Les “Cahiers d’El Jadida”, relais de la mémoire mazaganaise


Par Mustapha Jmahri *
Mercredi 15 Avril 2020

Les “Cahiers d’El Jadida”, relais de la mémoire mazaganaise
Deux siècles nous séparent du moment où le sultan du Maroc ordonna de reconstruire la cité de Mazagan, abandonnée depuis le départ des Portugais, et de la renommer El Jadida. Petite cité cosmopolite, El Jadida-Mazagan a, depuis, abrité, en plus d’une communauté autochtone musulmane et juive, diverses autres populations étrangères française, gibraltarienne, espagnole, italienne, allemande, suisse, portugaise et même arménienne.
Après la Deuxième Guerre mondiale, mais surtout en raison du contexte lié à l’Indépendance, un nombre important de familles quitta la ville, certaines vers Casablanca et Rabat, et d’autres, juives ou étrangères, optèrent pour l’immigration vers la France, le Canada, l’Espagne ou Israël. Beaucoup de Mazaganais se sont sentis arrachés à leur ville natale ou d’adoption ainsi qu’à leur histoire familiale et sociale. La conjoncture les a contraints à prendre le chemin de l’exode. La majorité d’entre eux n’avaient jamais imaginé devoir quitter leur cité un jour. Pour les personnes qui sont parties comme pour celles restées sur place, la déchirure et la frustration étaient grandes et partagées.
Le départ définitif de ces Mazaganais, nationaux et étrangers, marquait la fin d’une ère à jamais révolue. Cependant, ce départ physique ne signifie pas, pour autant, oubli. En effet, le traumatisme de la séparation et de la fin d’un passé commun rejaillit de génération en génération à la faveur des souvenirs, des évocations orales et des bribes de mémoire.
En tant que chercheur marocain travaillant sur l’histoire locale, j’ai voulu faire le trajet vers cette mémoire mazaganaise afin de participer à sa sauvegarde et à sa transmission. Comme l’a défini le philosophe Paul Ricoeur, toute mémoire est certes une représentation du passé. Mon projet éditorial « Les cahiers d’El Jadida » lancé en 1993, a été globalement dévolu à ce but. La série des cahiers que j’ai publiés à ce jour a permis de collecter de très nombreux témoignages de ce passé cosmopolite vieux d’un siècle, sinon plus. Ainsi, j’ai donné la parole aux anciens Marocains et résidents français de la cité, aux membres de la communauté juive, aux résistants contre le Protectorat, aux marins, aux agriculteurs-colons, aux femmes et autres Mazaganais ayant vécu dans la ville.
Au cours de presque une trentaine d’années d’investigations, j’ai pu définir trois groupes porteurs de cette mémoire mazaganaise : les Marocains ayant vécu à El Jadida au temps du Protectorat, les Jdidis de confession juive de la diaspora et les Européens, principalement Français, ayant quitté la ville aux lendemains de l’Indépendance. Ces catégories de personnes ainsi que leurs héritiers sont demandeurs de cette histoire qui se prolonge par la transmission orale notamment. Il s’agit de récits, pour la plupart, concordants, pleins de reconnaissance et d’amour pour le pays d’origine et de respect envers l’autre. Certes, ces récits basés sur la mémoire restent des constructions subjectives mais il n’en demeure pas moins qu’ils sont utiles pour éclairer les brèches de l’histoire et pallier le manque de l’écrit.
J’ai pu apprécier, lors des différentes rencontres que j’ai animées sur le sujet de la mémoire mazaganaise au Maroc ou en France, l’attachement des anciens et de leurs héritiers à un terroir et à une histoire. Je suis très souvent sollicité par ces groupes mémoriels pour rapporter leurs souvenirs et les faire connaître. Comme le précise la sociologue Denise Jodelet : « Ces groupes mémoriels défendent une histoire collective contre l’oubli, la censure, la négligence ou l’irrespect ». En tant que chercheur profondément investi dans ce projet, j’ai pu constater que maints porteurs de cette mémoire, Marocains comme étrangers, estiment qu’à travers mon travail, ils peuvent perpétuer leurs témoignages à la postérité. Cette entreprise est jugée utile et porte aujourd’hui ses fruits en favorisant échanges et dialogue entre les générations.
Le projet des « Cahiers d’El Jadida » était un véritable défi, l’objectif ambitieux, le chemin incertain. La tâche, il est vrai, n’est pas toujours aisée. Ce travail exige un effort soutenu en termes de recherche, de documentation, de contacts, de visites du terrain et de financement. Des marques de reconnaissance que l’on me témoigne, je tire quelque fierté. Elles me laissent à penser avoir réussi dans mon entreprise. 

*  Ecrivain


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