La mobilité spatiale de la population marocaine

Une lecture citoyenne des données issues du RGPH 2024


Libé
Vendredi 29 Novembre 2024

La mobilité spatiale de la population marocaine
Dans la foulée de la publication des premiers résultats du Recensement général de la population et de l’habitat de 2024, les premières analyses dénombrant les habitants du Maroc et dressant leur profil démographique, passent malheureusement sous silence une mobilité spatiale à l’origine de bouleversements sociaux et culturels majeurs vécus par notre pays. Depuis plusieurs années, en effet, après chaque recensement de la population, la situation de la question est présentée ici et là, avec des commentaires répétitifs, le plus souvent sans repérage des tendances lourdes qui s'esquissent et dont l'apparition devrait contribuer à renouveler les interrogations sur les composantes sociales nécessaires au développement. Dès lors, plusieurs analyses de l'état actuel de la population ressemblent beaucoup à un état ancien « déjà-vu », avec quelques inflexions quantitatives, sans expliquer les changements structurels dans les espaces ruraux ; qui portent les « angles morts » du progrès économique souvent affiché par les médias.

L’analyse telle que pratiquée compose avec l’usage du langage statistique – ce qui n’est pas à proprement parler une nouveauté ni une particularité[[1]]url:#_ftn1  ; sauf que le lecteur n’entrevoit nullement une valeur ajoutée qui puisse apporter un net surcroît au débat sur les changements que la mobilité induit sur le territoire marocain. Ainsi, plusieurs articles simplifient outrageusement la réalité démographique, sans aller jusqu’à la déformer, usant de la formule lapidaire « on fait dire aux chiffres ce qu’on veut », faisant monter en généralité une posture d’expertise bien qu’elle tourne le dos à des analyses exigeantes en précisions.
Au-delà d’une lecture du disponible en données démographiques à ce jour, cet article a pour ambition de proposer quelques traits saillants de la mobilité spatiale espérant œuvrer pour un renouvellement des approches des migrations internes. Il argumente sur la nécessaire complémentarité entre différents niveaux d’analyse « macro et micro » avec une prise en compte de la géographie inégale des destinations, de la sélectivité des migrations (dans le sens où elles ne touchent pas l’ensemble d’une population avec la même intensité) pour proposer une grille de lecture des motivations des migrants qui articulent différents registres d’action – utilitaire, social, sensible et calculatoire.

En guise de préalable :

Rappelons tout d’abord que dans l’histoire démographique des nations, la migration est le troisième phénomène (avec la fécondité et la mortalité) qui détermine l’évolution d’une population. De même, les caractéristiques démographiques d’un pays évoluent dans le temps du fait de l’accroissement naturel (fécondité et mortalité) et du solde migratoire[[2]]url:#_ftn2 . Mais la migration se différencie de la fécondité et de la mortalité, à la fois parce qu’elle n’est pas un aboutissement, au sens où le sont une naissance ou un décès, et par le fait qu’elle doit s’intéresser non seulement à la population d’origine, que le migrant a quittée (qui correspond à la population, sur la base de laquelle peuvent être calculés les taux de fécondité et de mortalité), mais aussi à la population de destination, celle que le migrant a rejointe.

 Par ailleurs, l’éventail des définitions et des outils de mesure associés à la migration est beaucoup plus large que dans le cas de la fécondité ou de la mortalité. Porteuse de mutations spatiales et sociales, la migration diffère de la fécondité et de la mortalité, non seulement par son ampleur, mais plus fondamentalement par sa nature. Elle a enfin un paradoxe puisqu’elle témoigne à la fois d’une « liberté » apparente et d’une instabilité expliquant un certain nombre de « maux urbains ». Enfin sa contribution à l’évolution démographique de la plupart des populations est modeste, comparée à celles des naissances et des décès, mais rapportée à l’échelle d’une subdivision administrative, elle prend de l’ampleur.

Pour analyser la migration, on a souvent besoin de distinguer divers types de déplacements (temporaires ou permanents, circulaires ou pendulaires), puis d’un examen des évolutions avec un changement d’échelle, de direction et de fréquence pour montrer comment elle évolue, sans oublier de mettre en évidence des tendances à long terme déterminées par des événements historiques, climatiques ou autres. Mais on a surtout besoin d’un système fiable d’enregistrement des naissances et des décès.

