Le pont des soupirs d’Abdelaziz Rebbah 12 millions de DH pour construire un ouvrage provisoire qui s’est transformé en point noir


Hassan Bentaleb
Jeudi 11 Avril 2013

Le pont des soupirs d’Abdelaziz Rebbah 12 millions de DH pour construire un ouvrage provisoire qui s’est transformé en point noir
Si vous empruntez la route nationale n° 6 reliant Fès à Meknès, vous remarquerez certainement, au point kilométrique 164+000, un petit panneau avec, écrit au milieu et en rouge :  « Danger ».  Il met en garde les conducteurs qui s’apprêtent à traverser le pont de l’oued Tizguit (Mahdouma pour les riverains). En effet, ce pont récemment construit est devenu un point noir où le nombre d’accidents est en croissance continue comme en témoignent les services de la gendarmerie.
L’Etat qui ambitionne de lutter contre pareils points noirs en a créé un en toute connaissance de cause. La construction de cet ouvrage d’art a coûté aux caisses de l’Etat près de 12 millions de DH, soit le prix de quatre ponts neufs. Pourtant, cet édifice de 6 m de large et 13 m de long a été initialement conçu comme provisoire en attendant la réhabilitation de l’ancien pont défait par les intempéries qu’a connues le Maroc entre 2008 et 2010  et qui ont causé des dommages importants à ses fondations.
Une décision qui sera lourde de conséquences puisqu’elle provoquera, d’une part l’effondrement de l’ancien pont  et d’autre part, la mise en place d’une série d’études et de travaux qui vont impacter lourdement le budget de l’Etat.

Il n’y a que le
provisoire qui dure


La décision de construire ce pont provisoire a été décidée après les creusements des fondations de l’ancien pont.  Ce dernier a été victime des crues violentes dues aux intempéries enregistrées entre 2008 et 2010.  C’est le cas d’un grand nombre d’ouvrages qui subissent périodiquement les effets néfastes du phénomène. Certains d’entre eux ont même été emportés par des crues violentes.
En effet, et durant plusieurs décennies, le ministère de tutelle a affiché un faible intérêt pour la gestion et la sauvegarde des ouvrages existants. Pire encore, la mise à niveau de ces ouvrages a été assez tardive par rapport aux exigences de plus en plus pressantes dictées par le développement en volume et en qualité du trafic à l’échelle nationale. L’Etat a toujours opté pour  la création d’ouvrages neufs au lieu de maintenir le parc existant.  
Pour réparer les premiers dégâts du pont de la rivière Tizguit, la Direction régionale de l’équipement et du transport de Meknès (DRET)  a lancé un appel d’offres pour la réalisation d’une étude. Une action qui suscite nombre d’interrogations puisque la réfection de l’ouvrage en question ne nécessitait pas d’études aussi approfondies.  Ceci d’autant plus que l’administration dispose de plans types et de compétences pour proposer des solutions valables sur le plan technique et économiquement rentables. Le marché a été adjugé le 15 juin 2010. Le montant de l’étude s’est élevé à 159.600 DH.
Le cabinet chargé de l’étude en question a opté pour la réalisation d’un nouvel ouvrage adjacent à l’ouvrage existant. Il s’agit d’un pont de type provisoire basé sur de petites buses. Sauf que l’étude a négligé un détail de grande importance : la stabilité de l’ouvrage  et sa protection ainsi que les problèmes de corrosion des fondations de l’ancien pont.  Quant au montant des travaux de construction du nouvel ouvrage, il n’a pas été communiqué.
Pourtant, quelques mois après, cette solution s’est avérée inadaptée. L’étroitesse des ouvertures a transformé le nouveau pont en une véritable digue qui a aggravé les crues. Celles-ci ont, en effet, vite créé des cascades d’eau très puissantes et provoqué de nouveaux dégâts très graves. Il en est ainsi de l’effondrement du pont existant et de la création d’une cavité très profonde au pied de l’ancien ouvrage, précisément, sous les fondations.
De nouveau, la DRET de Meknès s’est empressée de trouver une nouvelle solution.  Elle a opté pour le remplissage de la cavité créée par les crues et le traitement des affouillements de la partie aval de l’ancien pont.
Une deuxième étude pour un montant de 438.000 DH a été lancée. L’ouverture des plis de ce marché a été décidée le 9 décembre 2010 et le délai de réalisation de l’étude a été fixé à trois mois. Un laps de temps  jugé très court par les experts. «Une étude exige pour qu’elle soit validée plusieurs étapes et démarches administratives. D’abord, il faut que l’administration rédige le CPS relatif aux études avant que le bureau d’études n’y appose sa signature et que le contrôleur d’engagement et dépenses (CED) le vise.
Ensuite, il faut que l’administration approuve et notifie le marché et que le bureau d’études (BET)  reçoive la notification et l’ordre de service pour commencer les travaux, effectuer les déplacements et les investigations nécessaires. Ce dernier est chargé également de prendre les mesures topographiques et d’analyser la nature et la qualité des sols avant de diagnostiquer le problème et de proposer des solutions.
Une étape qui ne signifie pas la fin du processus puisque l’administration doit choisir la solution adéquate que le BET devrait approfondir en quantifiant les besoins en matériaux et en élaborant le cahier des charges avant que l’administration ne valide la solution et lance l’appel d’offres », nous a expliqué un spécialiste.
Autre fait troublant et pas des moindres, le coût de l’étude jugé exorbitant par rapport à la prestation envisagée. En effet, le montant de  438.000  DH dépasse largement les 159.600  DH de l’étude relative à la conception du nouveau pont.
La nouvelle étude va recommander la mise en place de blocs de pierres de 400 kg à 2 tonnes pour le remplissage de l’excavation et quelques ouvrages annexes d’appui ainsi que la protection de la partie aval de l’ancien pont. Le volume de cette excavation a été estimé  à 20.000 m3.
Le 20 janvier 2011, le marché a été attribué à l’entreprise Ghanjaoui pour un montant de 5.279.160 DH. Quant au délai des travaux, il a été fixé à 3 mois. A noter qu’un marché de contrôle des travaux a été lancé. L’ouverture des plis a été opérée le 22 février 2011, soit  un mois après l’adjudication du marché sachant que les travaux ne peuvent être entamés en dehors de la présence d’un bureau de contrôle des matériaux.

