Le changement social dans les pays arabes (Partie II)


Par Youcef Hdouch
Mardi 16 Octobre 2012

Le changement social  dans les pays arabes (Partie II)
La notion de changement social est un concept difficile à définir. Pour Kunczik  (1991), le changement social renvoie à une altération de l’ordre social d’une société. Il peut se référer à la notion de progrès social ou de l’évolution socioculturelle. En d’autres termes, il s’agit d’un processus de transition/altération d’une société traditionnelle vers une société moderne. Toutefois, il est nécessaire  de préciser les caractéristiques de chaque type de société pour pouvoir ultérieurement classifier les sociétés arabes et connaître la phase actuelle de leur développement.
Le point de départ est d’entamer des classifications dichotomiques. L’une des oppositions concerne les notions de communauté et société (Tonnies, 1935). La communauté est la quintessence de ces formes de vie sociale dans laquelle la fraternité affective des membres crée la situation essentielle. Il y a accord sur le sentiment de base comme il y avait dans la vie du village, régie par les us et les coutumes. Par contre, la société est caractérisée par le style de vie rationnel des sociétés industrialisées. Au sein de la société, les membres sont liés par des contrats bien définis (ex. contrat de travail, programme électoral).
Parmi les formes de communauté, on peut citer la vie de famille, de village/tribu et de petite ville. Pour les formes sociétales /urbaines, on peut citer la vie dans les grandes villes (métropoles) et la vie nationale (affaires politiques dans un pays donné). En plus, pour mieux comprendre les différences entre les deux agglomérations, on fait appel à la notion de «variables modèles»   de Konig (1967, 96).
Les traits soulignés ci-dessus mettent l’accent sur les différences structurelles qui caractérisent l’évolution. Par exemple, la dichotomie attribution-accomplissement réfère aux rôles économiques joués par les membres de chaque agglomération. Ainsi dans le système des castes en Inde, le rôle est déterminé par l’appartenance à une certaine caste. Les Intouchables ne peuvent jamais accéder au poste de manager d’une firme. Dans le monde arabe, on peut citer le cas du Bahreïn où les postes politico-économiques sont attribués aux sunnites.
D’un autre côté, la dichotomie particularisme-universalisme réfère à l’application d’une norme soit uniquement à des membres d’une minorité ou à chaque membre de la société. Dans ce cadre, la notion d’égalité est un exemple d’universalisme. Enfin pour la dichotomie diffus–spécificité, on peut citer le cas de l’agriculteur traditionnel qui cultive la terre, bâtit sa maison et tisse ses vêtements. Cependant, dans la société moderne, le travail est divisé entre différents employés. (Cf. la notion de bureaucratie chez Weber, 1968).
Le passage d’une société traditionnelle à une société moderne (i.e. la modernisation) montre que le modèle pour les pays en voie de développement est le modèle occidental. Dans ce cadre, Parsons (1971) argumente que les élites des sociétés traditionnelles acceptent les valeurs de la modernité surtout dans les domaines de l’économie, de l’éducation, de l’indépendance politique et de la démocratie (adoption d’une politique libérale au Maroc/privatisation).
La modernisation est un processus de changement social étroitement lié à la rationalisation de la société et de l’individu. Elle dénote un ensemble de processus sociaux qui incluent les technologies, la généralisation d’un système éducatif, l’urbanisation, la sécularisation, l’augmentation des droits politiques et l’introduction des médias. Un aspect saillant et problématique de la modernisation est qu’elle touche diversement des secteurs spécifiques (politique, économique et informationnel). Le développement est comme une girafe, difficile à décrire mais facile à reconnaître. Les traits des trois secteurs mentionnés ci-dessus sont comme suit :
- développement politique (démocratie multipartite, démocratie tutélaire, dictature) ;
- développement économique (produit intérieur brut par habitant) ;
- développement informationnel (nombre de journaux par 1000 personnes ou nombre de courriers par 1000 personnes).
A ce stade de la discussion, on doit souligner que la société traditionnelle ne veut pas  dire qu’elle est statique et que la société moderne est dynamique. Avoir cette impression est simplement  croire à une fiction. (Cf. Malinowski, 1945 ; Kunczik, 1991).
L’autre illusion dont il faut se débarrasser est le fait que le changement social est principalement dû à l’importation d’un modèle occidental. Il existe bien des causes propres à la société elle-même. La société traditionnelle est très dynamique. Ceci explique la tendance de ces sociétés à résister à tout ce qui est étranger/occidental.
Pour clore cette section, on peut dire que la notion des «variables modèles» est pertinente pour décrire les sociétés arabes traditionnelles et pour mieux comprendre le changement qui affecte ces sociétés.

