La nourriture du futur : Un apartheid Nord-Sud qui va perdurer


Libé
Lundi 13 Août 2012

La nourriture du futur : Un apartheid Nord-Sud qui va perdurer

«Dieu a dit: «Il faut partager». Les riches auront la nourriture, les pauvres l'appétit.»  Coluche
 
Aujourd'hui, notre planète compte 7 milliards d'hommes et 1,2 milliard de Terriens du Sud souffrent de sous-alimentation chronique. D'ici 2050, la population mondiale devrait passer à 9,5 milliards d'habitants, ce qui fera exploser les besoins en alimentation et en énergie. En particulier dans les pays du Sud, qui vont accueillir ces 2,5 milliards de personnes supplémentaires. Comment va-t-on produire des aliments en quantité suffisante ? En respectant les écosystèmes ? Et en les distribuant de manière équitable entre tous ?
 
Déjà, il va falloir multiplier par deux ou trois la production agricole, impossible si les terres entrent en compétition avec celles destinées aux biocarburants. Une question récurrente qui fâche, déjà posée dans le Rapport du Club de Rome de Denis Meadows: sommes-nous trop nombreux ? Faut-il diminuer la population mondiale ou mieux répartir la richesse ? A ce rythme d'exploitation, il n'y aura bientôt plus de forêt ni de biodiversité. Enfin, la récurrence des changements climatiques n'arrangera rien.
Une conséquence «imminente» des changements climatiques
Justement, les conséquences sont connues et vulgarisées par le Giec en vain. Agnès Sinaï nous prévient. «Les effets du réchauffement sur les mobilités de populations sont encore assez mal connus. Un scénario à + 4°C d'ici la fin du siècle est désormais plausible. Il déterminera des mouvements migratoires d'une ampleur et d'une nature inédites. Les résultats préliminaires d'une étude de la Banque mondiale, menée en Algérie, Egypte, Maroc, Syrie et Yemen auprès de populations affectées par les changements climatiques, ont été présentés à Paris les 13 et 14 juin 2012. Cette étude souligne que les impacts environnementaux prennent tantôt une forme aiguë, telle que des inondations ou des tempêtes de sable, ou se produisent graduellement, par la déforestation, par des changements de température et du régime de précipitations. Cette diversité des impacts rend complexe l'analyse des migrations. Dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, entre 80 à 100 millions de personnes pourraient être affectées par un stress hydrique d'ici à 2025. D'ici à 2050, la disponibilité de l'eau par individu pourrait diminuer de 50%. Au-delà de ses impacts économiques, le changement climatique pourrait être associé à des conflits locaux d'accès aux ressources en raréfaction. (1)
A titre d'exemple, la sécheresse sévit aux Etats-Unis et en Russie avec des incendies récurrents. «La sécheresse aux Etats-Unis et en Russie, gros pays exportateurs, entraîne une flambée des prix des céréales dans le monde faisant planer la menace des émeutes de la faim de 2008. Alors que la famine sévit déjà en Afrique au Sahel, la spéculation sur les marchés agricoles est de nouveau pointée. La sécheresse historique que connaissent les Etats-Unis depuis juin s'est aggravée dans la ´´Corn Belt´´.Elle frappe désormais 60% des Etats-Unis - premier producteur mondial de soja et de maïs et premier exportateur de blé. Cette situation de sécheresse est des plus inquiétantes au niveau local et mondial. Les prévisions de récoltes aux USA pour la campagne 2012/2013, déjà revues à la baisse par le département américain de l'Agriculture - pour le maïs (-46 millions de tonnes) et le blé (-6,7 millions) - pèsent sur la flambée des prix des matières premières agricoles.» (2)
«La canicule impactant le leader mondial pousse depuis mi-juin les prix des céréales vers des niveaux jamais atteints à la Bourse de Chicago et des marchés internationaux. Des prix qui risquent encore de gonfler d'ici fin 2012. En un mois, les prix du maïs - la céréale la plus échangée - du blé et du soja se sont ainsi envolés de 30 voire 50%, atteignant ou dépassant leur niveau de 2007-2008 présageant un retour funeste des ´´émeutes de la faim´´ en Afrique. En dépit des cours du riz qui demeurent actuellement ´´stables´´, selon la FAO, ´´les prix des céréales sont aujourd'hui plus élevés qu'en 2008 au moment des émeutes de la faim´´, a alerté l'ONG humanitaire Oxfam France en rappelant que '18 millions de personnes sont déjà sous-alimentées dans le Sahel´´ en Afrique de l'Ouest, ´´ Environ 1,6 million de personnes ´´auront besoin d'une assistance alimentaire´´. Nous n'avons pas réglé le problème et, pour ne rien arranger, la spéculation est toujours là´´, a déclaré à l'AFP Clara Jamart d'Oxfam France.» (2)