Un appel d’offres
lancé à trois reprises


Cependant, la série des faits troublants n’est pas finie pour autant.  En effet, la DERT va lancer un appel d’offres pour la réalisation des travaux complémentaires de confortement. Rien d’anormal, sauf que ces derniers prévoient des quantités de matériaux supérieures à celles prévues par le marché de base. Certains matériaux sont même incompatibles avec les besoins en travaux complémentaires. Ceci d’autant plus qu’il s’agit de travaux complémentaires qui peuvent être, d’une part, réglés dans le cadre d’un avenant et qu’ils ne devraient pas dépasser les 10% du marché initial, d’autre part.
Autres détails dérangeants, l’appel d’offres a fait appel à des sociétés  relevant du secteur 22, à savoir celles chargées des travaux de confortement et réhabilitation des ouvrages d’art alors que les travaux sont de type terrassements qui relèvent du secteur 2. « Par ce choix, la concurrence a été réduite. Les entreprises du secteur 22, après visite des lieux ou suite à l’étude du cahier des charges, se sont rendu compte qu’il s’agit de travaux qui relèvent du secteur 2. Elles se sont donc abstenues de les mener à bon port. Quant aux entreprises du secteur 2, elles n’y ont pas participé», nous a déclaré une source proche du dossier.
Pire encore, cet appel d’offres a été lancé à trois reprises. La première le 28 juillet 2011 et l’ouverture des plis a été programmée pour le 15 septembre 2011. Quatre entreprises y ont participé. Parmi elles l’entreprise Ghanjaoui qui avait réalisé le marché de base.
Le marché des travaux complémentaires sera adjugé à la STEP, entreprise la moins-disante puisqu’elle a proposé  4.253.430  DH contre les  4.755.754 DH de l’entreprise Ghanjaoui, classée troisième.
Pourtant, l’administration était d’un autre avis. Elle a opté pour l’annulation de l’appel d’offres alors que le site des marchés publics affichait encore que l’entreprise STEP est attributaire du marché. Pourtant, l’administration n’a pas jugé obligatoire de motiver cette annulation et d’en informer les concurrents par écrit comme le stipule l’article 45 du décret n° 2-06-388 du 16 Moharrem 1428 fixant les conditions et les formes de passation des marchés de l’Etat ainsi que certaines règles relatives à leur gestion et à leur contrôle. (B.O. n° 5518 du 19 avril 2007).
Interrogée par Libé, une responsable de la société STEP a réfuté systématiquement cette version des faits en nous indiquant que son entreprise  n’a pas été la moins-disante. Elle nous a affirmé que sa société n’a pas donné suite à cette affaire et qu’elle ignorait si cet appel d’offre a été lancé à deux reprises.
Notre source va même considérer cette annulation et sa non motivation comme normales. Drôle de réponse alors que l’annulation des marchés ne  peut intervenir que dans certaines situations expressément prévues !
Le deuxième appel d’offres sera publié à nouveau dans les journaux le 27 septembre 2011 et l’ouverture des plis était programmée pour le 25 octobre 2011. Trois sociétés y participent, entre autres, l’entreprise Ghanjaoui.  Mais son offre a été et pour une seconde fois supérieure à l’offre moins-disante de l’entreprise SOLIND. L’entreprise Ghanjaoui a proposé 4.219.560  DH contre 4.176.074  DH. Et, encore une fois, l’administration a jugé bon d’annuler l’appel d’offres sans argumenter sa décision. Et ce, même si le site des marchés publics affichait : « L’entreprise SOLIND attributaire du marché ».