Considérée souvent comme la «Cendrillon de la démographie», voire reléguée autant que possible à l’arrière-plan, ceci explique souvent la rareté des enquêtes qui lui sont consacrées, la périodicité espacée (une publication du CERED[[3]]url:#_ftn3 date de 1986) ainsi que le caractère dit « spécialisé », alors que le lien entre migrations et développement revêt un caractère primordial pour le Maroc au vu de leurs impacts réels sur les territoires, mais aussi par les effets multiplicateurs sur l’économie aux échelles spatiales et familiales. Elle a joué un rôle prépondérant sur le lent processus de développement que notre pays a connu au cours de son histoire et continue à perpétuer une dynamique qui participe des mutations régionales, touchant l’équilibre urbain/rural…

Historiquement, le Maroc est un territoire rythmé de mouvements internes et externes ; les départs des campagnes vers les foyers urbains ont modifié le cours de l’évolution démographique des villes et des campagnes et ont redéfini la distribution des populations sur le territoire national. Ceci constitue une des deux tendances démographiques majeures, avec la transition vers une faible mortalité et une faible fécondité.

De fait, mesurer la migration à partir de données de recensement n’est pas techniquement compliqué (même dans le cas de longs itinéraires ou les parcours plus courts, inter et intra-urbains). De même, on peut parvenir à des estimations de l’immigration internationale nette (c’est-à-dire les immigrations moins les émigrations) de la population née à l’étranger (hors d’un pays déterminé) et des migrations internes (entrées et sorties) entre les régions d’un même pays au cours d’une période intercensitaire. Mesurer la migration à partir des données de deux recensements sur le lieu de naissance nécessite, dans les deux opérations, non seulement que le dénombrement de la population soit suffisamment complet, mais aussi que le lieu de naissance soit enregistré avec exactitude.

En se basant sur les données fournies par la note du HCP (ci-après), il faut recourir à des méthodes de comparaison intercensitaire (soit dix ans) pour estimer les nombres de personnes ayant changé de lieu de résidence lors du recensement de 2024 par rapport au recensement précédent (2014), à la condition que les deux recensements dénombrent la population avec une précision suffisante, prenant en compte le changement de lieu de résidence à un moment donné, sans oublier de considérer les découpages administratifs introduits durant la période intercensitaire (ou reclassification des localités du rural dans l’urbain).

Ajoutons enfin que du fait des migrations multiples, (d’autant que la période intercensitaire est longue et que la mobilité de courte distance est fréquente), la variation totale de la population d’un espace donné entre deux recensements devrait être décomposée en plusieurs termes : le mouvement naturel de la population (différence entre les naissances et les décès, le solde migratoire avec le reste du territoire du Maroc et le solde migratoire avec l’étranger).

Mieux connaître les espaces de subsistance pour comprendre la mobilité spatiale de la population

On peut regretter que les données de la population marocaine ne soient pas suffisamment désagrégées sur la plus longue durée possible et sur la totalité du territoire, et envisagées surtout à différentes échelles : de la grande « région » (regroupement de provinces contiguës) à la commune rurale ; ce qui reste un ensemble géographique diversifié avec des éléments interreliés. Afin de « réfléchir pour mesurer » (selon le précepte de Gaston Bachelard), on aurait besoin non seulement de scruter les taux de croissance démographique des différentes régions administratives, (pour satisfaire le lecteur pressé), mais également descendre au niveau infra, pour permettre de comprendre les dynamiques que les hommes et les femmes déploient quotidiennement pour s’adapter aux différents changements qui touchent leurs moyens de subsistance. En un mot : se donner les moyens de calquer la mobilité spatiale des populations, sur les territoires, pour y déceler les discontinuités et les disparités inter et intra-territoriales. Avec une prise en compte des marques de l’histoire passée et singulièrement de l’histoire récente ainsi que l’empreinte du milieu naturel, cela permettrait facilement de mieux comprendre les mouvements géo-démographiques qui contribuent à modifier la physionomie future du Maroc.