L'économiste Jean-Louis Rastoin interviewé par Sylvie Berthier déclare à ce propos: «La question de la capacité de notre planète à nourrir 9 milliards d'hommes est éminemment complexe et ne peut être traitée que par une approche multidisciplinaire, à la fois technique, économique, sociologique, écologique et surtout politique. En 1995, l'objectif du Sommet mondial de l'alimentation de la FAO, à Rome, était de réduire de moitié le nombre de personnes sous-alimentées en 20 ans. On le sait, cet objectif ne sera pas atteint. Comment en est-on arrivé là ? En 2006, la ration alimentaire moyenne consommée par Terrien est proche des standards recommandés par les nutritionnistes, à savoir 2600 kcal/j et 60 g de protéines. Toutefois, on observe des écarts considérables entre la façon dont nous, les riches, nous alimentons, avec plus de 3 700 kcal/j et 90 g, et les pauvres qui arrivent à peine à 2 500 kcal et 30 g.»(3)
Comment se présente 2030 ?
Plusieurs pistes sont proposées par l'économiste Jean-Louis Rastoin: «Rappelons déjà que le tiers de l'humanité dispose de moins de 2 dollars par personne et par jour pour vivre...La première piste d'action consiste à accroître de façon massive la production, en jouant à la fois sur les leviers technique et financier, ce qui implique un renforcement très important de la coopération internationale. Seconde piste, comme nous allons vers un épuisement de ressources, comme les engrais notamment (issus des énergies fossiles), il faudra donner la priorité à ces pays-là. Par ailleurs, il faudra utiliser les terres de façon judicieuse et sans doute les consacrer davantage à l'alimentation qu'à la production de biocarburants. Troisième piste: accentuer l'effort de recherche et développement agronomique sur les milieux arides et tropicaux. En particulier, ne pas rejeter la solution des OGM pour ces agricultures qui sont très sous- productives. Enfin, dernière piste, renforcer le cadre institutionnel et organisationnel de ces pays, en particulier résoudre le problème de l'accès à la terre. Il est impératif de mener des réformes agraires dans ces pays-là pour augmenter la productivité, de revoir la fiscalité, bref de réduire la pauvreté. (...) Il est clair que lorsque, comme aujourd'hui aux USA, 30% de citoyens sont en surcharge pondérale, il devient indispensable de réorienter le modèle de consommation alimentaire avec de véritables politiques nutritionnelles.» (3)
Selon le World Wildlife Fund, 1986 a été l'année où le nombre d'humains vivants a atteint la limite de la capacité naturelle de la Terre. L'organisation poursuit en ajoutant qu'en 2050, si la population mondiale atteint les neuf milliards, nous aurons besoin de l'équivalent des ressources de deux planètes pour nous faire vivre. Les résultats inévitables seront, disent-ils, des océans vides de poissons à cause de la surpêche, des pâturages surexploités, des forêts détruites, des océans hautement pollués et une atmosphère surchauffée. En 2030, il est à prévoir que la production alimentaire aura connu une nouvelle révolution. La modification génétique des cultures et des animaux d'élevage produira des semences qui pourront pousser dans les conditions les plus rudes. En effet, à cause des bouleversements climatiques, nous ne pouvons continuer à déforester la planète pour faire pousser de plus en plus de récoltes et élever de plus en plus de bétail. Nous avons déjà dépassé le pourcentage de terres qui devraient être dévolues à l'agriculture et la planète n'en a pas d'autres à proposer.» (4)
Quatre pistes sont explorées pour parer à la famine dans les pays pauvres et à la demande de protéines hors animales, dans les pays riches «Les menus de demain écrit Audrey Garric pourraient bien consister de plus en plus en des aliments encore peu connus dans le monde occidental. Selon l'ONU, nous devrons presque doubler notre production alimentaire, adopter de nouvelles technologies et éviter le gaspillage....il reste peu de terres vierges à découvrir, les océans sont déjà surexploités, la planète fait face à une pénurie croissante d'eau et le changement climatique rendra l'agriculture plus difficile. Voici un tour d'horizon de la nourriture que nous pourrions trouver dans nos assiettes dans quarante ans». (5)
«Comment libérer d'énormes quantités de terres agricoles pour produire davantage de nourriture? La réponse passe d'abord par des fermes d'algues. Surtout, les algues peuvent être utilisées pour l'alimentation humaine - très courant au Japon et en Chine -, pour l'alimentation animale, comme engrais ou surtout comme biocarburant. Selon les scientifiques, les algues peuvent produire 15 à 30 fois plus d'huile que le maïs et le soja. Elles permettraient donc d'économiser des millions d'hectares de terres (et des milliards de litres d'eau d'irrigation) qui seraient destinés à l'alimentation humaine et non plus à faire rouler nos voitures.
