La politique de l’individu : Un livre subversif


Par Olaf Klargaard
Samedi 8 Février 2014

La politique de l’individu : Un livre subversif
Nous vous y trompez-pas ! Bien qu’habilement coloré d’analyses consensuelles sur la crise de l’individualisme dans nos sociétés modernes, ce texte est un brulot subversif… Et au bon sens du terme ! Si Fabienne Brugère se cache derrière un titre sans relief et ouvre son étude sur des considérations statistico-sociologiques autour des modes de vie et de l’individualisme à la française, c’est pour mieux introduire une critique précise et puissante de la situation sociale et de la pensée politique française.
Fabienne Brugère veut faire passer un message que la tradition politique dominante depuis la Révolution française et la gauche égalitaire et universaliste, en particulier, ne veulent pas entendre : les droits de l’homme, pour fondamentaux qu’ils soient, ne parviennent pas par leur seule force déclarative à établir une société d’individus réellement libres, autonomes et égaux. Si l’on souhaite une démocratie plus achevée, il faut partir des parcours individuels et des réalités sociales pour identifier les conditions d’émergence des inégalités et apporter des réponses adaptées à ces différents contextes.
Le tour de force de Fabienne Brugère est de se rendre compréhensible en partant d’une analyse de l’individu et en centrant son discours sur la volonté délibérée de renouer avec l’idéal du libéralisme politique : constituer une société d’individus libres et égaux. L’auteur prend évidemment ses distances avec le libéralisme économique, qui n’a plus bonne presse (à juste titre) tant il a pollué le libéralisme politique par son approche exclusivement marchande de l’individu. Mais elle ne s’éloigne pas du libéralisme politique et des droits formels, cherchant au contraire des moyens innovants pour rendre ces droits réels. C’est ce raisonnement, peu réfutable tant il est logique, qui permet à
Fabienne Brugère d’apporter des réponses historiquement peu appréciées dans la tradition politique française, mais qui pourraient s’avérer cruciales pour débloquer les inégalités dans nos sociétés. En premier lieu, la théorie des capabilités, essentiellement issue de l’oeuvre de Martha Nussbaum, et dont l’influence intellectuelle sur la carrière universitaire et les travaux de Fabienne Brugère semble majeure. 
La critique est incisive et le changement de paradigme total : partir de la réalité sociale vécue par les individus et les groupes sociaux (et donc analyser – horreur ! – des statistiques sur les origines ethniques ou religieuses), apporter un soutien individualisé en fonction des besoins (et rompre – horreur ! – avec un Etat-providence aux prestations sociales strictement égalitaires), encourager les compétences et les motivations propres à certains groupes pour les rendre « capables » et plus égaux (et donc reconnaître – horreur ! – que certains groupes sociaux existent au delà des individus). Bref, on l’aura compris, sans cette entrée en matière consensuelle, sans ce camouflage brillant, l’utile pensée développée par Fabienne Brugère aurait immédiatement sombré dans la catégorie des textes non-recommandables et taxés de communautarisme, de culturalisme, d’américanisme et que sais-je encore…
 