Effectifs et taux d’accroissement annuel moyen des ménages des régions entre 2014 et 2024

Source : HCP, RGPH de 2014 et 2024
Source : HCP, RGPH de 2014 et 2024
Si l’impact des migrations internes sur la dynamique démographique de certaines régions est lisible, les flux internes ne sont plus « invisibles » dans l’évolution démographique. Au recensement de 1994 déjà, 69,8% du total des migrants à l’intérieur du Maroc étaient d’origine rurale, contre 30,2% qui étaient citadins. L’évolution des campagnes dont la croissance démographique est aujourd’hui en déclin (avec un taux d’accroissement annuel de 0,2 % contre 0,6 il y a dix ans) a créé et crée encore les conditions de développement de nouvelles formes de mobilité de la population rurale. Les facteurs qui agissent comme un frein à la fécondité, le caractère dissuasif de la famille nombreuse ont été accentués par la politique d’ajustement structurel de l’économie et par les options libérales de l’Etat, qui se décharge progressivement des subventions à la consommation, en particulier celles touchant l’enfance : la santé et l’école sont désormais de plus en plus coûteuses.
Dans le milieu rural, 70% des agriculteurs détenaient vers la fin des années 90 déjà moins de 25% de la superficie, dont la taille par exploitation est inférieure à 5 hectares. Or, en année normale, 5 hectares en bour (soit le facteur de base de la production agricole, au cœur de tout développement rural), dégagent un revenu inférieur à 1500 DH/mois[[4]]url:#_ftn4 . Conditionnés de surcroît par les aléas climatiques, les niveaux de production enregistrent des écarts importants entre les campagnes agricoles et révèlent, d'une part, l'aspect aléatoire de la production céréalière et d'autre part, l'effet de la sécheresse sur le produit intérieur brut agricole. Si les rendements agricoles n'ont pas beaucoup évolué au cours des dernières décennies, alors que l'instabilité de la production est non seulement temporelle mais aussi spatiale, la mobilité n’en sera à l’évidence que de plus en plus fébrile autour des centres urbains...
 
Quelques faits réels et récurrents :

Cela dit, rappelons aussi, à l’instar d’observateurs comme l’OCDE[[5]]url:#_ftn5 la difficulté d’obtenir des statistiques précises sur la mobilité au Maroc en l’absence d’un suivi systématique du phénomène. Faut-il rappeler que dans la pléthore de stratégies nationales (Stratégie nationale pour l’emploi (SNE) 2015-2025, Stratégie Maroc innovation (SMI), Plan Maroc vert (PMV) de 2008 sur l’agriculture, Vision stratégique de la réforme (VSF) 2015-2030 de l’éducation, Plan d’accélération industrielle (PAI) 2014-2020 et Plan Rawaj Vision 2020 sur le commerce), rares sont les stratégies mentionnant explicitement les migrations comme un vecteur de développement en vue d’atteindre les objectifs fixés par les programmes gouvernementaux... Deux exceptions sont notées cependant : la Stratégie nationale de l’éducation 2015-2025 (MEAS, 2015) et la Vision stratégique de la réforme de l’éducation 2015-2030 (CSEFRS, 2015).

Etant donné ces limites et les difficultés qui grèvent la collecte des données (au Maroc comme dans d’autres pays en développement), l’étude des migrations s’est développée en grande partie indépendamment de l’analyse démographique classique, et elle s’est concentrée essentiellement sur les pays développés, parce que la qualité des données existantes y est généralement bien meilleure que dans les pays en développement, et peut-être aussi parce que la migration y est souvent un sujet plus sensible sur le plan politique. Une autre conséquence de ces difficultés est le développement d’une terminologie et de techniques qui sont spécifiques à ce domaine, et souvent très éloignées de la démographie. Le lecteur pourrait apprendre toujours plus à l’examen des grandes masses que sont la population, les ressources et la production, analysées dans leur répartition et dans les relations qui se sont établies entre elles.

