Le cas de la guerre du Rif-1921-1926 : Crimes internationaux et droit des victimes à réparation(3/3)


Par Mustapha Ben Cherif
Jeudi 6 Octobre 2011

Suite et fin

Nous avons, à partir d’une analyse exhaustive, montré que  cette guerre chimique a généré des conséquences désastreuses à court et à long  termes  pour la santé et pour l’environnement.   Selon une optique plus large, le dommage naît d’un fait illicite. Les sources documentaires des archives militaires confirment l’emploi des armes chimiques contre le Rif, aux moyens d’artillerie, en novembre 1921 et par l’aviation à partir de juillet 1923 par l’attaque des souks hebdomadaires, des villages, des agglomérations de populations pour provoquer le plus de dommages possibles parmi les civils. Le Rif est actuellement la région du Maroc qui  compte le plus haut pourcentage de malades cancéreux (60% des cas). Ce taux est-il la conséquence de la guerre chimique ? Est-il possible aujourd’hui de se prononcer avec certitude sur l’existence d’un rapport de causalité entre l’emploi des armes chimiques par l’Espagne et la France et la prolifération des cancers dans la région du Rif ?
Après la détermination des dommages causés par les deux puissances coloniales, et leur spécificité, nous avons procédé à l’identification des victimes.  Nous avons évoqué plus au moins les résultats observés par les experts médicaux qui affirment que le cancer est la cause de mortalité la plus fréquente dans le Rif, qu’ailleurs au Maroc, et dans la Méditerranée. Les historiens, eux aussi, consacrent la même conclusion.  
 De  notre point de vue, dans le cas de la guerre du Rif, les victimes sont, l’Etat et les individus. Cette identification nous a facilité la détermination  de deux modes juridictionnels   possibles, pouvant être saisis en rapport avec chaque système juridique, l’un est international : c’est la CIJ, l’autre est national :  c’est la juridiction administrative. Nous avons constaté donc, l’existence d’une double compétence pour un même fait ou pour dire autrement : la coexistence de compétence de la CIJ et de la juridiction administrative.
Dans cette perspective, notre étude a cherché à illustrer trois interrogations :
-Le droit à réparation est-il accessible à partir du droit interne et du droit international ?
-Quelle juridiction à saisir par les victimes ? administrative ou internationale ?
-Le processus politique peut-il constituer une solution ou un mode de règlement alternatif à celui du mode juridictionnel ?
Pour déterminer les réponses à ses questions, nous avons étudié successivement, le droit des victimes à réparation en droit international et en droit interne, les juridictions compétentes, les modes de règlement juridictionnel et politique.  
A vrai dire, comment représenter les victimes auprès des juridictions administratives ? Qui présente un intérêt à agir pour saisir le juge administratif ? Qui a qualité pour agir,  individus ou associations ?
De ce fait, pour que le recours des victimes (ayants droit ou associations) soit recevable par le juge administratif, il faut que  le  requérant  (victime )  jouisse de certaines  conditions nécessaires : capacité, représentation et  intérêt donnant qualité à agir,  respect de  la forme et  du délai.    
  Nous avons remarqué, qu’en droit administratif, les associations des familles des victimes des gaz toxiques du Rif peuvent agir en tant que groupe, et pas seulement à travers des procédures individuelles, à condition que l’intérêt personnel présente un lien avec l’intérêt collectif. Pour agir, en tant que groupe, ou communauté rifaine, il faut créer une structure juridique (association) représentant les victimes et leurs familles pour prouver davantage, que c’est l’intérêt de la société qui est lésé; c’est celui-ci qui devrait être pris en compte par le juge administratif pour prononcer la recevabilité de la demande du groupe de victimes  (associations).
Dans ce sens, les associations de défense des intérêts juifs furent parties civiles lors du procès Papon. Dans le système juridique français, la partie requérante a qualité pour agir devant les juridictions administrative, civile et pénale, mais dans ce dernier cas, il est seulement vrai  pour l’action civile.
Le  traitement juridictionnel de l’affaire rifaine n’est pas la seule voie envisageable et idéale,  les parties litigieuses  pourraient en effet s’accorder  pour une solution politique  à partir   de négociations concertées qui aboutiraient à la reconnaissance par  l’Espagne et la France   des faits illicites qu’elles  ont perpétrés durant la guerre du Rif.  
Le pardon et les excuses constituent, sans doute, le fondement d’un accord historique entre le Maroc d’une part, l’Espagne et la France d’autre part, par la signature d’un traité de coopération et d’amitié.
 Nul doute que pareil traité permettra de tourner la page du passé pour pouvoir entamer une nouvelle ère fondée sur la coopération et le partenariat économique, facteurs de développement réel de la région du Rif, dans le cadre d’un plan accéléré et intégré d’investissements.

