Histoire des crises germano-marocaines


Faut-il réclamer des réparations à l’Allemagne ?

Fawzi Boubia
Lundi 8 Mars 2021

Dans l’histoire contemporaine, il y a eu quatre ingérences majeures et tragiques de l’Allemagne dans les affaires marocaines
- Colonisation du Sahara marocain entérinée par la Conférence de Berlin, 1884-1885.
- L’Allemagne menace de coloniser le Maroc ; politique de la canonnière : coup de force d’Agadir, 1911.
- Armes chimiques allemandes confectionnées en Allemagne et utilisées avec la participation d’experts allemands pendant la guerre du Rif, 1921-1927.
- Blocage du plan d’autonomie pour le Sahara marocain par l’Allemagne au Conseil de sécurité.


De quel droit l’Allemagne entérine-t-elle par la Conférence de Berlin (1884-1885) la colonisation du «Sahara occidental» qui était pendant toute la période pré-coloniale un territoire marocain ? Il est même le fief d’une des plus prestigieuses dynasties à avoir régné sur le Maroc qui s’étendait à cette époque, c’est-à-dire de la moitié du 11e siècle jusqu’à la moitié du 12e siècle, du sud du Sahara marocain jusqu’en Andalousie en Espagne et au Portugal. Ont pris la relève les dynasties des Almohades, des Mérinides, des Saadiens et des Alaouites (de 1666 jusqu’à nos jours).
En 1884, l’Espagne a colonisé le Sahara marocain, mais elle n’avait pas encore d’assise juridique pour cette initiative. Alors, elle s’est adressée à l’Allemagne qui était en train d’organiser une grande conférence pour le partage de l’Afrique entre les puissances européennes. Il s’agit de la triste célèbre Conférence de Berlin réunie par Bismarck, le tout puissant chancelier du Reich, entre le 15 novembre 1884 et le 26 février 1885. C’est à l’issue de cette conférence que l’Espagne a obtenu la sanction juridique de sa mainmise sur le Sahara marocain. L’Acte général de la Conférence de Berlin datant du 26 février 1885 commence par la formule :«Au nom de Dieu Tout-Puissant». Donc, l’Allemagne invoque le Tout-Puissant pour donner son aval juridique à l’Espagne afin de coloniser le Sahara marocain (cf. article 34, chapitre VI, de l’Acte général).
Le Maroc et les pays africains concernés devraient donc avoir le droit de demander des réparations à l’Allemagne pour avoir organisé sur son territoire ce complot contre l’Afrique.
Le 11 juillet 1911, l’Allemagne s’attaque de nouveau au Maroc. C’est le fameux coup de force d’Agadir. Elle envoie la canonnière «Panther» prendre position dans la baie d’Agadir. C’est une démonstration de force de la part du Reich qui veut prouver au monde qu’il est décidé coûte que coûte à coloniser le Maroc. Pour appuyer ses revendications, l’Allemagne envoie deux autres bâtiments de guerre le «SMS Eber» et le «SMS Berlin». Depuis cette époque, la politique étrangère allemande est connue sous la dénomination «politique de la canonnière» (Kanonenbootpolitik). La droite allemande jubile : «Hourra !» ; «Quelle glorieuse entreprise !» ; «A nous le Maroc !» ; «A quand la conquête ?»
Une guerre mondiale allait éclater déjà à l’époque. D’un côté, les forces de l’Entente cordiale (France-GrandeBretagne), et de l’autre les Empires centraux (l’Allemagne et l’Empire austro-hongrois). Les troupes, des deux côtés, furent en partie mobilisées. Ce n’est qu’au bout de longues tractations avec la France que l’Allemagne renonça à ses ambitions au Maroc en échange de territoires au Gabon et au Cameroun. A l’issue de cet accord, la marine de guerre allemande quitta enfin la baie d’Agadir, le 28 novembre 1911.
La troisième intervention de l’Allemagne au Maroc est la plus grave, surtout par ses conséquences désastreuses dont souffrent, encore aujourd’hui, les populations et les territoires du Nord du Maroc. C’est un chapitre sombre de l’ingérence allemande dans les affaires marocaines. Il s’agit de l’utilisation d’armes de destruction massive contre les Marocains pendant la guerre du Rif entre 1921 et 1927.
Juste après l’écrasante défaite d’Anoual subie par l’armée coloniale espagnole le 22 juillet 1921 (13.000 soldats tués) face aux combattants rifains sous le commandement de leur chef légendaire Abdelkrim El Khattabi, le gouvernement espagnol a pris contact avec Hugo Stoltzenberg, un chimiste allemand qui développait des armes chimiques. Il avait, pour cela, fondé en 1923 une usine dans la région de Hambourg, la «ChemischeFabrikStoltzenberg», et ce avec la complicité de l’armée allemande, la Reichswehr (= défense du Reich). Cette opération a été exécutée malgré l’interdiction imposée à l’Allemagne en matière d’armement par le Traité de Versailles.
