Le Tigre symbolise la violence évidente, instinctive, irréfléchie, souvent intense, de courte durée qui s'étale dans nos médias, s'exprime par des mécanismes économiques souvent dévastateurs, la guerre, et maintenant le terrorisme. L'Araignée est représentée par une violence souvent indirecte, subtile, cachée et, à cause de cela même, difficile à discerner. Elle est lente et préméditée.
Le vendredi 16 mai 2003, quatre jours après les attentats de Riyad, qui ont fait 34 morts et 194 blessés, selon un bilan saoudien officiel, et deux heures après la célébration de l'anniversaire de la création de la DGSN (Direction générale de la Sûreté nationale), Casablanca va connaître les attentats les plus meurtriers et les plus spectaculaires de son histoire. Un groupe de terroristes fait irruption dans cinq lieux de la ville (siège de l'association des anciens élèves de l'Alliance israélite universelle, un restaurant dont le propriétaire est juif, un hôtel qui abrite des touristes étrangers, le cimetière juif et le Club Casa de Espana) et les font exploser, occasionnant par la même occasion le décès de plus de trente personnes et la majorité des bombes humaines.
Une première au Maroc.
A Casablanca, comme à Riyad, les commanditaires ont sacrifié des hommes au lieu de sacrifier des colis ou des voitures piégées dans des opérations simultanées, pour signifier, sans doute, qu'ils disposent d'un inépuisable réservoir humain prêt à l'emploi.
Dès les premiers moments qui suivirent le drame, le monde entier a su que les terroristes de Casablanca n'avaient rien de commun avec ceux qui ont attaqué les États-Unis d'Amérique, le 11 septembre 2001. Ils étaient des gens humbles. Des marginaux de la société de consommation, qui vivent dans les bidonvilles. Entassés dans des lieux où le fait d'accomplir sa toilette intime est un défi quotidien.
Cependant, au lieu d'analyser ces événements sous leurs différents angles et d'accomplir leurs devoirs de scientifiques, bon nombre de chercheurs se sont alignés sur les positions des politiciens et des milieux policiers, préférant le confort de la paresse à une recherche qui pourrait être provocatrice pour d'autres terroristes, faisant ainsi rater au pays la possibilité de comprendre et d'expliquer ce qui s'est réellement passé. Non à travers les lunettes du pouvoir et des classes dominantes, mais à partir d'analyses et d'approches savantes, objectives et engagées. Une fois encore, le monolithisme l'a emporté et le mythe de l'unanimité a pris le dessus sur toutes les autres considérations. La plupart des journaux, la majorité des intellectuels et presque tous les dirigeants politiques n'ont fait que suivre ce que leur disaient les autorités officielles, sans jamais rien remettre en cause ni chercher des preuves. Fragiles et fragilisés encore plus par ces attentats, les politiciens ont eu recours à la politique de l'autruche, en se contentant de condamner les faits et d'exprimer leur attachement au régime, alors que la presse était trop pressée de livrer des coupables à ses lecteurs. Pourtant, ce qui s'est produit le 16 mai 2003, existait déjà le 15 mai et bien avant cette date.
Un rapport sur le terrorisme au Maroc, publié au lendemain de ces attentats, a fait état de 300 tentatives de vol, de pillage et d'agression à l'aide d'armes blanches perpétrées à l'encontre de fonctionnaires de l'État. Des casernes de la gendarmerie et des Forces armées royales ont fait l'objet de vandalisme et d'attaques armées. Des chefs de partis politiques, des juges et des hauts commis de l'État avaient reçu des menaces de mort, ajoute-t-on, et étaient dans le collimateur de la Nébuleuse. Quinze attentats ont été déjoués dans les douze mois qui ont suivi les attaques de 2003, selon des sources officielles.
Tous les ingrédients du terrorisme ont été donc réunis. A la démission des parents et la fragilisation de l'institution parentale, se sont ajoutés l'affaiblissement des corps intermédiaires, le désinvestissement militant et le discrédit du monde politique, la pauvreté et le désœuvrement professionnel, la violence, la rancœur et la montée d'un fascisme à visage religieux.
