L’œuvre de l’un des plus grands architectes du monde arabe dépoussiérée : Hassan Fathy sort de l’oubli


Par Camille Abele
Samedi 24 Septembre 2011

L’œuvre de l’un des plus grands architectes du monde arabe dépoussiérée : Hassan Fathy sort de l’oubli
Une association internationale
s’attelle à la
sauvegarde du patrimoine de Hassan Fathy,
l’un des plus grands architectes de l’Egypte contemporaine et du monde arabe. Les experts ont entrepris une
mission d’urgence afin de restaurer une partie du
village de la
nouvelle Gourna, icône de
l’architecture
écologique et
durable dans le monde.

De nombreuses voix s’élèvent dans l’Egypte post-révolutionnaire pour appeler au retour au travail. Injonctions du Conseil suprême des forces armées ou appels plus modérés de diverses forces politiques, tous expriment la peur de ne pas voir le pays retrouver une certaine stabilité et surtout espèrent une reprise rapide de l’économie, sans pour l’instant engager de réelles réformes du système. Mais certains n’ont toutefois pas attendu de recevoir ces bons conseils pour poursuivre leurs activités. Juste un mois après la révolution, l’Association Save the Heritage of Hassan Fathy a entrepris une mission d’urgence visant à prendre des mesures pour éviter la destruction et la dégradation de plusieurs édifices du village de la nouvelle Gourna, près de Louqsor, construit par Hassan Fathy entre 1945 et 1948.
Pour mémoire, la nouvelle Gourna est la réalisation la plus connue de l’architecte égyptien Hassan Fathy (1900-1989), qui lui a valu une reconnaissance internationale, suite à la publication de son ouvrage Construire avec le peuple (1969), qui relate cette aventure exceptionnelle. La nouvelle  Gourna devient dès lors un modèle d’architecture durable et écologique sur le plan mondial, faisant de Fathy un pionnier de la technologie appropriée, quelque trente ans avant que la scène internationale ne s’ouvre à cette question, aujourd’hui essentielle. Destinée à une communauté rurale, la nouvelle Gourna est un projet pilote de logement économique, qui prend en compte les conditions de vie et les habitudes culturelles de la population. La construction s’appuie sur la collaboration de l’architecte avec les futurs villageois et les artisans locaux. S’inspirant de l’architecture nubienne traditionnelle, le village est constitué de maisons en terre crue, qui s’alignent sur des rues étroites et asymétriques autour d’un centre où se trouvent certains bâtiments publics, la mosquée, le théâtre et le khan en particulier.
Malgré ses qualités exceptionnelles, tant esthétiques que conceptuelles, la nouvelle Gourna souffre de graves dégradations depuis plusieurs décennies et est aujourd’hui menacée de ruine. Durant près d’un demi-siècle, les autorités ont négligé de préserver et d’entretenir le village. La terre crue est en effet un matériau solide et durable, qui nécessite toutefois une attention particulière, à savoir renouveler les enduits pour éviter les infiltrations d’eau. Un développement immobilier anarchique met également en danger l’intégrité du village, dont plusieurs maisons ont déjà été détruites et remplacées par des constructions sauvages. Bien que l’importance de la nouvelle Gourna dans l’histoire de l’architecture mondiale soit largement établie — la littérature sur le sujet est riche —, une seule campagne de restauration a eu lieu en 1983, à l’initiative de Hassan Fathy, peu avant sa disparition. Mais si le théâtre et la mosquée, joyaux du village, ont été restaurés, la plupart des édifices sont aujourd’hui dans un état lamentable et les habitants peu satisfaits d’y loger. La révolution du 25 janvier accélère encore le processus de destruction, puisque certains propriétaires, qu’on ne peut pas vraiment blâmer, profitent du tumulte ambiant pour démolir quelques maisons supplémentaires qui menacent de s’écrouler sur leurs têtes.
La sonnette d’alarme est tirée par les experts de Save the Heritage of Hassan Fathy, à qui l’on doit déjà le classement sur la liste des monuments en danger du Fonds mondial pour les monuments de la nouvelle Gourna en 2009.
Cette association internationale, qui regroupe actuellement environ 120 membres, a été fondée à Genève en 2008 à l’initiative de l’historienne de l’art et architecte Dr Leila Al-Wakil, spécialiste du patrimoine bâti et professeure à l’Université de Genève. Cette Egyptienne, qui a grandi en Suisse, honore ses origines depuis quelques années par l’étude assidue du patrimoine architectural égyptien et de l’œuvre de Fathy en particulier. L’association est relayée au Caire par l’historienne de l’art et cofondatrice de l’association, Nadia Radwan, chercheuse à l’Université de Genève. C’est elle qui va se charger de coordonner la mission à la nouvelle Gourna, dont les travaux d’urgence sur le khan viennent d’être achevés, avec le soutien de l’Unesco. Un petit groupe d’experts égyptiens se rend sur place afin d’évaluer l’état des bâtiments et décider des mesures à prendre. Les architectes Gamal Amer et Ahmad Hamid, tous deux d’anciens élèves de Hassan Fathy, Dr Fekri Hassan, archéologue et spécialiste de la conservation du patrimoine, et Nadia Radwan s’envolent pour Louqsor au début du mois de mars 2011.