Enseignements tirés de la mobilité spatiale de la population marocaine

Plusieurs études sur la distribution de la population rurale du Maroc, son régime démographique et sa mobilité spatiale, ont montré depuis les années soixante[[6]]url:#_ftn6 que les structures par âge de migrants ont souvent revêtu une forme exponentielle. La population marocaine qui était de 11,6 millions d’habitants en 1960 est passée à 29,9 millions en 2004, soit une multiplication par près de 2,6 en l’espace de 44 ans; puis 36,8 habitants en 2024. Elle atteindrait 39,2 millions en 2025, 45 millions en 2050 et 45,4 millions en 2060, soit une multiplication par 1,5 «seulement» en 57 ans[[7]]url:#_ftn7 .

Toutes ces études font état également du profil démographique de la population qui se caractérise par son extrême jeunesse et par une forte velléité à la mobilité. Ainsi, durant les années 70, l’âge moyen des populations rurales confrontées à la migration définitive et volontaire fut estimé déjà à 23,6 ans[[8]]url:#_ftn8 . Ce caractère jeune des populations migrantes est également souligné par une recherche effectuée par la Direction de la statistique sur la migration et l’urbanisation[[9]]url:#_ftn9 . Ceci s’accorde également avec plusieurs études conduites par le Haut-Commissariat au Plan et le CERED[[10]]url:#_ftn10  et où on peut noter que les 2/5 des migrants ont moins de 15 ans et près d’un migrant sur deux a entre 15 et 29 ans[[11]]url:#_ftn11 .

Il faut dire que les sécheresses ont entamé sérieusement les capacités de production et de régulation des campagnes d'autant qu'elles sont séparées par des déficits pluviométriques récurrents et de plus en plus rapprochés (tous les 10 à 15 ans, dans les années 60, puis une année sur 7 ou 8, puis durant les années 90, puis une année sur deux au cours de ces dernières décennies)[[12]]url:#_ftn12 . Elles rappellent aussi et surtout qu'il est difficile de séparer les crises agricoles vécues par le Maroc des problèmes économiques et sociaux qu'elles entraînent, étant donné la dépendance directe et structurelle de la croissance économique vis-à-vis de la campagne agricole. Elles rappellent toujours qu'il est moins aisé de séparer la crise agricole des années 1980-82 des émeutes urbaines de 1981[[13]]url:#_ftn13 .

Au cours de l'année dernière, le Maroc a été confronté à une des sécheresses les plus graves jamais connue depuis trois décennies. Bien avant l'été déjà, le rapport de suivi de la situation économique publié par la Banque mondiale[[14]]url:#_ftn14 avait indiqué un recul de la croissance sous l'effet de la baisse de la production agricole de 17,3%, avec un regain de la pauvreté et de l'extrême pauvreté, tandis que le Haut-Commissariat au Plan[[15]]url:#_ftn15 fait état au premier trimestre de la même année, de 148.000 emplois perdus en milieu rural alertant d'une dégradation progressive du niveau de vie de la population. Ceci corrobore un lien entre pénuries d’eau et pertes économiques estimées par la Banque mondiale[[16]]url:#_ftn16 entre 6% et 14% du PIB.

Récemment, dans sa note d’information relative à la situation du marché du travail[[17]]url:#_ftn17 , le Haut-Commissariat au Plan indique au 3ème trimestre 2023, que l’économie marocaine a perdu 297.000 postes d’emploi entre le troisième trimestre de 2022 et celui de 2023, (-29.000 postes en milieu urbain et -269.000 en milieu rural). Tandis que le taux de chômage s’est accru de 2,1 points passant de 11,4% à 13,5%. Cette hausse du chômage concerne essentiellement les jeunes âgés de 15 à 24 ans de 6,5 points à 38,2% et les personnes âgées de 25 à 34 ans (+2,5 points à 20,9%).

