Intelligence, communication et ingénierie territoriales : Pour penser ensemble le développement durable des territoires


Par Serge Gagnon *
Vendredi 2 Décembre 2011

Intelligence, communication et ingénierie territoriales : Pour penser ensemble le développement durable des territoires
Les territoires sont actuellement en mutation, mais cette mutation n’est pas homogène.
Une série d’événements les secoue: à certains endroits, l’industrialisation des pratiques agricoles met en cause le patrimoine local; à d’autres endroits, la crise forestière laisse les communautés locales dans le désarroi.
Ce ne sont là que deux illustrations de transformations radicales des économies régionales.
Les territoires connaissent donc de profonds changements, accélérés par la technologie, la mobilité des biens et des services, le néolibéralisme, etc.
Ainsi, les territoires se questionnent sur leur identité
Autre constat: les catégories classiques rurale et urbaine tendent à s’estomper pour donner lieu à une reconfiguration de la relation de l’être humain à son territoire.
Nous avons donc désormais affaire à une géométrie variable des territoires où les discours économique et écologique sont dos à dos.
Les modèles classiques ne permettent pas de comprendre cette nouvelle problématique.
Ce contexte de transformation des territoires impose alors de revoir les instruments d’observation et d’analyse.
Nous sommes devant le problème le plus difficile à résoudre; déchiffrer la complexité territoriale.
Après quarante années de politiques de développement régional en France comme au Québec, il existe encore de nos jours d’importantes disparités socio-économiques entre les régions dites «périphériques et centrales» et à l’intérieur même des territoires, entre les «milieux ruraux et urbains».
Comment expliquer de telles différences?
Les théories classiques en économie régionale nous apprennent que les revenus se distribuent uniformément dans un rayon de 100 à 150km autour des pôles urbains de développement
Ces mêmes études nous indiquent aussi que dans le cas des espaces ruraux, on observe un gradient généralement négatif des revenus et de la démographie, de l’agglomération vers la périphérie
Toutefois, on observe bien à l’écart des agglomérations, des disparités importantes de revenus entre divers milieux ruraux contiguës (ex : zone de villégiature cossue/village dévitalisé).
Comment expliquer ces sauts qualitatifs à distance des agglomérations ?
Le phénomène de métropolisation peut certainement rendre compte de l’écart rural-urbain, mais qu’en est-il de la différenciation interne; rural-rural.
Certes, les quarante dernières années ont vu croître la tertiarisation de l’économie, encourageant l’exode rural et une certaine ségrégation socio-économique de l’espace géographique, mais ceci explique-t-il la différence intrinsèque observé en milieu rural ?
Prenons le cas du Québec.
Historiquement, les industries forestière et agricole ont été les moteurs de la colonisation et de la mise en valeur économique de la majorité des régions.
De l’implantation des premiers colons agriculteurs, jusqu’à la production agroforestière intensive qu’on observe dans certaines régions, l’agriculture et la foresterie ont occupé une place prépondérante dans l’économie des territoires.
Dotées, à l’époque de la spécialisation, d’une forte structure de transformation tant des produits alimentaires que du bois, les industries agricole et forestière régionales ont connu des années prospères avant d’être frappées par les contraintes de la mondialisation des marchés.
Si des impacts positifs peuvent être associés à la mondialisation économique, notamment pour les entreprises multinationales, il reste que de nombreux impacts négatifs s’ensuivent, dans les milieux locaux, notamment par l’érosion des identités, observable concrètement dans de nombreux territoires dits «périphériques».
Conjugués à la modernisation de la production agricole et forestière, les changements provoqués par la globalisation des économies et des capitaux ont entraîné une véritable recomposition des territoires depuis les années quatre-vingt.
Ces transformations rappellent ce que mentionnait Benko et Lipietz en 1992, des territoires sont perdants alors que d’autres sont gagnants.
Une question alors doit être posée: au-delà des facteurs traditionnels d’attractivité économique et de l’opérationnalisation des modèles classiques de développement, quelles sont donc les conditions d’une mise en valeur des territoires qui respectent le caractère local des territoires?
S’il est vrai que la dotation en ressources naturelles a été la motivation des implantations pionnières au Québec, et qu’elle a joué un rôle majeur pendant de nombreuses décennies, qu’en est-il de nos jours ?
À l’époque de la grande mobilité des personnes et des facteurs de production, ainsi que de la valorisation du temps libre, quels sont les facteurs déterminants de l’occupation des territoires?
Comment, eu égard au contexte mondial de transformation en cours, penser les stratégies d’aménagement et de développement dans une telle complexité?
En regard des différentes échelles d’analyse (locale, régionale, etc.), les stratégies d’aménagement et de développement sont rapportés à des conditions de possibilité, voire à des contextes : originalité, accessibilité, positionnement à l’égard des autres territoires, aménagement, planification, capacité de support du milieu, disponibilité en services, etc.