La viande artificielle ressemblerait à de la viande, sentirait comme de la viande et serait de la viande, sans toutefois provenir d'un animal vivant. La viande artificielle, qui fait l'objet de recherche depuis une dizaine d'années, pourrait être issue du développement en laboratoire de cellules souches de poulet, boeuf ou porc. Selon une étude des universités d'Oxford et d'Amsterdam, la viande in vitro réduirait de 96% les émissions de gaz à effet de serre entraînées par l'élevage. Sa production exigerait par ailleurs entre 7 et 45% moins d'énergie que celle de la viande produite de manière conventionnelle. Enfin, la viande en boîte n'aurait besoin que de 1% des terres et de 4% de l'eau actuellement dévolues au bétail. Au-delà de ces nouveaux aliments, les pays vont surtout devoir adopter un meilleur équilibre entre protéines animales et végétales. Légumes secs, céréales, lentilles - riches en fibres, minéraux, protéines et vitamines - devraient donc prendre plus de place dans notre assiette. La sélection génétique nous permettra d'améliorer le goût et la digestion de ces aliments, pour concurrencer les produits animaux.»(5)
On peut ajouter un «super riz vert», développé par le chercheur Zhikang Li. C'est une nouvelle variété obtenue non pas par modification génétique mais en croisant pas moins de 250 variétés différentes. Celle-ci produit beaucoup plus de graines tout en étant plus résistante à la sécheresse, aux inondations, aux insectes nuisibles et aux maladies.
Et si les insectes étaient la nourriture du futur ?
Malnutrition, obésité, gaz à effet de serre généré par l'élevage de viande: les insectes, grâce à leurs qualités nutritionnelles, pourraient être une solution alimentaire. Dans les pays occidentaux -aux Etats-Unis notamment-, l'obésité tend à devenir un véritable problème de santé publique; à l'autre bout de la planète, la sécurité alimentaire est menacée; par ailleurs, l'augmentation de la consommation de viande constitue une véritable menace pour la planète, puisqu'il est avéré que l'élevage génère près d'un cinquième des émissions mondiales de gaz à effet de serre.
Selon la BBC, la flambée des prix de la viande va conduire l'alimentation à s'adapter dans les vingt prochaines années. Condamnée à disparaître de notre assiette, la viande, grande source de protéines dont le prix risque de doubler d'ici cinq à sept ans, serait bientôt remplacée par de la viande de synthèse et des insectes. Criquets, sauterelles, araignées, guêpes, vers, fourmis et autres coléoptères ne sont pas encore rentrés dans les menus européens ou américains, Avec la hausse des prix alimentaires et la pénurie de terres dans le monde entier, il ne s'agit peut-être que d'une question de temps avant que les fermes d'insectes essaiment en Europe (5)
Les alternatives aux nourritures classiques
«Ce qu'il y aura dans nos assiettes dans 20 ans...sera constituée aussi par une nourriture à base d'insectes: «Face à ce triple fléau lit- on dans une contribution de Rue 89, les insectes, dont les qualités nutritionnelles sont reconnues, pourraient constituer une alternative intéressante. Selon les chiffres de la FAO, au moins 527 insectes différents sont consommés dans de nombreux pays, notamment l'Afrique du Sud, en Amérique du Sud, en Asie. Depuis une dizaine d'années, on redécouvre le fort potentiel nutritif des insectes: riches en protéines, en vitamines A et B ou encore en sels minéraux, leurs bienfaits ont été longtemps sous-estimés. La production générale d'insectes est peu coûteuse, respectueuse de l'environnement, car non-productrice de gaz à effet de serre, en donnant une alimentation équilibrée, sans matière grasse. Selon l'ONU, en effet, la consommation d'insectes serait une solution pour résoudre les problèmes de malnutrition dans le monde, qui concernent près d'un milliard d'individus.»(6)
Pourtant, les insectes ont un rôle majeur comme assainisseurs ou pollinisateurs, de plus, les insectes sont la nourriture naturelle de nombreuses espèces (poissons, oiseaux, chauve-souris. Car là, sans exagérer, c'est l'avenir de la flore qui est compromis. A ce titre, l'effondrement des populations d'abeilles est préoccupant.
Doit-on être inquiets ? Cela dépend où l'on vit ! Paradoxalement, ce sont les pays développés qui s'inquiètent de leur alimentation future en quantité et en qualité. Ils sont réticents à manger des insectes ce que font les «autres» depuis toujours. Ils pensent aux protéines artificielles et ils affament les gens du Sud en détournant le maïs pour les biocarburants. Non, le monde n'est pas juste quand un plein de 4x4 en biocarburant peut nourrir un Sahélien pendant 365 jours
Ces mots de Théodore Monod nous paraissent appropriés: «Les occasions de nous émouvoir ne manquent pas et pourtant, rien ne nous a vraiment touchés. Ni les mises en garde répétées des hommes de science, des intellectuels, des militants de toute conviction à propos de la situation jugée préoccupante où nous ont jeté nos sociétés de consommation et de profit (...) Pourquoi ne pas tendre la main, donner ce que nous avons en excès, marcher ensemble dans la rue, demander des comptes ? Pourquoi laissons-nous faire? Comment avons-nous pu salir ainsi l'avenir ? Comment me suis-je à mon tour rendu complice de cela?» (7)
 
