Le mauvais argumentaire des défenseurs de la peine de mort


L’abolition de la peine de mort est une avancée majeure qui s’est faite très récemment et qui va à l’encontre de pratiques et de stéréotypes millénaires

Par Vincent Engel Romancier, dramaturge et essayiste belge et professeur de littérature et d’histoire des idées
Vendredi 7 Août 2015

Le fondement de la démocratie s’établit sur un accord définissant des valeurs universelles peu nombreuses mais intangibles. Parmi celles-ci, la défense de la dignité humaine, qui conduit à l’abolition définitive de la peine de mort. Pourtant, certains en Europe entendent revenir sur cet acquis fondamental, comme l’a récemment fait Viktor Orban, le moins démocrate des dirigeants européens.
Je suis de ceux qui ont fêté l’élection de François Mitterrand en 1981. Avec le recul, bien sûr, on se dit que le bilan n’est pas aussi exceptionnel qu’il semblait l’être et que l’homme avait des zones d’ombre gênantes. Mais du moins a-t-il su faire appel à Robert Badinter et obtenir avec lui l’abolition de la peine de mort en France. L’obtenir, ou plutôt l’imposer, car il est sans doute probable que si l’on avait organisé à l’époque une consultation populaire, le projet aurait été rejeté.
Une trentaine d’années plus tard, le principe est, semble-t-il, acquis et une majorité de citoyens en Europe sont opposés à la peine de mort. Mais, comme pour toutes les avancées majeures dans ces domaines, « rien n’est jamais acquis », hélas. Comme pour le droit à l’avortement, le mariage pour tous, l’abolition de la peine de mort est une avancée majeure qui s’est faite très récemment et qui va à l’encontre de pratiques et de stéréotypes millénaires. Et bien que fondamentaux à nos yeux, ils sont et demeurent extrêmement fragiles.

Les attaques populistes
Une fréquentation même superficielle des réseaux sociaux, cet extraordinaire café du commerce moderne et globalisé, suffira à s’en convaincre : même ceux qui ne remettent pas en cause l’abolition de la peine de mort en tant que telle trouvent qu’il serait bon d’établir des exceptions pour tel ou tel crime jugé plus abominable. Mais un principe, par définition, ne souffre pas d’exception ; ou alors, ce n’est pas un principe. C’est une sorte de consensus aléatoire et mou, opportuniste.
Je l’écrivais plus haut, ces principes, ces valeurs universelles sont par essence peu nombreux : la défense de la dignité humaine, la liberté, l’égalité (je parlerai une autre fois de la «fraternité», à laquelle Montesquieu préférait la «frugalité»). Et il faudrait être un athée enragé pour ne pas reconnaître que ces valeurs sont aussi celles qui fondent les religions, à commencer par le Commandement «Tu ne tueras point».
C’est ce que pensent certains leaders populistes européens, au premier rang desquels l’épouvantable Viktor Orban, fondateur d’une forme nouvelle de fascisme qu’il aimerait voir s’étendre à l’ensemble de l’Europe, «démocratiquement» – car il ne faut pas oublier que les pires dictatures fascistes en Europe sont arrivées par la voie des urnes, avec l’assentiment d’une population manipulée et progressivement asservie, dressée à l’autodestruction. Orban n’hésite pas à opposer la loi divine, immuable selon lui, à celle des hommes, fragile et toujours discutable. Mais reconnaître, comme le lui rappelait Martin Schultz, que les religions partagent certaines de ces valeurs et lois ne doit pas non plus escamoter ce qui fonde l’imposture religieuse : toute « loi divine » est une loi dictée par des individus plus puissants qui ont joué de cet argument divin, indiscutable parce qu’invérifiable, pour imposer leur pouvoir.