Ce qui fonde la réussite économique d’un territoire est alors lié à l’organisation de l’espace, à ce qui permet la mise en valeur d’un contenu préalablement évalué comme potentiel, quels que soient le lieu et les qualités naturelles ou anthropiques de celui-ci.
La distribution des usages, des infrastructures et des équipements répond alors au principe de rendement optimal. L’accent est mis sur les utilisations du sol, les activités subordonnées et les aménagements qui les appuient.
On réfère habituellement à la compatibilité des occupations, des usages et des activités, strictement sous l’angle des nuisances.
C’est le cas, entre autres, de la capacité de charge assujettie à des seuils destinés à préserver les équilibres écosystémiques
Un ensemble de normes a progressivement conforté cette approche, de même que le savoir et les savoir-faire des aménagistes.
La satisfaction des différents marchés, en particulier métropolitains, comme l’équité en matière de desserte et d’investissements, constituent des paramètres de base.
Les plans des organismes d’aménagement et de développement témoignent de cette approche dit «volontariste».
L’analyse des structures et des potentiels conduit à des schémas directeurs d’organisation spatiale qui répond à un certain nombre d’objectifs se rapportant aux particularités du milieu, de même qu’aux anticipations et aux attentes des acteurs.
L’identification des aménagements et des équipements projetés ou souhaitables, l’élaboration d’un plan de mise en valeur et l’esquisse de montages financiers pour réaliser les projets, complètent l’exercice de planification dit «stratégique».
Pour les tenants de cette approche, le territoire est perçu essentiellement comme une ressource et un support, un substrat utilisable pour répondre aux besoins de la société.
Il suffit d’une ressource ou d’un marché à proximité pour justifier l’implantation et l’aménagement d’un équipement.
Les équipements sont ainsi soigneusement normés et normalisés de manière à assurer une certaine équité dans leur distribution et leur calibrage:
Toutefois, on constate que l’évolution récente des territoires est passablement le résultat de conflits dû à la projection d’activités économiques dans des espaces non-réceptifs.  Ces contradictions gagneraient évidemment en acuité au fur et à mesure de l’abdication de l’État, qui laisse libre cours aux mécanismes d’occupation en entérinant, par exemple, pour le Québec, le droit de produire des agriculteurs, ou en se retirant lui-même du décor par la voie de partenariats et de privatisations.
En l’occurrence, l’accent est mis sur un accès direct, utilitaire et instrumental au territoire et à ses ressources. L’occupation et la mise en valeur du territoire répondent d’une évaluation et d’une prise en charge des besoins, d’une exploitation raisonnée de la ressource et d’une offre en regard de la rentabilité économique à court terme.
Tant que les colocalisations occupationnelles et utilitaires des ressources du territoire restaient dans les limites du tolérable et que l’État assumait la gestion des conflits et des crises, on pouvait continuer d’espérer qu’avec un peu plus d’investissements, de meilleures infrastructures, plus de publicité et une bonne dose de concertation entre acteurs, on parviendrait au développement de ces lieux aux valeurs volontairement décrétées.
Ce qui ne fut pas le cas.
Il suffit d’une intensification des nuisances générées par ces activités, d’une reconfiguration de la demande ou d’un désengagement de l’État, pour que la position soit fragilisée économiquement et délaissée.
Cela signifie qu’on ne peut réduire l’analyse de la complexité territoriale qu’aux occupations socio-économiques.
Le parachutage d’une fonction dans un territoire ne transforme pas magiquement la position d’accueil en réussite d’aménagement.
L’histoire du développement régional en France et au Québec depuis les années soixante est instructive à cette égard.
Cette mise au point sur la valeur de l’espace géographique permet de voir comment a été appréhendée la complexité des territoires au cours des quarante dernières années.
Quel diagnostic peut-on poser maintenant sur l’organisation actuelle des territoires ?
Ces nouvelles perspectives incitent les acteurs territoriaux, les gestionnaires, de même que les chercheurs à repenser la façon d’étudier cette réalité contemporaine.
L’accélération du changement, exacerbée par  la mobilité des biens et des services et par la volatilité de la technologie, impose donc une nouvelle lecture.
Un nouveau rapport de force s’est mis en place et les acteurs en présence ne disposent pas d’outils adéquats pour faire face à cette nouvelle problématique.
Les travaux des chercheurs doivent justement viser à répondre précisément à ces exigences.
La compréhension des milieux implique alors l’adoption de nouveaux instruments d’observation et d’analyse; une intelligence territoriale au service de la complexité des territoires.

*Spécialiste en aménagement
du territoire à l’Université du Québec en Outaouais

Texte intégral de l’intervention de l’auteur devant la conférence
intercontinentale en intelligence
 territoriale organisée à l’Université du Québec en Outaouais


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