La vielle Europe


Par Yvon Toussaint*
Jeudi 29 Décembre 2011

La vielle Europe
La France n’est plus au milieu de l’Europe, c’est l’Allemagne ». De qui émane cette évidence qu’on peut, au choix, colorer d’arrogance ou de résignation ? Sarkozy ou Merkel ? Merkel ou Sarkozy ? Non. De Montesquieu.
En plein siècle des Lumières, Charles de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, était non seulement fasciné par notre continent (« l’Europe est un Etat composé de plusieurs provinces », écrivait-il hardiment) mais aussi amouraché au point de prétendre « Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fut préjudiciable à l’Europe (…), je la regarderais comme un crime »).
Et ceci, d’un autre Européen emphatique : « Je ne pense pas qu’il y ait en Europe d’autre grand équilibre possible que l’agglomération et la confédération des grands peuples ». Encore Merkozy ? Ou si vous préférez Sarkomer ? Non, cette exaltation brûlante, cette intuition, ce fantasme sont, s’il faut en croire Las Cases prenant des notes à Sainte-Hélène, ceux de Napoléon !
Ecoutons soliloquer l’Empereur : « Une de mes plus grandes pensées avait été l’agglomération, la concentration des peuples (européens) qu’ont dissous ou morcelés les révolutions et les politiques (…) J’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de nation. C’est avec un tel cortège qu’il eût été beau de s’avancer dans la postérité et la bénédiction des siècles (…) Quoi qu’il en soit, cette agglomération arrivera tôt ou tard par la force des choses : l’impulsion est donnée… »
C’est dire que nombreux furent ceux qui, avant Jean Monet, succombèrent aux charmes de la petite princesse Europe « raptée » prestement par un Zeus métamorphosé en taureau écumant.
Certes, à ce jour la belle semble être toujours parfumée d’utopie. Même si elle a pu donner l’impression, parfois, qu’elle allait vraiment finir par être inventée. Dans tous les sens du mot, c’est-à-dire imaginée, conçue, découverte.
Quoi qu’on en pense, il faut toujours en revenir à la formule célèbre de Paul Valery. A condition – ce qu’on ne fait jamais – de donner la citation en entier au lieu de se contenter de la première phrase : « L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire la partie précieuse de l’Univers Terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste Corps ? ». (Paul Valery, Variété. La crise de l’esprit, 1919). La question reste posée.
Mais revenons ici et maintenant. Dans le même temps où la menace d’une dislocation de notre chère petite Belgique, donnait l’impression de s’éloigner, nous fûmes contraints et forcés d’assister une fois de plus aux soubresauts d’une Europe aux outrages qui craquait de toutes parts, perdait sa bourre et se dégageait tant bien que mal de son seizième sommet (!) depuis le début de la crise.
Avec un bilan qui, comme à l’habitude, clarifiait par-ci et obscurcissait par-là. Etant entendu que la loi du genre était respectée, qui oblige les protagonistes à présenter aux caméras des visages empreints de componction mais cependant nimbés de la discrète satisfaction de celui ou celle qui, tout de même, a réussi à éviter la catastrophe.
Les sherpas-urgentistes, eux, d’ores et déjà requis pour la préparation du sommet suivant, bâillaient non pas aux corneilles, ce qu’ils ne font jamais, mais de fatigue.
Aux petites heures, seul notre Elio Di Rupo sautait encore sur sa chaise, comme un cabri. On sait pourquoi. Pas pour évoquer les mânes du général de Gaulle en tout cas. Bien entendu, on l’arrêtait dans les couloirs, notre wonder boy de Premier ministre. Pour le congratuler. Et sans doute pour qu’il explique à ses pairs comment il avait suivi les conseils d’Henri Michaux en ne désespérant jamais. Mais en faisant infuser !
L’Europe est un terrain sur lequel les gauches européennes ne s’avancent qu’avec précaution. Depuis un certain temps déjà, elles donnent l’impression d’avoir perdu le contact avec le projet. D’être au mieux aphones. Et au pire, de maugréer devant toute initiative un tant soit peu mobilisatrice.