Même si elles ne se sont guère appuyées, dans le choix des indicateurs, sur les théories et les modèles discutés entre spécialistes des questions migratoires, plusieurs études avaient au moins un intérêt ; elles mettent en application les modèles explicatifs propres aux recherches quantitatives en sciences sociales menées sur la mobilité spatiale, bien qu’elles n’aient que très peu influencé et informé les travaux sur le Maroc. Sur certains territoires circonscrits (c’est le cas de l’étude sur le Tadla conduite par Daniel Noin), elles ont le mérite de présenter des distributions spatiales de la population observées à diverses échelles[[18]]url:#_ftn18 … On pourrait leur reprocher également l’absence d’une dimension comparative, alors que les données statistiques d'ordres démographique, économique ou sociologique (disponibles, pour certaines d’entre elles, depuis le début du XXe siècle et ce à différentes échelles spatiales) pourraient faire du Maroc l'un des cas d'étude privilégiés d'une démographie historique des migrations internes dans les pays dits du « Sud ».
Depuis 1960, cette mobilité n’a pas cessé de s’intensifier, à un rythme particulièrement soutenu depuis 2000. Relativement stable entre 1960 et 1980, elle va croître au cours de la décennie qui a suivi, puis est devenue soudaine et particulièrement évidente si l’on considère le nombre d’émigrés en pourcentage de la population totale au Maroc même si selon les dernières statistiques de la Banque mondiale, le taux avait légèrement reculé en 2013, passant à 9,1 %, celui-ci demeure élevé et sous-tendu par de fortes intentions d’émigration notamment parmi les jeunes[[19]]url:#_ftn19 .

S’il était difficile avant le XXème siècle d'établir une cartographie de la mobilité de la population marocaine, avec une précision qui soit acceptable, il semble qu’à partir du recensement de 1960 (soit le premier comptage appliqué à la totalité du territoire marocain de cette époque, qui était certainement le plus complet et probablement le meilleur de ceux qui avaient été exécutés jusque-là) on pourrait localiser les habitants sur leur lieu de résidence habituelle même s'ils étaient temporairement absents (absents pour moins de six mois).

Au cours de la période intercensitaire (1960-1970), l’équilibre entre la population et les ressources est resté à peu près fonctionnel jusqu’à la fin des années 70. Cet équilibre perceptible à travers le mode d’occupation originel du territoire, est fortement secoué, pour connaître une seconde grande rupture, sous l’effet de l’accroissement démographique puis de la forte mobilité, cette dernière va conditionner toute l’évolution ultérieure. L’amorce d’une tendance à la diminution des précipitations, au niveau de l’ensemble du Maroc, particulièrement marquée dans les espaces fragilisés par l’érosion, commençait à mettre en difficulté l’activité agropastorale.

Depuis 1980, l’affirmation de la diminution des précipitations amplifie les difficultés rencontrées par l’agriculture bour et irriguée dans certains espaces au nord du Maroc, à l’ouest, sur le plateau central jusqu’au Rehamna, Chichaoua, l’arrière-pays Chaouia jusqu’à Sraghna, puis à l’échelle du Maroc oriental, où la population a diminué, révélant parfois une ‘hémorragie démographique’ qui alimente l’exode vers les villes du Maroc et l’émigration vers l’Europe (principalement vers l’Italie et l’Espagne). On est passé d’espaces encore majoritairement paysans à des territoires en dépeuplement. L’agriculture et l’élevage extensif ne sont plus capables de nourrir la population, qui vit en grande partie de ressources extérieures, résultant de la faillite du système agropastoral, dans un contexte de crise économique globale.

Les sécheresses des années 80, puis 2000 qui ont affecté le Maroc représentent le principal agent de répulsion, puisque plusieurs espaces connaissent un ralentissement de la croissance de la population comme il ressort des résultats du recensement (1,4% en milieu rural), voire un bilan démographique négatif lors des périodes intercensitaires (entre 1982 et 2024). Des recherches de terrain effectuées à des niveaux micro au cours de ces périodes montrent que plus d’1/3 de certains douars ont perdu entre 50 et 90% de leur population[[20]]url:#_ftn20 , soit une évolution tendancielle "dictée" et commandée par l'indigence progressive de la végétation naturelle du fait de l'érosion, déterminant largement l'incertitude de plusieurs activités agricoles. Le monde rural subissant des périodes de sécheresse graves, est devenu un espace de "répulsion" marqué par un exode surtout appauvrissant pour les campagnes, décongestif au départ puis peu à peu érosif, puisqu'il concerne essentiellement la population jeune.

