Interview du directeur général de l’Organisation mondiale du commerce : Pascal Lamy : “Nous ne sommes pas devant un tsunami protectionniste mais il faut rester vigilant”


Propos recueillis par Mohamed Kadimi
Mercredi 17 Juin 2009

Interview du directeur général de l’Organisation mondiale du commerce : Pascal Lamy : “Nous ne sommes pas devant un tsunami protectionniste mais il faut rester vigilant”
Le rapport entre
commerce et croissance est avéré. Ce constat est, cependant, valable pour les pays industrialisés et non pas pour les
économies fragiles qui n’exportent rien sinon les matières premières brutes. La crise
financière internationale qui produit toujours ses effets  a démontré les limites de l’ouverture économique mondiale et du libéralisme. Pour faire face à cette
situation dangereuse,
plusieurs banques et multinationales ont déclaré faillite. Les Etats très développés ont injecté des milliards de dollars pour sauver des secteurs entiers,
préserver l’emploi et maintenir un niveau élevé d’exportations.
Or, c’est à un retour au protectionnisme auquel nous assistons.
Cette tendance fausse le système commercial multilatéral et ne permet pas aux pays
sous-développés de construire des économies solides et pérennes.

Libé : Avec la crise financière mondiale, le protectionnisme prend des dimensions inquiétantes. Quels seront, à votre avis, les impacts de cette tendance sur l’économie mondiale et notamment des pays pauvres ou en voie de développement ?

Pascal Lamy : Tous les pays sont touchés par la crise y compris ceux en développement, mais ils sont plus vulnérables face à la crise. Leurs économies dépendent trois fois plus des échanges internationaux notamment avec les pays développés, où la demande s’est fortement contractée. Les pays en développement n’ont pas les moyens financiers de remettre à flot leurs systèmes bancaires ou industriels en cas de crash. Or, le commerce est un moyen puissant de relance. Garder le commerce ouvert est donc essentiel pour ces pays. C’est d’autant plus important que ce sont les pays en développement qui, aujourd’hui, tirent la croissance mondiale.

Quelles sont les moyens dont dispose l’OMC pour limiter les effets négatifs de cette tendance ?

L’OMC joue le rôle de gendarme et ses membres discutent des mesures protectionnistes prises ici ou là en réaction à la crise. Cet exercice permet d’avoir une image radar de l’état de santé du commerce. Aujourd’hui, nous ne sommes pas devant un tsunami protectionniste mais il faut rester vigilant. Il ne faut pas oublier que les importations des uns sont les exportations des autres et que des mesures protectionnistes déclencheraient des rétorsions. Les membres disposent aujourd’hui d’une marge de manœuvre pour augmenter leurs droits de douane et leurs subventions sans enfreindre les règles de l’OMC. Avec le risque protectionniste, conclure le Cycle de Doha permettra de réduire ce risque et de renforcer le système commercial mondial fondé sur des règles. Les échanges commerciaux souffrent de l’assèchement de financement des crédits imports/exports  et de la hausse du coût du risque. Environ 90% des échanges mondiaux sont financés par des crédits commerciaux. L’OMC travaille avec les banques régionales de développement, le secteur privé et les autres organisations internationales comme la Banque mondiale  pour améliorer le financement du commerce. La Banque africaine de développement joue un rôle très actif et positif  dans ce domaine. Dans le contexte de crise actuelle, il est essentiel de maintenir le flux du commerce pour les pays en développement. L’aide au commerce permet aussi d’améliorer leurs capacités de production et de les préparer pour sortir de la crise plus rapidement. Les 6 et 7 juillet prochains, nous ferons, à Genève, une deuxième conférence internationale pour faire  un état des lieux sur l’aide au commerce, c’est-à-dire la partie de l’aide au développement consacrée à l’amélioration des capacités commerciales des pays en développement.

Etes-vous toujours convaincu que le commerce mondial, tel que réglementé à l’échelle mondiale, est en mesure de promouvoir le développement économique des pays en voie de développement ?

Le rapport entre commerce et croissance est avéré. L’ouverture des échanges et la réduction des obstacles au commerce créent de l’efficacité, encouragent l’innovation, génèrent de la richesse et favorisent la croissance. Mais le commerce ne peut pas tout. La croissance et le développement dépendent notamment de la qualité de l’infrastructure, de l’éducation, du progrès technologique. L’OMC ne peut pas résoudre les inégalités de revenus qui existent à l’intérieur d’un pays et qui ressortent de politiques de redistribution nationales. Des politiques nationales adéquates doivent par conséquent accompagner l’ouverture des échanges afin d’en empocher les bénéfices tout en réduisant l’insécurité sociale.

Peut-on craindre l’effondrement de l’Organisation mondiale du commerce sous l’effet de la crise financière mondiale ?

L’OMC est plus nécessaire que jamais. La crise est née de l’absence de règles internationales en matière de  finance. L’OMC, avec ses 60 ans de règles commerciales multilatérales, a démontré l’importance de la régulation internationale. Elle a instauré des règles communes, offrant ainsi une stabilité et une prévisibilité du commerce, ce qui est essentiel pour les entreprises. Si l’OMC n’existait pas, il faudrait l’inventer. De plus, les pays en développement, qui composent l’OMC pour les deux tiers, sont très attachés à cette organisation. Ils y ont acquis un poids et une influence qu’ils n’ont nulle part ailleurs, même si cela commence à changer avec le G20. A l’OMC, on ne négocie pas sans les pays africains ou sans le Brésil. Cette force permet aux pays en voie de développement d’obtenir des résultats concrets qui leur seront favorables et d’introduire davantage d’égalité et de justice au sein des règles du jeu commercial.