Stoltzenberg avait d’abord utilisé ses armes chimiques contre les « goumiers » marocains pendant la Première Guerre mondiale. Pendant la guerre du Rif, il a développé, avec l’autorisation des états-majors de l’armée allemande, toute une stratégie pour gazer les populations du Rif, afin qu’elles se soumettent au régime colonial. Il visait tout particulièrement les villages isolés, les marchés hebdomadaires, les souks, et les terrains agricoles. En un mot, il cherchait à empoisonner systématiquement la chaîne alimentaire des Rifains. Les conséquences de ce terrorisme chimique étaient terribles, surtout pour la population civile. C’est que l’armée coloniale et ses alliés allemands utilisaient surtout le gaz moutarde.
De l’autre côté, la société Schneider avait construit une manufacture de fabrication d’armes chimiques en 1922 à Mellilia avec le concours d’experts allemands. L’Allemagne est allée encore plus loin dans sa collaboration avec l’Espagne pour asphyxier les populations du Rif.
Elle a signé avec cette dernière en 1923 un accord secret pour faciliter l’acheminement de plusieurs centaines de bombes chimiques et de bidons d’ypérite vers Mellilia dans des navires militaires spéciaux. Cette opération a été organisée et encadrée par des douzaines d’experts germaniques. C’est durant cette période que l’Allemagne a livré à l’armée espagnole des centaines de tonnes de phosgène ainsi que d’autres substances essentielles à la fabrication d’armes chimiques. 
Un peu plus tard, l’Allemagne a aidé l’Espagne à construire plusieurs usines de fabrication d’armes chimiques dans le sud de la péninsule ibérique. Puis vint le tour des avions de chasse et des bombardiers. Plus d’une centaine avaient pour mission de larguer chaque jour entre mille et deux mille bombes sur les chaînes montagneuses du Rif.
S’il fallait une preuve à ces exactions, il suffirait de consulter le récit autobiographique du général Ignacio Hidalgo de Cisneros «Cambio de rumbo» dans lequel il se targue d’avoir été le premier à larguer une bombe de 100 kg de gaz moutarde de son avion pendant l’été 1924. Son livre a même été publié en allemand (Kurswechsel) à Berlin en 1973. A retenir également le livre de Rudibert Kunz, écrit en allemand (GiftgasgegenAbd el Krim, Freiburg 1990), et celui de Mimoun Charqi, rédigé en français (Armes chimiques de destruction massive sur le Rif, Rabat 2014).
Ce n’est que grâce à ces armes de destruction massive, d’ailleurs formellement interdites par la communauté internationale, que l’Espagne a pu gagner la guerre du Rif, avec l’appui de la France bien sûr. Vu ces exactions, il n’est pas surprenant de constater que le taux de cancer est relativement important dans les régions du Rif.
Plusieurs associations et partis des deux côtés de la Méditerranée militent pour une reconnaissance de la responsabilité de l’Espagne dans l’utilisation de ces armes chimiques pendant la guerre du Rif. Il est temps maintenant de créer une association pour demander également à l’Allemagne de reconnaître sa responsabilité dans cette guerre chimique et de verser des réparations aux populations du Rif.
Passons maintenant à l’actualité et à la crise récente entre l’Allemagne et le Maroc qui est liée surtout à la question du Sahara et au conflit libyen. Le problème réside dans la méconnaissance presque totale de l’histoire du Maroc par les responsables allemands. Ils ne savent pas, par exemple, que c’est le Congrès de Berlin qui a sanctionné juridiquement la colonisation de notre Sahara.
Ils ne savent pas que la décolonisation du Maroc s’est faite par étapes et que cela a duré plusieurs décennies. Ils ignorent qu’un référendum est quasiment impossible dans la mesure où il s‘agit d’une population nomade transfrontalière. Ils ignorent qu’il n’est pas évident de s’entendre sur les listes électorales présentées par les différents acteurs. Ils ignorent que le conflit date du temps de la Guerre froide et que le régime militaire algérien, qui exploite sa propre population pour le compte de ses généraux, a provoqué ce problème avec le soutien des pays communistes pour combattre la monarchie marocaine et pour détourner l’attention de l’opposition. C’est pour cette raison que les masses algériennes protestent chaque vendredi pour demander l’abolition du régime militaire. (Pour plus de détails sur la nature de ce régime, voir : https://algeria-watch.org/?p=55355).
Il faut dire que toute solution autre que celle d’une large autonomie dans le cadre de la souveraineté marocaine conduirait à l’insécurité dans la région, au terrorisme et à des vagues migratoires. Il est nécessaire de faire preuve d’un peu de réalisme et de ne pas réclamer aveuglément la tenue d’un référendum, alors que le Conseil de sécurité préconise aussi la recherche d’une solution négociée entre les parties en présence. Et dire que pour des situations politiques complexes la langue allemande a inventé le terme de « Realpolitik » qui est utilisé tel quel dans le monde entier !