L’émigration, au départ essentiellement masculine et individuelle, va devenir familiale, féminine et définitive[[21]]url:#_ftn21 . Ceci concerne de nombreuses campagnes dans le Haut Atlas central par exemple, et surtout le Rif oriental avec le Souss où le recours aux ressources extérieures, devenu ancien, n’a fait que s’amplifier, mais sous des modalités différentes. Il est désormais devenu, comme dans l’ensemble des espaces du nord, puis de tout le Maroc, une constante dans l’évolution des campagnes et le facteur majeur de leur dynamique.

Graphique 1. L’émigration à partir du Maroc, en pourcentage de la population, a augmenté depuis 2000

La mobilité spatiale de la population marocaine
Population du Maroc, taux d’accroissement moyen et taux d’urbanisation de 1960 à 2024
 
Alors que le Maroc vit une succession de sécheresses, la lecture des sources statistiques disponibles indique que la mobilité spatiale des populations rurales semble bien loin d’une transition migratoire (modification profonde des volumes et d’une inversion des soldes). Corrélativement à la dégradation des conditions de vie dans les campagnes depuis le début des années 80 et surtout des années 90, divers types de mobilité spatiale sont décelés. Ces départs prennent, selon des recherches effectuées sur le terrain[[22]]url:#_ftn22 , des formes diverses, facilités par une réduction de la distance du fait des moyens de plus en plus rapides de transport. Aux migrations franches et soutenues vers les villes (observées lors des recensements effectués au cours des décennies 1960, 1970 et 1980), se sont ajoutés des déplacements courts et/pendulaires, ou saisonniers, parfois en lien avec l’exercice d’une pluriactivité (lorsque l’agriculture n’occupe plus qu’une place secondaire dans le budget familial). Ces formes de mobilité se sont arrimées parfaitement à des espaces «transnationaux» que les migrants marocains ont créés au gré des opportunités entre leurs pays d’origine et d’autres pays d’accueil, notamment vers l’Italie et l’Espagne durant les années 80.

Aujourd’hui, incertitudes et vulnérabilité pèsent toujours sur les moyens de subsistance des zones rurales, ce qui ne favorise guère une stabilité dans les territoires d'origine, d'autant plus que ces derniers souffrent d’un déficit en termes d'infrastructures de base, privant les communautés d'un cadre de vie convenable. Ces vulnérabilités sont mises en évidence depuis la fin des années 90, par au moins deux sources officielles :

Le recensement de l’agriculture de 1998, qui fait part d’une diminution de 22% du nombre d’exploitations agricoles, d’une baisse du nombre d’exploitants agricoles de 3%, et surtout d’un vieillissement des exploitants (ceux âgés de 65 ans et plus représentent 23% du nombre total des exploitants; ceux qui ont plus de 55 ans en représentent 45%) ;

Graphique 2 Evolution du taux d’activité depuis 2017

La mobilité spatiale de la population marocaine
L’Enquête nationale sur la famille réalisée en 1995 qui met en évidence la recherche d’emploi comme le principal facteur à l’origine de la mobilité spatiale des chefs de ménages migrants ruraux (c’est le cas d’un chef de ménage sur deux)[[23]]url:#_ftn23 .
Enfin, faut-il signaler que dans plusieurs bidonvilles au Maroc, lieux d’accueil de générations nées de la migration rurale, ces dernières vivent toujours avec le regret de l’impossibilité de mener à terme un projet migratoire vers un « mieux-être ». Car même si plusieurs de ces citoyens ne se considèrent plus comme « migrants » à proprement parler, parmi eux des primo-arrivants, leurs trajectoires territoriales, les contraintes qui conditionnent leur vie citadine et leurs ambitions s’inscrivent toujours dans une grande vulnérabilité.

Par Mostafa Kharoufi
Sociologue, géographe et diplômé des sciences politiques et des sciences de l’éducation
Expert accrédité par le Bureau des Nations unies en charge des crises et par le FNUAP.