L’individu dans l’impasse
 
Fabienne Brugère commence ainsi par déconstruire la figure libérale de l’individu – libre, égal et autonome – en partant de la diversité sociale et de la complexité des parcours et des motivations individuels. Elle décortique un individualisme à la fois adoubé et redouté dans nos sociétés, dont la modernité nous semble évidente quand on pense à la liberté individuelle qu’il a établie dans notre rapport à la famille, à l’Etat, aux entreprises, etc.
Mais le concept est aussi, et c’est le revers de la médaille, associé au délitement du lien social et des fragiles solidarités sociales et familiales qui gouvernaient nos sociétés depuis des décennies.
L’enjeu, pour nos sociétés et pour la gauche en particulier, est de réconcilier cet individualisme libérateur, source d’épanouissement personnel, et le collectif. Car si l’individu veut aujourd’hui bénéficier d’une totale autonomie, il n’a jamais été autant demandeur de relations sociales et de solidarités. 
Fabienne Brugère s’attaque à la question politique peut-être la plus importante depuis la Révolution française : comment créer une « société d’individus », assurant simultanément la primauté des individus égaux et libres et leur appartenance choisie à un groupe dont le bien commun est le but.
L’analyse de Fabienne Brugère conduit à la conclusion que l’Etat a échoué à rendre réels les droits formels de 1789. Suivant les analyses de Robert Castel, elle montre que l’on peut identifier deux grandes modernités. Une première modernité est centrée autour de la propriété comme socle fondateur de l’individu et de la société. Cette première étape a vu l’émergence politique et économique des individus contre les Etats oppresseurs. La seconde modernité apparaît avec la mise en place d’un Etat social qui protège les individus laissés pour compte dans la première modernité. En accordant des droits sociaux à tous ceux (non-propriétaires, marginaux) qui n’avaient pas d’existence auparavant, l’Etat social restaure à la qualité d’individu sa valeur universelle, au-delà de sa valeur marchande.
Fabienne Brugère constate que cette deuxième modernité est en crise. Alors qu’elle s’employait à conférer à chacun des qualités individuelles par la garantie de droits sociaux, elle n’arrive plus à assumer cet individualisme positif pour tout le monde. La dépendance à l’égard de l’Etat social a même pour conséquence une solitude plus grande des individus en difficulté, liée à une aide déficiente, mal adaptée ou trop lointaine.
 
Une politique de soutien des individus
 
La réponse de Fabienne Brugère réside en la mise en place d’une « politique de soutien de l’individu ». L’Etat doit apporter aux individus une aide différenciée plutôt que strictement égalitaire et universelle pour être efficace dans la société actuelle. L’Etat ne doit pas protéger (Etat-providence) mais doit « rendre capables » les individus.
Fabienne Brugère déroule le raisonnement de la théorie des capabilités, et cite à de nombreuses reprises l’oeuvre de Martha Nussbaum, pour qui la lutte contre les inégalités se fait par l’analyse de leurs conditions d’émergence.
Fabienne Brugère l’exprimait clairement dans une analyse de l’oeuvre de Martha Nussmbaum pour La vie des idées : « l’approche déclarative que les droits promeuvent ne suffit pas ; elle doit être complétée par un plein accomplissement du droit. Les capabilités permettent de défendre un pouvoir d’être et d’agir également réparti contre tout ce qui l’empêche d’exister : classes sociales, genre, origines ethniques ou religieuses, castes ».
Rendre capable des individus, qui sont empêchés de jouir de leurs droits théoriques d’individus libres et égaux, c’est les aider, grâce à un suivi adapté à leurs besoins et à leur réalité quotidienne, à  épasser ces obstacles. Fabienne Brugère fait ainsi le lien entre cette réassurance individuelle et le bien commun : « Le problème de la justice sociale devient alors celui du « droit égal » de chacune et de chacun à des activités qui mènent à la réalisation de soi, dans un groupe sur un territoire ».
Cette démarche n’est toutefois pas toujours possible, car certains individus sont incapables d’exprimer leurs capabilités dans le cadre institutionnel qui est le leur, et sont parfois loin de pouvoir développer des rêves ou des projets.
Pour aborder ces situations de « vulnérabilité excessive », l’Etat doit changer d’objectif et de méthode : le soutien aux individus vulnérables ne doit plus seulement les aider à dérouler leurs projets ni à exprimer leurs droits mais à définir et interpréter leur propre besoin. Plus encore que dans la démarche de rendre capable, le soutien aux individus vulnérables doit s’inscrire dans la proximité, au plus près des expériences de la vulnérabilité. Alors que l’Etat-providence repose aujourd’hui essentiellement sur une approche assurantielle, c’est l’assistance qui peut répondre à ces besoins : la méthode passe alors par une politique de subvention à des structures associatives, proches des réalités quotidiennes des plus vulnérables, pour lutter contre les multiples formes de pauvreté, de précarité et d’exclusion. Pour Fabienne Brugère, une « politique des associations est à élaborer ».
Ce qui est vrai pour un individu peut l’être pour des groupes d’individus, empêchés collectivement de jouir de leurs droits au même titre que les autres car la société les cantonne à un rôle non choisi. C’est le cas des femmes, notamment.
La politique du genre, que Fabienne Brugère défend, dans la lignée de la théorie des capabilités, est un féminisme engagé qui met en valeur les compétences des femmes là où on les minorait, les rendant ainsi plus « capables » et réduisant ainsi les inégalités entre hommes et femmes. Un exemple de cette démarche est la loi adoptée en France en 2013 visant à mettre en oeuvre la parité dans les conseils élus (conseils d’administration, conseils scientifiques, etc.). En ce sens, Fabienne Brugère note que « la mise en place de la parité est la revendication d’une plus grande individualisation de la société empêchée par les positions de partage entre masculin et féminin. La prise en compte de soutien à la parité par le genre fabrique un individualisme positif ».
Loin de l’absurde « théorie du genre », dernière invention de la nouvelle vague de militants écervelés qui surfent sur le naturalisme et l’homophobie ambiants depuis l’adoption du « mariage pour tous » en France, Fabienne Brugère s’inscrit dans la tradition universitaire des gender studies américaines, qui posent de vraies questions à des sociétés figées autour d’inégalités pluriséculaires. Loin des approches culturalistes et communautaristes, la démarche de Fabienne Brugère est universaliste et n’a d’autre objet que de rendre réels les droits énoncés par le libéralisme politique : justice, égalité et liberté. Dans sa méthode en revanche, plutôt que de refuser de voir les particularismes, Fabienne Brugère préconise de s’attacher à la vie réelle des femmes et aux problèmes qu’elles rencontrent au quotidien dans les différents contextes sociaux. Ainsi, dans la continuité d’une politique de soutien à l’individu, la politique du genre (soutien à un groupe d’individus empêché de jouir de ses droits)   s’inscrit dans un objectif universaliste de restauration d’égalité des droits, afin de se rapprocher de l’idéal libéral d’une société d’individus libres et égaux.

