Les doigts bleus


Par Yvon Toussaint *
Lundi 31 Octobre 2011

Que les Cassandre nous laissent respirer un peu, on s’occupera d’elles bien assez tôt, c’est-à-dire quelques paragraphes plus loin.
Mais qu’elles nous lâchent, ne serait-ce qu’un instant, avec leurs vaticinations, leurs prophéties de malheur dès qu’une circonstance fâcheuse vient contrarier l’espoir d’une embellie. Qu’ils s’étouffent tous avec leurs dénigrements et leurs désespérantes prédictions. Et qu’ils nous laissent partager avec les Tunisiens des moments d’autant plus poignants qu’ils en avaient oublié la saveur depuis si longtemps.
Dimanche dernier, ils avaient le doigt bleu, les Tunisiens.
Et cet index trempé dans une encre bleu pâle, de ce bleu des volets et des moucharabieh de Sidi Bou Saïd, ils le pointaient vers le ciel non pas comme un vilain doigt d’honneur, mais comme on lève une main ouverte pour saluer à la ronde ou pour esquisser l’avenir.
Pour beaucoup d’entre eux ce fut comme si le printemps, le fameux printemps arabe, s’offrait, hors saison, un petit revenez-y. Un point d’orgue, en tout cas, après un parcours citoyen malaisé, mais en définitive réussi.
Alors, même si les résultats de ces élections sont ce qu’ils sont, choisissons d’en considérer les promesses plutôt que les menaces.
On peut certes dire parfois de la démocratie ce que Mao disait de la révolution : « ce n’est pas un dîner de gala, ce n’est pas comme si on écrivait un essai, peignait un tableau ou brodait une fleur. Elle ne peut s’accomplir avec autant de raffinement, d’aisance ou d’élégance… ». Mais cela ne devrait décourager personne. « L’espoir luit comme un brin de paille » dit le poète. C’est lui qu’il faut citer.
Bien entendu il ne s’agit pas de gommer les islamistes du paysage.
Ils sont bien là et comment ! Les modérés comme les fondamentalistes, les doux comme les sévères, en un éventail de tendances et d’ambitions plus ou moins affichées ou plus ou moins sournoises.
Ce qui signifie que, pour nous qui n’avons que les vertus démocratiques à la bouche, il faudra faire avec. S’accommoder des imprégnations de l’Islam, de ses ambiguïtés, des raisons pour lesquelles il attire les électeurs comme l’aimant la limaille.
Certes, il ne faudra pas se laisser duper mais au contraire lutter, sans mettre notre drapeau en poche, lorsque cette religion, comme d’autres, prétendra soumettre l’entièreté des sociétés civiles à ses diktats, à ses dogmes, à sa charia.
Cette lutte sera plus facile en Tunisie puisqu’elle sera clairement prise en compte par une société déjà mobilisée. Et dont certaines composantes – les femmes, les classes moyennes, l’intelligentsia… – ont fait savoir clairement qu’elles sont motivées et résolues. A charge pour elles d’intégrer l’Islam de la manière la plus pertinente, c’est-à-dire la moins contraignante pour les non-musulmans. De définir son statut. De lui faire renoncer à un fondamentalisme corrosif.
C’est jouable, même si c’est loin d’être joué. Mais la Turquie nous indique, plutôt que l’Iran, que même si la porte est étroite, on peut s’y glisser.
Le cas de la Libye est évidemment plus délicat. D’ores et déjà des crispations, des déclarations glaciales ou d’inquiétants signaux se multiplient, qui ne nous disent rien qui vaille. D’autant que le peuple libyen, perpétuellement supplicié par son tyran et ignoré par ses élites, ne paraît avoir trouvé que dans une religiosité excessive la compassion nécessaire à sa survie.
En tout état de cause il conviendrait que l’Union européenne se bouge un peu. Qu’elle imagine une politique non seulement volontariste mais suffisamment généreuse et sensible pour ne pas crisper des peuples et des pays qui devraient devenir de véritables partenaires, aux intérêts convergents.
