la position de l’Union, critiquée à juste titre aux États-Unis pour sa pusillanimité et son soutien apporté aux ennemis de la démocratie. Le seul choix rationnel et légitime ne consiste ni à soutenir les gouvernants arabes (politique française au Maghreb, politique américaine dans la péninsule arabique), ni à prétendre les remplacer par les secteurs les moins légitimes des sociétés arabes (politique américaine en Irak), mais à prendre la mesure des rapports de force existant et à encourager toutes les forces qui sont amenées à participer aux espaces politiques arabes (Ménoret, 2007).
Des usages de la « spécificité » culturelle locale ne suffiraient pourtant pas à empêcher tout progrès de la région vers l’ouverture politique. Participent également à la stagnation les usages de la notion de « réforme » par les États arabes, qui ont adopté une phraséologie indéfiniment réformiste destinée à masquer les jeux et enjeux réels des pouvoirs. Oscillant du discours antidémocratique de l’« exception » à celui de la « réforme », les pouvoirs gouvernementaux arabes envoient des signaux contradictoires sans que cela ne semble choquer les bailleurs de fonds internationaux (Ménoret, 2007). La pléthore de discours portant sur la réforme ne saurait en tout état de cause tromper sur la nature des pouvoirs arabes et sur l’incapacité des élites gouvernementales à faire évoluer de façon sensible les équilibres politiques dans la région.
En effet, d’une part, les ouvertures timides que connaissent ou ont connu plusieurs États arabes (l’Algérie avant 1991, la Jordanie depuis 1989, le Yémen entre 1991 et 1994, l’Égypte, l’Arabie Saoudite et le Maroc aujourd’hui), caractérisées par l’insistance sur les notions de « société civile », de « pluralisme » et de « démocratisation », ont généralement abouti à un renforcement du contrôle des États sur les sociétés, soit au moyen de mécanismes administratifs et bureaucratiques de surveillance, soit par le biais d’une cooptation accrue des élites sociales à qui une existence légale était octroyée (Wiktorowicz, 2000). D’autre part, la politique de multiples et inefficaces « réformes à perpétuité » (Hibou, 2006) mise en place par les régimes arabes, des réformes fiscales à celles de l’enseignement en passant par la réforme du discours religieux et de l’emploi, masque souvent l’immobilisme de « réformes sans changement » (Tozy, 1992) tout en donnant aux observateurs extérieurs, institutions financières ou partenaires stratégiques, une trompeuse impression de mouvement.
Les théories de la démocratisation « par le haut » (par les élites, fussent-elles corrompues et autoritaires) contribuent au remarquable statu quo politique dans le monde arabe, que les observateurs extérieurs nomment « stabilité » tandis que les observateurs arabes le déplorent comme « stagnation ». Deux éléments renforcent cet immobilisme. Le premier est lié à un certain usage politique de la « spécificité » des espaces politiques arabes. Les analystes du « particularisme » (khusûsiyya) arabe soutiennent que les espaces politiques du sud de la Méditerranée ne sont pas prêts pour la démocratie, soit parce que celle-ci est étrangère à leur patrimoine culturel, soit parce que la démocratisation n’intervient qu’au terme d’un processus que l’Europe a accompli et que le monde arabe commence à peine à entamer (telle est la position de la France à l’égard de ses anciennes colonies maghrébines) (Ménoret, 2007).
Les espaces politiques arabes sont évidemment distincts à bien des égards des espaces politiques européens. Pratiques étatiques violentes, usage intensif de la torture, corruption, clientélisme généralisé et désamorçage des champs politiques ne constituent pas pour autant une spécificité culturelle indomptable, mais bien plutôt sont le résultat d’un processus historique extrêmement banal et transposable à d’autres régions du globe (les points de comparaison entre les États arabes et les États d’Amérique latine dans les années 1970 et 1980 sont très nombreux) (Ménoret, 2007). Cette spécificité historiquement construite nécessite des moyens d’action particuliers, et ne saurait être érigée en excuse par des États européens désireux, pour des raisons commerciales ou sécuritaires, de fermer les yeux sur les pratiques de leurs homologues arabes.