4-Principales conclusions :   
Nous avons jugé, au terme de cette analyse,  pour  les victimes de la guerre du Rif, la réparation des dommages subis exige une indemnisation matérielle et morale relevant de la compétence du juge administratif de plein contentieux et de la compétence de la CIJ, auxquelles doivent s’adresser  les victimes.
 Pour plus de précisions, concernant la compétence de la juridiction administrative,  la demande des victimes de la guerre du Rif, est un litige de plein contentieux administratif pour les motifs suivants :
- La juridiction administrative est compétente, dès lors que la responsabilité de l’Etat résulte des faits commis par des fonctionnaires dans l’accomplissement de leur service.
- Les agissements du service du Ministère de la Guerre (ministère de Défense) mis en cause relèvent de la responsabilité de l’Etat.
- Les faits commis par les forces armées étant pénalement constitutifs du crime de guerre et du crime contre l’humanité, sont également des fautes de service engageant la responsabilité de l’Etat.
- Les faits allégués  par les victimes sont imprescriptibles par leur nature, il s’agit d’une règle de droit international, consacrée par certaines législations et par la jurisprudence  française.
- L’activité miliaire est une activité de service public.
La décision Papon, rendue  le 12 avril 2002 par le Conseil d’Etat, illustre le point relatif à l’existence d’une faute de service, sur la base des faits criminels  (crime contre l’humanité).
- Par l’arrêt Pelletier, le Conseil d’Etat a  confirmé  le droit des Juifs victimes de  Vichy à saisir la juridiction administrative.
- Le principe de protection des civils à une nature coutumière , pour la CIJ c’est un principe cardinal du DIH .
- La modalité de réparation, en droit administratif, est l’indemnisation. Un principe confirmé par le Conseil d’Etat ;  elle  peut être morale comme matérielle   (c’est l’unique modalité).
- La loi N° 64-1326 du 26 décembre 1964 constate l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, principe confirmé par l’arrêt  Touvier de la Cour de cassation du 1er Juin 1995,  conformément à  la Charte du tribunal international de Nuremberg.
- Le Conseil d’Etat  a confirmé, par son avis du 16 février 2009, que : «Les agissements d’une exceptionnelle gravité auxquels ces actes ont donné lieu revêtaient  le caractère d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat.   
 La Cour de cassation a confirmé que les associations étrangères constituées conformément à leurs droits nationaux, pourraient  agir devant les juridictions françaises pour demander réparation de leurs préjudices .
   L’association des victimes des gaz toxiques,  serait-elle  en droit de revendiquer un intérêt moral correspondant à son objet statuaire ou demander réparation des dommages subis par chacune des victimes membres ou non membres de l’association ?
 Certes, les individus victimes, ou leurs ayants  droit, peuvent plaider personnellement devant la juridiction administrative à condition de faire respecter les formalités de procédure. Pour les associations, la situation est distincte  de celle de la personne-victime, elles doivent  être dotées de la personnalité juridique, sinon, toutes actions intentées par celles-ci seraient  irrecevables .
En revanche, les membres de l’association des victimes des gaz toxiques (il s’agit d’un même crime) peuvent exercer  une action de groupe qui  n’est pas à exclure.