Oui, je sais, l’Union européenne, ces jours-ci, il vaut mieux ne pas trop en parler. Et regarder ailleurs.
Si vous n’êtes pas l’intime d’un adolescent d’aujourd’hui ou le familier d’une jeune fille pubère dont le portable ne cesse de troubler la quiétude ambiante, vous avez dû être décontenancé par le message reproduit récemment dans ce journal, à l’occasion d’une enquête sur l’homophobie dans un Institut saint-gillois.
L‘auteur(e) de ce SMS est assurément quelqu’un pour qui ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. A cela près que les mots pour le dire lui arrivent non pas aisément, mais dans un assez triste état. Et ressortent de ses doigts, plus malmenés et désordonnés encore.
Qu’on en juge :
« Demain tous les élèves de ifm nallez pas en cour fau faire ruina, grève contre gwine (la grosse sou directrice) qui a obligé ls filles de 5me travaux a ce metre toute nu !!! Faite passé ce message a tous ls eleve de ifm.CEST PA UNE BLAGUE DEMAIN RESTEZ TOUS DANS LA COUR ET FAITE RUINA CNTRE CETTE NYMPHE QUI EST LESBIENNE FAIRE TOURNÉ SVP !!! »
Je ne fais évidemment que deviner ce que signifie exactement «faire ruina » mais la «grosse sous directrice», elle, doit le savoir et s’alarmer.
Pour ma part je m’inquiète aussi pour notre chère langue française qui, à l’instar sans doute de toutes ses consœurs, est triturée de la sorte, déchiquetée et malaxée, jusqu’à ne plus constituer qu’une pâte gluante et molle. Un galimatias, ou encore l’inintelligible sabir propre à une humanité remontée dare-dare se suspendre dans l’arbre de la connaissance, pour y baragouiner comme une portée de ouistitis.
Notre langue, disait le bien nommé Anatole France, « c’est notre mère et notre nourrice, il faut boire à même ; les grammaires sont des biberons».
Et il ajoutait dans un style certes désuet mais qu’il serait dommage de «faire ruina»: «La langue française est une femme. Et cette femme est si belle, si fière, si modeste, si chaste, si noble, si familière, si folle, si sage, qu’on l’aime de toute son âme et qu’on est jamais tenté de lui être infidèle».
Qu’y faire ? D’une part la langue française est hachée menu par de vociférants analphabètes et de l’autre elle est compactée et stérilisée dans des « éléments de langage » tellement normés qu’ils en deviennent sur le champ insipides.
Qu’y faire ?
Ecouter Brassens, peut-être ? Profitons-en, il y a une commémoration possible, celle du trentième anniversaire de sa mort et de son inhumation juste au bord de la mer, là ou des ondines viennent gentiment sommeiller « avec moins que rien de costume ».
Dans le film projeté en cette occasion à la télévision nous furent offertes, entre autres, cinq à six minutes de bonheur absolu : Brassens et Trenet fredonnaient ensemble des bribes, des parcelles, de leurs chansonnettes.
La musique qu’ils faisaient n’était qu’un « petit swing sympa, pas frimeur… » et les mots étaient comme lavés à l’eau claire, tout luisants, tout polis comme des cailloux bien rangés pour les allitérations et les assonances dont Valéry, l’autre Sétois, disait qu’elles étaient « la substance sonore de la poésie ».
Brassens et Trenet, comme Brel et Ferré, je les ai un peu fréquentés il y a près d’un demi-siècle, lorsqu’ils «faisaient» l’Ancienne Belgique et que je faisais, moi, le critique de variétés, pour Le Soir.
C’est pourquoi ces chansons et tant d’autres me reviennent si spontanément en bouche :
Il suffit de passer le pont
C’est tout de suite l’aventure
Laisse-moi tenir ton jupon
J’t’emmène visiter la nature
(Brassens)
Ou encore :
Il pleut sur les ardoises
Il pleut sur la basse-cour
Il pleut sur les framboises
Il pleut sur notre amour.
(Trenet).

 * Journaliste et écrivain, ancien directeur et rédacteur en chef
du journal belge « Le Soir »


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