La libéralisation du commerce mondial a démontré dans le contexte actuel qu’elle s’est faite au détriment des pays pauvres et ceux en voie de développement. Qu’en pensez-vous ?

 Il subsiste encore des iniquités dans le système commercial international au détriment des pays en développement. Il n’est donc pas étonnant de constater, par exemple, que les droits de douane sur le textile ou l’habillement, là où les pays en développement ont un avantage comparatif, restent très élevés. Dans le cadre des négociations du Cycle de Doha, les membres de l’OMC tentent de rééquilibrer la donne. La conclusion de ce Cycle permettra la réduction des subventions agricoles qui perturbent les échanges et qui portent préjudice aux agriculteurs africains. C’est ce qui se passera dans le secteur du coton où on dénombre 15 millions de producteurs africains qui ne bénéficient d’aucune aide et 12.000 producteurs américains ou européens qui, eux, reçoivent des milliards de dollars de subventions. Les pays pauvres ont aussi besoin d’un accès élargi aux marchés d’exportation pour soutenir leur croissance. La réduction des droits de douane sur les produits industriels ou agricoles, qui porte davantage sur les droits les plus élevés, présente donc un intérêt certain pour les pays en développent.  Et à l’OMC rien ne se décidera sans eux.

L’OMC est accusée  d’être responsable de la crise alimentaire des deux dernières années. Qu’en dites-vous ?

La crise alimentaire a de nombreuses causes et le commerce n’en est pas responsable. Au contraire, il peut constituer une des solutions au problème. Beaucoup de pays dépendent du commerce international pour satisfaire leurs besoins d’approvisionnement en nourriture. Certains pays sont plus efficaces que d’autres pour produire des biens alimentaires. Il y a des pays où les conditions climatiques sont trop difficiles pour pouvoir développer une agriculture. Toute l’eau du Nil ne suffirait pas à produire les céréales que les Egyptiens consomment. Le commerce est donc un bienfait. Il est la courroie de transmission qui permet de faire fonctionner les rouages de l’offre et de la demande. Il faut donc plus d’échanges et de commerce régulé, et mettre le plus d’huile possible dans les échanges. La meilleure façon d’y arriver est de réduire les barrières au commerce grâce à la conclusion du Cycle de Doha.  Cependant, l’OMC ne peut pas tout faire. Il faut que les gouvernements usent de leurs influences auprès de la Banque mondiale, de la FAO et du FMI pour réorienter une partie des aides au développement vers l’agriculture. Il faut agir pour augmenter la productivité agricole. Rappelons aussi qu’en matière alimentaire, la plupart des pays en développement disposent de marges de manœuvre douanières pour partager leurs marchés nationaux qu’ils n’utilisent pas en raison de l’impact que ces droits de douane auraient sur les prix à la consommation.

Les pays industrialisés subventionnent, actuellement et à grande échelle, les banques, les grandes entreprises sinon tous les secteurs. Ne pensez-vous pas qu’il s’agit là d’une atteinte qualifiée aux normes de la libéralisation du commerce mondial et, par conséquent, des règles fondamentales de l’OMC ?

Il y a un risque que les plans de relance financiers et industriels créent des distorsions au commerce international. L’OMC a ainsi mis en place un système de surveillance afin d’évaluer si ces politiques ont une incidence sur le commerce international. Ces mesures sont détaillées dans des rapports trimestriels qui font l’objet de débat entre nos membres. La transparence est notre meilleure arme pour lutter contre les tentations de replis isolationnistes.

Quelles sont les perspectives du système parrainé par l’OMC dans ce contexte mondial d’incertitude?
 
 La crise actuelle a été générée par un manque de régulation international majeur dans la finance. A contrario, depuis 60 ans, le commerce dispose d’un système régulé en matière d’échanges internationaux. Ces principes constituent une police d’assurance contre le protectionnisme qui a conduit au désastre économique des années 30. L’OMC continue à jouer, comme par le passé, son rôle « d’absorbeur de chocs ». Grâce à son système régulé, l’OMC apporte une stabilité et une prévisibilité dans le commerce qui est essentiel en ces temps difficiles.  Il ne s’agit plus aujourd’hui de débattre des mérites d’une réglementation mondiale mais de l’adapter aux problèmes d’aujourd’hui. Le défi supplémentaire sera pour les pays membres des différentes organisations internationales d’apporter un peu plus de cohérence entre les décisions qu’ils prennent au sein de ces institutions.

Quel bilan établissez-vous de votre mandat qui a expiré ?

Après quatre ans à la tête de l’OMC, je reste convaincu que l’ouverture progressive des marchés au commerce international, avec des flexibilités adéquates, permet de réaliser l’objectif du développement durable, de relever le niveau de vie des populations, de réduire la pauvreté et de favoriser la paix et la stabilité.  Ces quatre ans nous ont permis d’avancer sur la voie d’une meilleure participation des pays en développement dans le système commercial global. Aujourd’hui, on est plus proche de la conclusion du Cycle de Doha, qui nous permettrait ainsi de renforcer l’OMC. On a fait des progrès avec l’adhésion des nouveaux membres à l’OMC comme le Vietnam, le Cap-Vert, l’Arabie Saoudite ou l’Ukraine. On a aussi avancé dans le domaine de l’aide au commerce, qui constitue aujourd’hui le complément nécessaire à une plus grande ouverture commerciale. Mais beaucoup rester à faire et je m’y attelle pour les prochains quatre ans.


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