Certes, il est peu contestable qu’il flotte sur l’Union européenne un parfum néolibéral. Mais à qui la faute sinon à tous ces peuples européens qui, démocratiquement, ont voté, au fil des décennies, de plus en plus à droite et même un peu au-delà ?
Rappelons tout de même que ce ne fut pas toujours le cas. Bien au contraire puisqu’il fut un temps ou, à l’inverse, le socialisme donna l’impression d’être une idée neuve en Europe.
Mais hélas, nombreux furent alors les progressistes, de plusieurs tendances confondues, qui ne ratèrent pas seulement le coche, mais un rendez-vous avec l’Histoire.
Peut-être parce que l’européisme apparut à ces Européens-là à la fois comme un formidable projet d’avenir mais aussi comme une ingérence insupportable dans leur souveraineté.
De ces intrusions vécues comme intolérables, les gauches ne furent pas les seules à se plaindre. Les droites européennes et plus encore les extrêmes droites ne tardèrent pas à confirmer qu’en matière de souverainisme, elles avaient un fonds de commerce à protéger.
D’où ces unions contre nature qui apparurent en plusieurs occasions et notamment en France, lors du référendum que l’on sait. Et qui sont toujours prêtes à renaître.
Le plus fâcheux dans cette évolution fut que, face à des eurosceptiques dont la résolution ne se démentait pas, les tenants d’une intégration toujours plus marquée, voire d’un fédéralisme européen osant dire son nom, s’affadirent et se montrèrent soucieux d’éviter les coups plutôt que d’en donner. Il faut donner du temps au temps répétaient-ils à l’envi. La conséquence ne fut pas que le temps leur manqua. Ce furent les gauches qui lui manquèrent.
C’est toujours le cas aujourd’hui alors que, tracté par le souverainisme sous ses différentes formes, le populisme n’est jamais loin. Ni en Europe. Ni plus près de chez nous.
En temps de crise la traque du bouc émissaire est monnaie courante. La dénonciation de l’Union européenne, de ses pompes et de ses œuvres, n’est donc pas près de s’atténuer.
Et pourtant. Comment ne pas répéter sur tous les tons que notre destin et plus encore celui de nos enfants et de nos petits enfants dépendront bien davantage d’une évolution heureuse de l’Europe que des aléas de nos modestes patries.
En des temps antédiluviens j’ai entendu un Premier ministre belge qui s’appelait Théo Lefebvre proférer l’implacable constatation que voici : « En Europe, il n’y a plus que des petits pays. Ceux qui le savent et ceux qui ne le savent pas ! » Notre fringant Premier ministre belge, tout frais pondu du jour, pourrait avantageusement répéter cette constatation, toujours d’actualité, à l’oreille de certains de ses interlocuteurs.La feuille de route est claire. Sans trop se bercer d’illusions car la conjoncture est rude, il convient de soutenir toute initiative, même mineure, qui va dans le sens d’une coopération approfondie entre les Etats membres. Qui substitue le communautaire à l’intergouvernemental. Qui métisse les politiques et les intègre, fragment par fragment. Tout en injectant autant que faire se peut des ferments de démocratie, notamment par le biais d’un Parlement européen dont un exécutif finira bien, un jour, par être issu. Une fois de plus l’Europe est à un croisement fatidique. Le choix, cependant que les crises s’emboîtent l’une à l’autre, s’apparente à celui entre un grand bond en avant ou un grand bond en arrière.
Préconiser le démantèlement est suicidaire. C’est accepter que nos pays s’identifient à ces Curiaces qui, éparpillés, se firent égorger un par un, sans coup férir. C’est reconstituer les œufs à partir de l’omelette. C’est, une fois pour toutes, admettre que l’avenir n’appartient qu’aux pays émergents. Et non pas à nos pays, si funestement divergents. Et voilà pourquoi, n’en déplaise au général de Gaulle, il est opportun et même urgent de sauter sur sa chaise, comme un cabri, en criant « L’Europe ! L’Europe ! L’Europe ! »

*Journaliste et écrivain, ancien directeur et rédacteur en chef du quotidien belge Le Soir


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