Les dirigeants allemands ne savent pas non plus qu’une puissance coloniale peut rétrocéder un territoire sans référendum, uniquement sur la base d’un traité, comme l’avait fait la Grande-Bretagne avec la Chine au sujet de Hongkong. Et c’est exactement ce qui a été convenu dans le traité de Madrid du 28 février 1976 au sujet de la rétrocession du « Sahara espagnol » au Maroc.
Et ce n’était qu’une rétrocession à la suite de plusieurs autres concédées par l’Espagne au Maroc : Les territoires au Nord du Royaume (7 avril 1956), puis Tanger (Zone internationale, le 29 octobre 1956). Ensuite Tarfaya (Kap Juby, 1958) et Sidi Ifni (1969). Pourquoi à l’époque l’Allemagne n’a-telle donc pas protesté contre ces accords ? Pourquoi avoir fermé les yeux et ne pas avoir demandé l’organisation de référendum avant la rétrocession de chacun de ces territoires ? La République fédérale d’Allemagne existait bien à l’époque, et ce depuis 1949 !
Il ne faudrait pas non plus oublier le comportement du gouvernement allemand lors de la conférence de Berlin, cette fois sur la Libye, le 19 janvier 2020. Ce comportement était particulièrement malveillant. Il a délibérément exclu le Maroc, alors qu’il savait bien que le Royaume était impliqué positivement dans le processus de réconciliation des Libyens et qu’il organisait depuis plusieurs années à Skhirat et à Bouznika régulièrement des rencontres entre les différentes parties du conflit et que les initiatives du Maroc ont rapproché sensiblement les différents points de vue libyens dans la perspective d’une réconciliation nationale.
L’exclusion du Maroc et l’invitation de l’Algérie, qui n’a pratiquement rien fait pour réunir chez elle les Libyens en vue d’une réconciliation et d’une stabilisation de ce pays, est un affront grave et un faux-pas diplomatique majeur qui aurait dû entraîner la démission du ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne et la fin de sa carrière politique.
Pire encore! Lorsque le président Trump a annoncé la reconnaissance des Etats-Unis de la pleine souveraineté du Maroc sur son Sahara et le rétablissement des relations diplomatiques entre Israël et le Maroc, le gouvernement allemand était déboussolé. Alors que certains pays européens, dont la France, l’Espagne et les Pays-Bas voulaient saisir cette occasion pour plaider au sein des Nations unies et du Conseil de sécurité en faveur de la solution d’autonomie sous souveraineté marocaine afin que la paix puisse enfin revenir dans cette région hautement stratégique pour l’Europe, la République fédérale d’Allemagne a pris les devants et, bien qu’elle ne soit qu’un membre provisoire du Conseil de sécurité, a provoqué une réunion d’urgence pour réclamer un référendum, alors que cette option n’était plus d’actualité depuis longtemps déjà vu l’échec des listes électorales. Les conséquences négatives susmentionnées pour l’Europe, et en particulier pour l’Allemagne, très appréciée par les réfugiés venant d’Afrique, n’ont pas été prises en compte.
Disons pour résumer l’ensemble des faits que l’Allemagne a fait du tort au Maroc à plusieurs reprises. Elle a sanctionné la colonisation de ses zones sahariennes (1885). Elle a menacé le Royaume de colonisation (Agadir, 1911). Et elle a mené indirectement une guerre chimique contre le Maroc (1921- 1927). Et, tout récemment, elle a remis en cause la décolonisation du Sahara marocain qui a été réalisée sur la base du traité de Madrid entre l’Espagne et le Maroc. L'accord a été ratifié à l’époque à une écrasante majorité par le parlement espagnol et par la «Djemaa», le parlement des tribus du Sahara marocain.
Le Maroc devrait faire appel à la justice internationale afin que celle-ci statue sur les crimes commis par l’Allemagne et la condamne à verser des réparations au Royaume.
Il y a lieu de signaler ici qu’il y a eu d’autres crises avec d’autres puissances coloniales, étant donné que le Maroc a été victime d’un « multicolonialisme ». Passez-moi ce néologisme qui vient d’imposer sa présence à mon discours. Nous y reviendrons !
Par Fawzi Boubia
Fawzi Boubia, né à Khémisset, a étudié à Heidelberg (PhD) et Paris-IV-Sorbonne (Habilitation). Il a enseigné l’histoire des littératures et des civilisations aux Universités de Rabat et de Caen. Il est écrivain et philosophe, spécialiste des relations “Orient-Occident”. Il écrit ses articles et livres en allemand, mais aussi en français et en arabe.
Récente publication: "Von Deutschland lernen: Goethe und Hegel“, PalmArtPress, Berlin, 2021;  320 Seiten, Mit einem Geleitwort von Hans Christoph Buch. La publication d’un roman chez le même éditeur est prévue pour 2022 : „Ich bin ein Migrationshintergrund“