Les causes internes du changement social dans
les pays arabes

Les causes internes du changement sont multiples. En effet, la société traditionnelle est une société agricole (les cas du Maroc, de l’Egypte et de la Syrie), dominée de manière autoritaire par des propriétaires terriens dont la légitimité est basée sur la religion ou le statut social. Il y a une division minime du travail (solidarité mécanique). Cette organisation est caractérisée par une légère urbanisation, un taux élevé d’analphabétisme, et avant tout par une résistance au changement.
La situation dans les pays arabes a considérablement changé. Le processus de l’urbanisation de la société a connu une accélération surtout dans les vingt dernières années. Au Maroc, comme dans les autres pays arabes,  plusieurs villes ont connu une expansion extraordinaire due à la sécheresse,  à l’exode rural et aux opportunités d’emploi offertes dans les zones industrielles. Le résultat est que le nombre d’habitants dans les villes a augmenté menant à la création des bidonvilles. Ce genre d’habitat augmente le degré de stress (voir  Hall, 1966) et le sentiment d’aliénation et de marginalisation sociale. Ce sentiment mène à l’explosion sociale.   
La notion de l’inégalité économique se manifeste par la distribution inéquitable des biens. Les raisons de cette situation sont diverses. En premier lieu, on peut citer l’oligarchie du système politico-économique des pays arabes. En d’autres termes, la corruption des dirigeants et le favoritisme basé sur les appartenances politique (parti politique : Egypte et Tunisie) ou ethnique (Yémen et Syrie) ont permis à certains groupes de s’enrichir au détriment d’autres. La dominance économique de la bourgeoisie familiale ou partisane a augmenté le sentiment d’exclusion chez les démunis.  Ceci explique en partie les slogans soulevés par les manifestants dans les pays arabes (le cas du Mouvement du 20 février au Maroc). Les manifestants réclament une société égalitaire où tout le peuple a accès à un  «minimum social» (Boulding, 1962). Dans ce cadre, le Haut conseil militaire égyptien a annoncé que 70% des Egyptiens gagnent moins de 2 dollars par jour.
 Il faut mentionner que certains Etats arabes ont essayé de remédier à cette situation. Au Maroc, l’Initiative nationale du développement humain et l’inauguration de plusieurs projets de développement sont des cas de lutte contre la pauvreté et l’aliénation sociale.
Les Etats arabes ont instauré une culture politique consensuelle. Cela s’explique par le fait que la majorité des républiques n’ont pas connu de soulèvements populaires pendant des décennies.  D’ailleurs les présidents de ces régimes (Libye, Egypte, Tunisie, Yémen) sont restés au pouvoir pendant longtemps. Le constat immédiat est que ces sociétés sont fatalistes car elles se composent de groupes sociaux faibles soumis à de fortes restrictions. Les décisions sont prises par une poignée de personnes. Les dirigeants de ces sociétés ont développé ce qu’on peut appeler «le culte de la personnalité» (Weber, 1966). Ce culte se manifeste quand une personne utilise les médias publics, la propagande, ou d’autres moyens, pour créer un public et une image héroïque idéalisée, souvent par le biais inconditionnel de la flatterie et des louanges. Le culte de la personnalité est généralement associé à des dictatures  (cas de Libye). En plus, ces régimes autoritaires ont toujours contrôlé l’accès aux médias traditionnels (presses audiovisuelle et écrite).
 En plus, les Etats arabes ont misé sur le développement de l’enseignement. Mais le résultat immédiat de cet engagement est l’augmentation du taux d’analphabétisme. Cette situation favorise la participation politique et économique et accentue la conscience des droits. Cette conscience est influencée par l’accès aux médias modernes (Internet).
