L’avortement : Toute une polémique

Les pro-IVG face à des dogmes irréductibles


Chady Chaabi
Jeudi 27 Juin 2019

 Alors qu’il est discuté actuellement à la Chambre des représentants, trois ans après son adoption, le projet de loi n°10.16 portant sur la légalisation de l’avortement, partie intégrante de la réforme du Code pénal, n’en finit pas de faire grincer des dents. En effet, quand bien même autorisera-t-il l’interruption volontaire de grossesses (IVG) dans des cas bien précis, il n’en reste pas moins que la désapprobation gronde chez les acteurs associatifs qui y détectent de multiples lacunes, au même titre que les anti-avortement, dont des réfractaires pour des raisons d’ordre religieux, craignent l’abus du recours à cette pratique. En tout cas, l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (AMLAC), présidée par le docteur Chafik Chraïbi, a organisé un sit-in de sensibilisation mardi après-midi, en face du Parlement à Rabat, accompagné de la coalition «Printemps de la dignité», dont l’objectif d’assoupir la loi interdisant l’avortement. C’est ainsi que devant un parterre conséquent de journalistes, les acteurs associatifs précités ont manifesté, brandissant des banderoles et autres affiches déployés comportant les mentions "200.000 avortements clandestins par an", "26 bébés abandonnés par jour". Vous l’aurez certainement compris, ce vieux serpent de mer qu’est l’IVG n’est pas un sujet comme les autres. Tabou, aux multiples ramifications, il n’a pas encore fini de faire parler de lui et pas uniquement au Maroc. Explications.

Ce que dit la loi n°10.16
Si l’on se réfère au site Internet de la Chambre des représentants, le projet de loi n°10.16 modifiant et complétant les dispositions du Code pénal, déposé à la Chambre le vendredi 24 juin 2016 par le Conseil de gouvernement, autorise une interruption volontaire de grossesse dans trois cas : Primo, lorsque la femme est victime de viol ou d’inceste. Secundo, si elle est atteinte de troubles mentaux. Et tertio, en cas de malformations fœtales. S’agissant des deux premiers cas, l’IVG ne doit pas être pratiquée au-delà de 90 jours de grossesse. Pour ce qui est des malformations du fœtus, l’avortement devra être réalisé avant d’atteindre 120 jours de grossesse. Un délai qui peut être dépassé dans le cas de maladie indétectable lors des quatre premier mois de grossesse, sans pour autant outre-passer 22 semaines. Dans un cas comme dans l’autre, ledit projet de loi prévoit que l’IVG doit être réalisée par un médecin dans un centre hospitalier public ou dans une clinique agréée.
Au jour d’aujourd’hui, l’avortement est toujours puni par la loi. Selon le Code pénal, une femme qui s’est intentionnellement fait avorter ou a tenté de le faire, ou qui a consenti à faire usage de moyens propos à elle ou administrés à cet effet risque une peine de six mois à deux ans de prison et une amende de 500 à 5.000 dirhams. Résultat : Selon les conclusions d’une étude réalisée par l’Institution nationale de solidarité avec les femmes en détresse (INSAF), 153 enfants naissent hors mariage par jour au Maroc, parmi eux 24 sont abandonnés. Aussi, on comptabilise 800 avortements clandestins par jour. Un chiffre revu à la hausse, par un rapport de l’ONU datant de 2017 estimant le nombre d’avortements clandestins à 1.000 quotidiennement, avec des conséquences psychologiques et sociales de ces interruptions de grossesse, aussi bien pour les victimes que pour leur entourage. Pis, l’IVG qui serait facturée entre 3000 à 10000 DH dans les cliniques, pourrait être réalisée via des recettes traditionnelles au prix de 200 à 300 dirhams, ce qui engendre inévitablement une forte mortalité des mères par intoxication suite à la prise de potions abortives. Du coup, on pourrait croire que le projet de loi n°10.16 confine à une lueur d’espoir dans une étendue noire de désespoir. Toutefois, c’est loin d’être le cas.