 5- Perspectives :
Il existe, actuellement, des actions en réparation qui se poursuivent devant les juridictions administratives françaises contre l’Etat et la SNCF, actions  intentées par les victimes ou leurs ayants droit, pour le fait d’avoir transporté les déportés juifs vers les camps du crime de l’Holocauste.
 Le Conseil d’Etat a solennellement affirmé la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs, sous le régime de Vichy. La déportation des juifs est une faute commise dans l’accomplissement du service public.
Aux Etats-Unis, les actions en réparations (class action),  par exemple les  affaires des «comptes dormants» engagées contre les banques suisses par des juifs, se sont le plus souvent  terminées par une transaction, suite à un règlement négocié ; il en va de même  de celui des femmes de réconfort au Japon, sans oublier les actions des victimes vietnamiennes de l’agent orange intentées contre les Etats-Unis.  
La  saisine d’une telle  juridiction n’est pas un choix subjectif du plaignant, mais il s’agit d’une procédure déterminée par la loi, et par la jurisprudence, qui se base sur les faits, les parties du litige, et le droit applicable, sont  les principales clés  pour dire qu’une telle juridiction  a la prérogative  de trancher l’affaire et de prononcer un jugement.
Dans le cas des victimes de la guerre du Rif, des milliers de civils ont trouvé la mort et d’autres ont souffert des maladie  horribles  dues aux  effets des gaz toxiques (ypérite et phosgène) utilisés par les forces armées des deux puissances alliées (France et Espagne) dans leurs attaques   contre le Rif, sans distinction entre les objectifs militaires et civils.
Les actions en réparation des victimes -individus ne  pourraient être portées ni devant la justice internationale pénale, ni tranchées par les tribunaux pénaux nationaux. Seules donc, les juridictions administratives nationales compétentes pourraient être saisies par les descendants des victimes ou leurs représentants légaux.
En effet, nous nous sommes interrogé si les tribunaux administratifs et judiciaires peuvent appliquer un traité ou une convention directe en droit interne.
Certes, la France et l’Espagne consacrent la primauté de la norme conventionnelle sur la loi nationale. La Constitution française du 4 octobre 1958, dans son article 55, prévoit l’incorporation directe de la norme conventionnelle dans l’ordre juridique interne. La  Constitution  espagnole applique la même procédure.
En revanche, l’article 55 de la Constitution française confirme que « la Constitution a  primauté sur le traité international », principe  consacré par le Conseil d’Etat dans son arrêt du 30 octobre 1998, et par la  Cour de cassation dans son arrêt du 2 juin 2000.
Au regard de la jurisprudence française susmentionnée, un traité international a un rang «supra législatif » et « infra constitutionnel ».
 D’emblée, il faut souligner que la Convention IV de La Haye du 18 octobre 1907 et son Annexe constituent une base référentielle pour les tribunaux français,  appelés à respecter l’applicabilité de la norme conventionnelle internationale dans l’ordre juridique interne ; la France a déjà ratifié la Convention précitée le 07/10/1910 et le Protocole de Genève du 17 juin 1925  à son tour ratifié  la même année avant même que la guerre du Rif n’ait pris fin.
    Par ailleurs, les modalités de réparation envisageables pour le cas des victimes de la guerre du Rif sont : l’indemnisation et la satisfaction. Or, la solution politique peut constituer un mode alternatif au règlement juridictionnel du différend, par une déclaration publique  de l’Espagne et de  la France, reconnaissant leur responsabilité  pour les crimes commis à l’égard du Rif qui constituent une dette imprescriptible.
Si le traitement politique de la question de la guerre du Rif a abouti à un échec, cela ne doit pas être un frein pour que justice soit rendue aux victimes. Elles doivent avoir accès à la justice et à la réparation intégrale. Aucun dialogue officiel n’est engagé de nos jours entre le Maroc officiel et les deux anciennes puissances protectrices (France et Espagne).


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