De nombreuses réunions sont organisées avec les autorités en pleine transition, mais également avec les habitants qui ont de la peine à croire au projet, puisqu’un certain nombre d’experts internationaux se sont déjà déplacés à la nouvelle Gourna, avec des promesses sur le papier, alors que personne n’a vu de briques de terre crue sécher au soleil en vue de commencer les travaux. Par le passé, les Gournis avaient été tenus à l’écart des discussions sur d’éventuelles restaurations et le futur de leur village, provoquant un fort ressentiment au sein de la communauté. Les experts de la mission menée par Save The Heritage of Hassan Fathy identifient avec eux les problèmes les plus urgents à résoudre : le khan, dont une partie des arches s’est écroulée, et la maison à moitié démolie de Hassan Fathy serviront d’exemple dans la première étape du chantier. Des contremaîtres et des maçons sont recrutés dans la région, conformément à la vision de Fathy, qui prônait un recrutement local et une formation sur le terrain, afin de transmettre un savoir-faire traditionnel aux générations suivantes, leur assurant par là même une source de revenus durables. Dans le contexte de la révolution, alors que les visiteurs ont déserté la région de Louqsor, dont l’économie est très largement basée sur le tourisme, cette nouvelle manne économique est particulièrement la bienvenue pour les Gournis. La confiance avec la communauté se rétablit peu à peu, les autorisations nécessaires obtenues, la première phase des travaux peut démarrer.
Le khan est passablement abîmé, les fondations de pierres calcaires, les murs et les arches de briques de terre crue sont rongés par l’eau infiltrée. L’une des arches angulaires n’a pas tenu le choc, provoquant l’effondrement du dôme qu’elle soutenait. Sur la place centrale, le khan offre un piteux spectacle, qui contraste avec la mosquée bien entretenue d’en face, principal lieu d’activité du village, très fréquentée par les Gournis. Ces dernières années, le khan fut occupé par l’administration locale, plus soucieuse de trouver un lieu pour ses bureaux que d’entretenir le lieu. Les travaux visent donc à consolider l’ensemble et à reconstruire les parties endommagées, en respectant les principes techniques originaux. Les fondations sont renforcées, les pierres en trop mauvais état remplacées. Pour reconstituer le dôme démoli et certaines arches, on fait appel à des charpentiers qui réalisent des cadres de bois, sur lesquels s’appuient les nouvelles briques de terre. Des contreforts de pierre sont construits pour stabiliser l’ensemble et les fissures des murs sont bouchées. Enfin, des rigoles de drainage sont creusées dans le sol pour éviter les futures infiltrations et un nouvel enduit est posé sur l’ensemble, qui retrouve un aspect proche de son état originel, rendant ainsi hommage à l’œuvre de son illustre créateur.
Les choses s’avèrent plus ardues pour la maison de Hassan Fathy, qu’il occupait lors de la construction du village et dont l’état est proche de la ruine. La demeure est actuellement revendiquée par le fils du gardien de la maison du temps de Fathy, avec qui les experts de Save the Heritage of Hassan Fathy ont dû batailler pour faire accepter l’idée d’une restauration.
Dans le flou qui entoure les actes de propriété à la nouvelle Gourna, il est en effet difficile de savoir qui a le dernier mot concernant le devenir des maisons. A l’heure actuelle, l’équipe de la mission n’a pas encore pu démarrer les travaux et continue les négociations avec cet encombrant villageois, qui a menacé d’employer la violence contre n’importe quelle personne qui essaie de pénétrer dans l’enceinte de la maison. Pour l’instant, seule une compensation financière semble être à même de le convaincre, mais les discussions entre les autorités, la communauté dans son ensemble, l’équipe de Save the Heritage of Hassan Fathy et ce dernier vont bon train, afin de trouver un accord le plus rapidement possible. En attendant, la mission se poursuit, par la mise en place d’une campagne de sensibilisation par le biais de panneaux et de feuillets d’informations destinés à la population locale et aux visiteurs.
On voit donc que pareille mission d’urgence n’est pas une entreprise facile, dans le contexte de l’abandon total dont la nouvelle Gourna a fait l’objet pendant de longues années. De ce terrain a surgi un grand nombre de problèmes épineux sur le plan humain, allant d’un mécontentement général de la communauté, une grande méfiance envers tout projet de restauration, jusqu’à la revendication illégale de propriété. Les trop nombreuses maisons originales détruites ont malheureusement disparu à jamais, et les dommages sur les édifices encore en place seront bientôt irréparables. La révolution peut donc jouer un rôle important pour changer les mentalités et faire prendre conscience par rapport à ce patrimoine culturel d’exception. L’équipe de la mission a par ailleurs déjà profité en quelque sorte des bouleversements que connaît actuellement l’Egypte. Sous l’ancien régime, de telles mesures de préservation n’auraient en effet pas pu être prises si rapidement, étant donné la lenteur et la corruption du système, qui expliquent le laisser-aller dont le village a fait l’objet pendant près d’un demi-siècle. La question financière est bien sûr importante, mais pas primordiale, puisque la plupart des objectifs de la mission ont pu être réalisés avec un budget dérisoire. L’exemple réussi de la restauration du khan devrait, on l’espère, participer à réveiller les consciences pour qu’enfin la nouvelle Gourna soit préservée dans son intégrité et soit à la hauteur de ses qualités exceptionnelles. Le temps presse. Les ardents défenseurs de la mission Save the Heritage of Hassan Fathy ouvrent enfin une fenêtre d’espoir pour le destin de la nouvelle Gourna, œuvre majeure de l’un des plus grands architectes qu’ait connus l’Egypte.

 * Journaliste à Al Ahram Hebdo


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