[1] Voir : Recensement : Près de 2 millions de Marocains ont quitté les zones rurales en 10 ans. – 11 novembre 2024 https://fr.hespress.com/395690-recensement-pres-de-2-millions-de-marocains-ont-quitte-les-zones-rurales-en-10-ans.html#google_vignette  ; Le Matin du Sahara. - Recensement 2024 : les détails de la répartition par régions de la population du Maroc.- 7 novembre 2024https://lematin.ma/nation/recensement-2024-la-repartition-par-regions-de-la-population-du-maroc/250463 Migrations internes au Maroc, in Hespress - actualités du Maroc. - https://fr.hespress.com/397021-migration-interne-un-phenomene-en-pleine-expansion-au-maroc.html mercredi 20 novembre 2024
 
[2] Nations unies (DESA). - Manuel de vérification des recensements de la population et de l’habitation, Révision 1. Études méthodologiques – New York, 2010, p. 111

[3] Centre des études et recherches démographiques (CERED). – Les migrations internes au Maroc. – Rabat, 1986

[4] HCP. – Chapitre VII Evolution du secteur agricole et perspectives de développement rural. – p. 430-432

[5] OCDE. - Interactions entre politiques publiques, migrations et développement au Maroc : Chapitre 2 Le paysage des migrations au Maroc. – 2017, p. 40

[6] Voir Daniel Noin. La population rurale du Maroc. – Rouen, PUF, 2 volumes, 1971 et Jean Lecoz. – Le Gharb : Fellahs et colons, Ed. CURS, 2 volumes, 1964

[7] CERED. – Démographie marocaine ; Tendances passées et perspectives d’avenir. - Rapport pour le Cinquantenaire de l’indépendance du Maroc. - p. 12

[8] Troin Jean-François (Sous la Direction de), Le Maghreb : Hommes et espaces, Armand Colin, Paris 1985, p. 173

[9] « La règle selon laquelle les migrants ruraux vers la ville sont surtout jeunes et des adultes d’âge actif ne fait pas défaut au Maroc », Direction de la Statistique, Migration et urbanisation au Maroc, Rabat, ministère chargé de l’Incitation de l’économie, 1993, p. 228

[10] Direction de la Statistique, Enquête nationale sur le niveau de vie des ménages (1998-1999), rapport de synthèse, ministère de la Prévision économique et du Plan

[11] Voir CERED, L’exode rural, Rabat, 1995

[12] Najib Akesbi. – Le retard des pluies impacte toute l'économie. Agri Maroc https://www.agrimaroc.ma/najib-akesbi-avec-le-retard-des-pluies-la-campagne-ne-sera-pas-magnifique

[13] Mostafa Kharoufi. – Sociétés pastorales en crise au Maroc. -  Méditerranée, Aix-en-Provence ; n 3 1983

[14] Banque mondiale. Maroc : Rapport de suivi de la situation économique https://www.banquemondiale.org/fr/country/morocco/publication/economic-update-april-2022

[15] Haut-Commissariat au Plan.- Activité, emploi et chômage (premier trimestre 2022), p. 6
 
[16] World Bank. - 2018. Beyond Scarcity : Water Security in the Middle East and North Africa. MENA Development Report;. Washington, DC. https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/27659 License: CC BY 3.0 IGOm p. 4

[17] Marché du travail: l’essentiel à retenir de la dernière note du HCP. – novembre 2023
 
[18] Hubert Beguin. L’organisation de l’espace au Maroc. -

[19] OCDE. - OCDE. - Interactions entre politiques publiques, migrations et développement au Maroc : Chapitre 2 Le paysage des migrations au Maroc. – 2017, p. 41

[20] Gauche Evelyne. - Recomposition et renouveau de campagnes menacées (Rif Oriental). – Annales de géographie, 2005, pp. 617-642

[21] Mostafa Kharoufi. – Women International Migration in North Africa: Dimensions and impacts. – Family Migration and Dignity, http://dx.doi.org/10.5339/ qproc.2013.fmd.21

[22] Evelyne Gauché. – Recomposition et renouveau de campagnes menacées (Rif Oriental). – Annales de géographie, 2005, pp. 617-642
Troin J. F. – Maroc : Régions, pays et territoires. – ouvrage collectif, 2002
 
[23] CERED. – Démographie marocaine : Tendances passées et perspectives d’avenir. - Rapport pour le Cinquantenaire de l’indépendance du Maroc. - p. 49


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