Chems Eddine Chitour  professeur, École polytechnique d'Alger
 
 Réf :
Notes
1.Agnès Sina
http://www.actu-environnement.com/ae/news/migratio   n-changement-climatique-refugies-maghreb-mo yen-orient-15940.php4 15 06 2012
2. http://www.actu-environnement.com/ae/   news/secheresse-etats-unis-russie-crise-alimentair e-emeutes-faim-agrocarburants-speculation-o xfam-16315.php4#xtor=EPR-1 30 juillet 2012
3. Comment Nourrir 9 Milliards d'hommes 2050 ?» http://www.agrobiosciences.org/   article. php3?id_article=2088 Entretien par Sylvie Berthier de Jean-Louis Rastoin, 4 12 2006.
4. Ray Hammond Le Monde en 2030 Traduit par Kathryn Walton Ward Editions Yago 2008
5. Audrey Garric Insectes, algues et viande artificielle vont-ils nourrir la planète? 01 février 2012
6. http://www.rue89.com/passage-a-lacte/   2010/11/18/et-si-les-insectes-etaient-la-nourritur e-du-futur-176534
7. Théodore Monod et Jean-Philippe de Tonnac Lu sur: http://terresacree.org
8 août 2012
http://www.tolerance.ca/Article.aspx?ID=141029&L=fr
 



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