Que lui reproche-t-on ?
« Comme vous le savez, de nombreux enfants issus de grossesses non désirées se retrouvent dans la rue, soit dans une poubelle, soit promis à une vie de souffrance, ainsi que leurs mères d’ailleurs. Pour illustrer ce danger, je vous demande d’apporter avec vous à la manifestation une poupée ou un poupon, nu, sur lequel sera écrit au marqueur ARTICLE 453 ». C’est de cette façon que le docteur Chafik Chraïbi, président de l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (AMLAC), a appelé à manifester sur sa page Facebook. « En déposant ces poupées par terre dans la rue devant le Parlement », explique-t-il, « il s’agit d’illustrer ce qui se passe quand ces femmes sont réduites à vivre ce cauchemar d’abandonner un enfant. Et faire voir à notre pays tout entier ce qu’il se refuse de voir, à savoir ce que notre hypocrisie crée dans notre société. » Une mise en scène choc qui puise son origine dans le très critiqué « Article 453 », l’article du Code pénal qui punit l’avortement sauf dans le cas où la vie de la mère est en danger, et dont l’amendement en vue d’une extension de la définition de la santé est espéré (Lire interview ci-contre).
Du côté du «Printemps de la dignité», c’est quasiment le même son de cloche. Si dans son communiqué, la coalition d’ONG exprime son scepticisme quant au texte et plus particulièrement le volet dédié à l’avortement, tout en poussant pour une modification du principe de santé, elle pointe également du doigt les cas où l’IVG est autorisée et plus particulièrement le viol et l’inceste, avec en ligne de mire, l’obligation d’engager des procédures judiciaires et administratives. Un processus jugé contraignant à cause du temps judiciaire et d’enquête qui risquent de dépasser le délai légal de 90 jours autorisant l’avortement. En sus, « Printemps de la dignité » a braqué les projecteurs sur les lourdes sanctions prévues par le Code pénal, à l’encontre des médecins gynécologues (un à cinq ans d’emprisonnement. Dix à vingt ans si l’IVG a entraîné la mort), parfois désignés à tort ou à raison comme «tueurs à gages»,. Mais pas que. La coalition fustige tout autant les nouvelles fonctions prévues pour ses médecins : «On leur demande de faire le conseiller et le prédicateur auprès d’une femme qui vient avorter, or c’est une mission qui relève plutôt d’une assistante sociale ou d’un prédicateur ».
En somme, il est évident que le projet de loi n°10.16 est loin de répondre aux attentes. Mais au moins, il a le mérite d’exister, serait-on tenté d’optimiser, contrairement à d’autres pays et pas seulement islamiques. Justement, qu’en est-il ailleurs sur la planète ?

Inaccessible pour plus de la
moitié des femmes dans le monde
L'interruption volontaire de grossesse dans le monde est un droit parfois fragile et accessible pour seulement 39,5% des femmes, dans 68 pays. Entre 2010 et 2014, il y a eu 55,7 millions d'avortements par an dans le monde, ce qui représente un taux d'interruption volontaire de grossesse d'environ 25% dont 25,5 millions d'IVG sont non sécurisés. Ces avortements, effectués dans de mauvaises conditions, débouchent sur environ 47.000 décès par an. En Europe, la majorité des pays membres de l'UE autorisent l'avortement sans restriction jusqu'à 10 ou 12 semaines de grossesse à l’instar de la France. En Suède 18 semaines. Aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, 24 semaines. En Belgique, on peut avorter la veille de l'accouchement parce qu'il manque un doigt à l'enfant. Autorisé aux États-Unis, les défenseurs de l'IVG sont inquiets depuis l'arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, puisqu’en avril 2017, une loi autorise les Etats à interdire le transfert d'argent public à une clinique qui pratiquerait l'interruption volontaire de grossesse. Le continent africain est très restrictif, puisque seulement trois pays autorisent l'IVG sans restriction : le Malawi, la Tunisie et l'Afrique du Sud. Dans beaucoup d’autres, l'IVG n'est accessible qu'en cas de danger pour la vie de la mère, comme en Côte d'Ivoire, en Somalie, en RDC, en Ouganda, au Soudan du Sud ou en Libye. Par ailleurs, dans certaines régions d’Asie ou d’Europe orientale, où avoir un garçon est une quasi obligation, il existe des avortements sélectifs selon le sexe de l’enfant à naître.


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