Retour à Camus
Albert Camus a lutté toute sa vie contre la peine de mort. On se souvient de « L’étranger » et de l’épisode que Meursault rapporte : son père, parti assister à une exécution, et qui revient chez lui, livide, pour vomir. Cette anecdote est une des seules que Camus connaisse de son propre père ; il y revient dans ses « Réflexions sur la guillotine » :
« Quand la suprême justice donne seulement à vomir à l’honnête homme qu’elle est censée protéger, il paraît difficile de soutenir qu’elle est destinée, comme ce devrait être sa fonction, à apporter plus de paix et d’ordre dans la cité. Il éclate au contraire qu’elle n’est pas moins révoltante que le crime, et que ce nouveau meurtre, loin de réparer l’offense faite au corps social, ajoute une nouvelle souillure à la première. » 
L’argumentation que Camus développe pour s’opposer à la peine de mort est simple et logique – mais pour Camus, s’il est simple d’être logique, il est difficile de l’être jusqu’au bout.
Il pointe tout d’abord, chez les exécutants, la honte de leur geste qui se marque par les ruses de langage utilisées pour masquer l’horreur de ce qui, pour Camus, n’est qu’un crime. D’où, dans son essai, la volonté de Camus d’interpeller l’imagination de son lecteur et de lui faire voir l’horreur de l’exécution – la guillotine en l’occurrence. Il prodigue des rapports de médecins qui font froid dans le dos. Pour autant, il sait que cela ne suffit pas ; l’être humain est habitué à justifier une horreur par une autre, jugée pire.
Il va donc ensuite réfuter un à un tous les arguments avancés pour justifier cette peine de mort :
1- L’exemplarité : elle n’a jamais fait reculer la criminalité. Une autre preuve en est que les exécutions, sauf dans quelques pays, ne sont plus publiques. Par ailleurs, note-t-il, la majorité des criminels sont des gens ordinaires qui, à leur réveil, ne se doutent pas qu’au soir ils seront devenus des assassins.
2- La peur de la mort : pour démonter cet argument, Camus en oppose deux. D’abord, l’instinct de vie est au moins aussi fort que celui de mort, et tout criminel est convaincu qu’il échappera à la justice. Ensuite, il est des criminels qui « ne désirent pas seulement le crime, mais le malheur qui l’accompagne, même et surtout si ce malheur est démesuré. » La peur de la mort est absente chez les terroristes kamikazes, et cette mort est recherchée comme une justification de leurs actes monstrueux.
3- Un acte de justice : pour Camus, il ne s’agit que d’une vengeance. Celle-ci répond à un sentiment, à l’instinct, et non à la loi et au principe. De plus, la peine de mort ajoute une torture à la sentence : l’attente et l’implacabilité de la sentence. C’est donc un crime prémédité impuni administré par une société qui considère par ailleurs que la préméditation est une circonstance aggravante. Avant de tuer le criminel, la société, à travers la justice, tue l’espoir.
4- La peine absolue : pour pouvoir infliger une peine absolue conséquence d’une culpabilité absolue, il faudrait un juge qui soit absolument innocent. Or la société est en partie responsable des crimes qui s’y commettent. Camus attire déjà l’attention sur le fait que certaines banlieues sont des réservoirs de criminels et des incitations constantes au crime, de même que l’usage libre de l’alcool. De plus, par son caractère définitif, la peine de mort interdit toute remise en question du jugement.

Logique jusqu’au bout
Je me souviens d’un dessin de BD – mais j’en ai oublié l’auteur et je serais heureux si un lecteur pouvait me le rappeler – où un père demande à son fils, en désignant un mur d’enceinte : « Lesquelles de ces briques te semblent les moins utiles ? » Le gamin répond, logiquement : « Celles du dernier rang». A quoi le père, logique jusqu’au bout, conclut : « C’est bien ; tu viens de condamner ce mur à la destruction».
On se souvient aussi de l’admirable Franquin et ses « Idées Noires », qui avait parfaitement illustré en une planche l’absurdité de la peine de mort, voulant que tout criminel ait la tête tranchée – la planche finissant sur un abyme de bourreaux armés de leur guillotine, tous prêts à exécuter celui qui les précède. Le « bout de la logique », pour revenir à ce constat de Camus, est bien que la peine de mort est une abomination absolue, quels que soient les circonstances et les détails du crime. Malraux n’a pas écrit « La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie » ; il a écrit « Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie ». Et parce qu’une vie, quelle qu’elle soit, n’a pas de prix, on est en droit – en devoir – de répondre à Viktor Orban et à tous ceux qui, dans son sillage, ont entrepris de détricoter le costume de la démocratie en commençant par ses pièces les plus fragiles, de leur répondre donc en retournant leur argument, selon lequel il n’y aurait « pas de valeurs éternelles qui ne pourraient pas être rouvertes. Il faut toujours remettre en question les valeurs communes. C’est cela la démocratie. » L’application de la peine de mort est une « valeur », une peine éternelle qui ne peut être rouverte et réexaminée. Si on prétend que tout doit pouvoir être rediscuté, il faut appliquer ce principe aux condamnations ; or on ne peut « rediscuter » une exécution, et trop d’innocents ont été exécutés, dont l’innocence n’a été établie qu’après leur mort.
Et à ceux qui rétorqueront qu’ils ne voient pas pourquoi l’Europe, une fois encore, devrait être plus morale que le reste du monde, en invoquant ces pays comme l’Arabie Saoudite, l’Iran, la Chine, l’Indonésie et tant d’autres où l’on exécute à tour de bras et avec des moyens ignobles, je répondrai simplement : souhaiteriez-vous vivre dans un de ces pays où vous ne serez jamais sûrs de ne pas vous retrouver condamnés pour un crime que vous n’auriez pas commis ou qui ne vous semblerait pas être un crime, au nom de vos valeurs ?
 


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