Une invitation à reconsidérer nos politiques publiques
 
Fabienne Brugère questionne les fondements de notre société et de notre cohésion sociale : comment dépasser notre incapacité à lutter contre les inégalités et à assurer aux individus une liberté réelle et un espoir crédible de ne pas subir l’exclusion sociale ? Fabienne Brugère interpelle les partis politiques, et en particulier la gauche, que l’on attend davantage sur les questions d’inégalités et qui semble la plus réticente à dépasser le postulat des individus libres et égaux pour regarder les individus dans leur diversité. La gauche est doublement réfractaire, à la fois craintive devant le risque de nourrir le communautarisme en mettant en place des politiques différenciées, et incapable de penser l’individu hors de sa figure théorique et des combats collectifs (révolutions, grèves) qui l’ont fait émerger en tant qu’être libre.
Les réponses de Fabienne Brugère doivent être prise en considération, et non pas balayées d’un revers de main, du simple fait qu’elles ne rentrent pas dans notre logiciel de pensée ou viennent d’une culture politique américaine que nous avons parfois du mal à appréhender. S’il ne faut pas tout intégrer en bloc, il serait dommage de ne pas enrichir notre culture politique des apports multiples de la théorie des capabilités, de l’empowerment ou des études de genre.
Si Fabienne Brugère nous convainc de la nécessité d’un changement de paradigme, le livre pèche un peu par son manque d’applications politiques concrètes (à part le soutien à la parentalité ou la parité). L’objet du livre n’est certes pas de proposer un plan d’action ou un programme politique mais le lecteur serait preneur d’un prolongement de ces travaux par une démarche d’interrogation systématique de nos dispositifs de protection sociale et de soutien actuels à la lumière de la nouvelle « politique de soutien de l’individu » préconisée par Fabienne Brugère.

(Fondation Jean-Jaurès)
La politique 
de l’individu - Fabienne Brugère - Editions Seuil / 
La République des idées,
octobre 2013.



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