Il ne manquait plus que de savoir avec précision "comment" et "quand" le déclenchement de la terreur aura-t-il lieu.
Bien avant cette date, Rom Landau (historien britannique et auteur du livre "The Sultan of Morocco, publié en 1952) avait annoncé en 1961 que les habitants des bidonvilles, qui avaient fait preuve d'héroïsme lors de la lutte pour l'indépendance, étaient encore susceptibles d'exploser à tout moment.
Le même constat avait été réitéré par un chercheur américain qui avait remarqué que la tension permanente et la violence ont constitué au fil des siècles des caractéristiques de la société marocaine, laquelle, disait-il, vit constamment "au bord d'un volcan qui n'explose jamais".
Deux émeutes ont éclaté dans la ville de Casablanca, la première en mars 1965 et la seconde en juin 1981, sans que cela n'ait contribué à une remise en cause et à des changements en profondeur de la politique d'aménagement de la ville, ou à l'adoption d'une nouvelle stratégie d'action sociale. Au contraire, la situation n'a fait qu'empirer et les zones à hauts risques sont devenues encore plus risquées et plus menaçantes que jamais.
Les faits sont têtus.
Les évènements du 16 mai 2003 ont mis fin aux illusions de certains milieux qui croyaient encore à la thèse de l'exception marocaine et ont montré que le terrorisme peut frapper dans n'importe quelle partie du monde et à tout instant. Surtout au moment où on l'attend le moins.
D'où viennent ces terroristes? S'agit-il de simples révoltés qui ont fait volte-face après plusieurs années de soumission, comme disait Albert Camus? Comment en sont-ils arrivés à un tel stade de violence, comment ont-ils préparé leur coup et pourquoi l'ont-ils fait?
Comment l'État, les partis politiques, les syndicats et les différentes associations ont-ils réagi à ces actes de violence et comment ont-ils géré leurs répercussions et conséquences? Comment les réactions des États concernés par l'évolution politique du Maroc se sont-elles manifestées et quelles leçons en ont-elles été tirées?
Autant de questions qui ont été posées dans les milieux de la presse, par la police, au sein de la classe politique et parmi les chercheurs et intellectuels. Faut-il s'arrêter sur l'évènement et se contenter d'interroger les acteurs directs ou tenter de comprendre également les circonstances de production de ces attentats ?
Sur ces questions, les avis ont été partagés et le sont encore aujourd'hui.
Même au niveau du jargon employé pour la description des faits, les propos diffèrent d'un camp à l'autre et d'une position à l'autre, le kamikaze n'est pas forcément un terroriste, ni le martyr, ni le suicidaire non plus. Pourtant l'amalgame reste de taille. Tous les qualificatifs sont mis dans un même panier. Sans discernement, ni aucune distinction. Faut-il ne voir dans cette opération que son aspect idéologico-religieux ou que son aspect socio-économique? Faut-il se contenter d'une explication unidimensionnelle ou unilatérale, politique, psychologique ou autre? L'amalgame est encore de taille. Souvent, on ne distingue même pas entre l'islam, qui est une religion et l'islamisme en tant qu'idéologie.
Au Nord comme au Sud, chez les observateurs lointains comme chez les zélateurs locaux, on a pris l'habitude de classer chaque événement se déroulant dans chaque pays musulman sous la rubrique "islam", alors que d'autres facteurs entrent en jeu et expliquent bien mieux la situation.
L'interprétation policière l'emporte souvent sur les autres approches, y compris dans les cercles "savants". L'ignorance se cache derrière l'activisme, et les "doxosophes", comme disait Pierre Bourdieu, se bousculent dans la vente aux enchères des explications "clef en main". Ils parlent de tout et de rien.
Entre-temps, le terrorisme islamiste continue de fasciner tous ceux qui cherchent une réponse naïve et radicale dans un monde évolutif et complexe. Les "marchands de certitude", quant à eux, poursuivent leurs interprétations des moindres événements en leur donnant une dimension, toujours univoque, qui les rend irrépressibles pour les récepteurs. Et le danger continue de venir de cette tentation de répondre aux défis du présent en régressant vers nos propres extrémismes qui se tapissent à l'ombre des foules déçues par notre propre système.
(A suivre)