Le 21ème siècle est celui de l’information par excellence. Les stations satellitaires et Internet (réseaux sociaux : Facebook et Twitter) présentent au public arabe des modèles  comportementaux  propres à des sociétés occidentales/modernes. Le sentiment d’empathie (ressembler à l’autre) a augmenté chez les sujets arabes. On réclame un statut de citoyen et le droit de s’exprimer. Cette notion d’empathie se manifeste par des phénomènes sociaux comme l’immigration clandestine et les mariages mixtes. En agissant ainsi, on peut accéder au paradis européen/occidental. L’augmentation du taux d’empathie est accompagnée par une rationalisation de la société. Les modes de penser et d’agir sont des instruments d’intention et non le résultat de conviction.
Les médias aident à passer d’une société traditionnelle, orale, analphabète à un système moderne alphabétisé. Ce passage est caractérisé par un ensemble de valeurs psychosociales où l’accent est mis sur des expériences nouvelles et innovantes. En effet, cela constitue une orientation démocratique qui propose une distribution équitable basée sur l’épanouissement et la dignité de la personne et non sur l’appartenance familiale ou politique.
Les pays arabes où les manifestations continuent (Syrie, Libye, Yémen) sont des régimes qui ont ignoré le changement de la mentalité des citoyens (voir Fischer, 1975). Au Maroc, l’annonce d’une nouvelle Constitution démocratique, citoyenne et égalitaire (le fruit d’une consultation des partis politiques, de la société civile, des syndicats et d’un référendum populaire)   fait du Royaume un modèle dans le monde arabe. Les dirigeants marocains ont compris que la société a changé et que les lois doivent aussi changer.
L’instauration d’une nouvelle Constitution influe sur la légitimité du système politique marocain. On réclame une grande participation dans la vie politique et économique, une aspiration à laquelle le gouvernement est favorable. Par contre, dans un pays comme la Libye où il n’y avait pas de Constitution ou d’élections, le peuple demande le renversement du régime en place. Cette réclamation se heurte à des résistances de la part des politiques souvent conservateurs.
Les médias ont déclenché un processus de socialisation dont le trait principal est l’altération du caractère, notamment le développement des personnalités empathiques.  Le résultat immédiat de cette exposition aux modèles occidentaux est le déclenchement d’une «dissonance cognitive» (Berger, 2000), c’est-à-dire une altération des croyances et une aspiration à la citoyenneté.
Ce sentiment est accentué par la modernisation des institutions : médias, école, associations, etc. Ces institutions insistent sur l’évolution de l’individu (voir Hall, 1966; Fleigel, 1976). Cette modernisation s’accomplit par l’instauration de nouvelles valeurs telles que la tolérance, le sécularisme, la foi en la science et la technologie et l’acceptation du changement.   
Il reste à mentionner que les changements déclenchés par les protestations dans les pays arabes ne peuvent pas être qualifiées de révolutions. Une révolution est un changement radical qui touche la société et ses structures et s’accompagne souvent de violences. Elle se caractérise également par un changement de régime.  Or le cas de l’Egypte, par exemple, montre que le régime de Moubarak est toujours en place, même si on s’est débarrassé de ses symboles. Les militants de «La Place Attahrir» n’ont pas présenté de modèle politique, économique et social différent.

 * Professeur, Université
Ibn Tofail de Kénitra


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