Le marché sera relancé le 31 décembre 2011. Et l’ouverture des plis a été programmée le 31 janvier 2012. Cette fois, l’entreprise Ghanjaoui va réduire son offre par rapport à celle du premier appel d’offres. Elle propose un montant de 3.645.527 DH, soit 25% de moins par rapport à l’offre initiale. Ce qui lui a permis de se positionner comme l’entreprise la moins-disante et remporter l’appel d’offres. Cette fois, l’administration ne va pas annuler ce marché alors que l’article 40 du décret n° 2-06-388 considère toute offre inférieure de plus de 25% par rapport à la moyenne arithmétique de l’estimation du maître d’ouvrage et de la moyenne des offres financières des soumissionnaires comme offre anormale.
La loi prévoit dans ce cas que la commission d’appel d’offres peut l’accepter par décision motivée à annexer au procès-verbal de la commission et après avoir demandé par écrit aux concurrents concernés, les précisions qu’elle juge opportunes et vérifier les justifications fournies.
Avant de décider du rejet ou de l’acceptation de ladite offre, la commission peut désigner une sous-commission pour examiner les justifications fournies.
 Cependant, quelle que soit la position de l’administration, cette affaire soulève d’autres remarques. D’abord, un examen des prix des deux marchés laisse croire que le montant du premier marché a été surestimé.
Ensuite, le caractère urgent des travaux complémentaires de confortement, a priori, n’est pas justifié. Entre la date de publication du premier appel d’offres, à savoir le 28 juillet 2011 et celle d’adjudication du troisième appel d’offres, à savoir le 31 janvier 2012, il s’est écoulé six mois et ce, pour un marché qui devrait être réalisé en deux mois.
Et enfin,  on relève l’absence complète ou la complicité de la commission d’appel d’offres qui comprend un représentant de la Trésorerie générale du Royaume.
Des remarques qui en disent long sur la transparence dans les choix du maître d’ouvrage, l’égalité d’accès aux commandes publiques et le recours à la concurrence autant que possible.
Mieux, une situation qui nous renseigne sur la moralisation de la gestion des commandes publiques et l’efficacité de la dépense publique dans un contexte où on crie sur tous les toits que l’argent manque dans les caisses de l’Etat et qu’il faut se serrer la ceinture.

5200 ponts

Le parc d’ouvrages d’art géré par la DRCR avoisine les 5200 ponts routiers. La majorité de ceux-ci remonte au Protectorat.  On compte quelque 3% de ponts en service et qui sont à tablier métallique.
Pour des raisons économiques, sont encore gardés en exploitation certains types de ponts, malgré les problèmes de portance et de sécurité qu’ils présentent. C’est le cas à tablier en profilés métalliques enrobés de béton. Ces ouvrages représentent encore 13% environ de l’ensemble des ponts. Ils ont été construits pour des petites largeurs de tablier (2,5 à 5 m en général). Il existe également quelques ponts bow-strings qui offrent de faibles largeurs utiles du tablier en plus des risques d’accidents et de détérioration de leurs structures exposées aux chocs de véhicules. Sont encore en service plusieurs ouvrages en maçonnerie dont la plupart remontent au début du XXème siècle voire bien avant.
Au niveau du service offert, le parc d’ouvrages est très hétérogène. Une part non négligeable d’entre eux offre de faibles largeurs de chaussée : 38% de franchissements présentent une chaussée de largeur inférieure à 4,5 m.
Bien que la technologie des ouvrages d’art à l’échelle mondiale a fait à la fin du 20ème siècle un pas géant en mettant à disposition des matériaux et des solutions innovantes (ponts haubanés, poutres très élancées en matériaux mixtes, etc.), il semble que le Maroc est en phase d’accuser du retard dans ce domaine. La plupart des solutions adoptées aujourd’hui puisent dans le catalogue déjà classique des ponts en béton armé ou précontraint de portée modeste (50 m maximum).
“Présentation du parc : ouvrages d’art”, M.Hachimi / Direction des routes et de la circulation routières (DRCR).


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