 



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1.Posté par Prof. Dr. Fawzi Boubia le 11/03/2021 16:51
Infomations complémentaires à ajouter à mon article sur les crises germano-marocaines:
Le traité de Madrid du 14 novembre 1975 concernant la décolonisation du « Sahara espagnol » a été signé et ratifié par l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie. Il prouve que seuls ces pays sont concernés et nulle autre partie. C’est que cette région de l’Afrique du Nord formait souvent dans l’histoire un seul ensemble : Maroc – Sahara – Mauritanie. Il était donc logique de rétrocéder ce territoire au Maroc et à la Mauritanie. Mais la Mauritanie a renoncé par la suite à ce processus, et c’est le Maroc qui est resté la seule partie prenante par rapport à ce territoire vu les liens historiques qui existaient auparavant, une réalité confirmée d’ailleurs par l’avis de la Cour Internationale de La Haye rendu le 16 octobre 1975, dans lequel elle établit qu’il y a eu bien avant la colonisation espagnole des liens d’allégeance entre le sultan du Maroc et les tribus de cette région du Sahara. Le Maroc en déduit justement que, selon le cadre juridique musulman, ces liens d’allégeance prouvent bien la souveraineté du Maroc sur ses territoires sahariens.

2.Posté par Adam Chraibi le 11/03/2021 22:33
Bonjour, excellent article, mais qu'en est-il de la Mauritanie?

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