Brandi par les pouvoirs arabes lors de l’annonce par Washington de son projet de « Greater Middle East », l’argument de la spécificité culturelle ou religieuse a été repris par les chefs d’État européens les plus soucieux de se démarquer de la politique américaine, notamment par le président français Jacques Chirac (Au sommet de Sea Island en juin 2004, le président français a déclaré que les États arabes n’avaient pas besoin de « missionnaires de la démocratie » et qu’il fallait respecter « les processus locaux d’ouverture politique » (cité par Saïd Mestiri, « Les spécificités fallacieuses »). La volonté européenne de remettre en cause un volontarisme américain parfois naïf est légitime et nécessaire. Qu’elle revienne à abonder dans le sens des pouvoirs autoritaires affaiblit considérablement la position de l’Union, critiquée à juste titre aux États-Unis pour sa pusillanimité et son soutien apporté aux ennemis de la démocratie. Le seul choix rationnel et légitime ne consiste ni à soutenir les gouvernants arabes (politique française au Maghreb, politique américaine dans la péninsule arabique), ni à prétendre les remplacer par les secteurs les moins légitimes des sociétés arabes (politique américaine en Irak), mais à prendre la mesure des rapports de force existant et à encourager toutes les forces qui sont amenées à participer aux espaces politiques arabes (Ménoret, 2007).
Des usages de la « spécificité » culturelle locale ne suffiraient pourtant pas à empêcher tout progrès de la région vers l’ouverture politique. Participent également à la stagnation les usages de la notion de « réforme » par les États arabes, qui ont adopté une phraséologie indéfiniment réformiste destinée à masquer les jeux et enjeux réels des pouvoirs. Oscillant du discours antidémocratique de l’« exception » à celui de la « réforme », les pouvoirs gouvernementaux arabes envoient des signaux contradictoires sans que cela ne semble choquer les bailleurs de fonds internationaux (Ménoret, 2007). La pléthore de discours portant sur la réforme ne saurait en tout état de cause tromper sur la nature des pouvoirs arabes et sur l’incapacité des élites gouvernementales à faire évoluer de façon sensible les équilibres politiques dans la région.
En effet, d’une part, les ouvertures timides que connaissent ou ont connu plusieurs États arabes (l’Algérie avant 1991, la Jordanie depuis 1989, le Yémen entre 1991 et 1994, l’Égypte, l’Arabie Saoudite et le Maroc aujourd’hui), caractérisées par l’insistance sur les notions de « société civile », de « pluralisme » et de « démocratisation », ont généralement abouti à un renforcement du contrôle des États sur les sociétés, soit au moyen de mécanismes administratifs et bureaucratiques de surveillance, soit par le biais d’une cooptation accrue des élites sociales à qui une existence légale était octroyée (Wiktorowicz, 2000). D’autre part, la politique de multiples et inefficaces « réformes à perpétuité » (Hibou, 2006) mise en place par les régimes arabes, des réformes fiscales à celles de l’enseignement en passant par la réforme du discours religieux et de l’emploi, masque souvent l’immobilisme de « réformes sans changement » (Tozy, 1992) tout en donnant aux observateurs extérieurs, institutions financières ou partenaires stratégiques, une trompeuse impression de mouvement.
Le « réformisme » comme posture contre la réforme comme action effective : on peut résumer ainsi l’attitude des pouvoirs arabes, qui canalisent, récupèrent et paralysent une partie de leurs opposants en internalisant à petites doses un certain discours contestataire. Les régimes arabes parviennent ainsi à noyer la nécessité de réformes de fond, notamment en matière de structure des dépenses publiques ou de qualité des systèmes juridiques, dans le discours-fleuve de la « démocratisation » et de l’encouragement de la « société civile ».
* Docteur en géographie, environnement, aménagement de l’espace et paysages Université Nancy 2