Entretien avec le politologue Jean Zaganiaris : “Il y a des formes non religieuses d’obscurantisme”


PROPOS RECUEILLIS PAR ALAIN BOUITHY
Mardi 4 Août 2009

Entretien avec le politologue Jean Zaganiaris : “Il y a des formes non religieuses d’obscurantisme”
Politologue, enseignant et coordinateur pédagogique
à COM’SUP, Jean Zaganiaris est aussi chercheur associé au Centre Jacques Berque et au CURAPP (Université Picardie Jules Verne). 
«Penser l’obscurantisme aujourd’hui.
Par-delà ombres et lumières» est l’intitulé de son nouvel ouvrage publié récemment aux Editions Afrique Orient.

Libé : Vous travaillez depuis quelques années sur le thème de l’obscurantisme. A ce titre, peut-on considérer votre nouveau livre, « Penser l’obscurantisme aujourd’hui. Par-delà ombres et lumières» comme l’aboutissement de vos recherches ?

Jean Zaganiaris : C’est à la fois un aboutissement et un point de départ. Un aboutissement, car je travaille depuis près de dix ans sur ce domaine de recherche. J’ai soutenu en 2004 une thèse en histoire des idées politiques sur cette question, et je suis arrivé à la conclusion que ce n’est pas à partir de l’opposition Lumières/Contre-Lumières qu’il faut penser l’obscurantisme mais à partir de la dichotomie Monisme/Pluralisme. L’obscurantisme n’est pas ce qui rejette la raison éclairée, qui elle-même peut se mettre au service du despotisme de la raison d’Etat, mais ce qui empêche la pluralité des modes de vie et de pensée d’exister. J’ai donc envie de clore, peut-être provisoirement, ce champ de recherche et de passer à autre chose. En même temps, c’est aussi un point de départ. C’est le premier ouvrage que j’ai écrit au Maroc et qui entend ouvrir un dialogue interculturel avec la pensée marocaine, sur des questions relatives à la politique, à la religion, à l’économie, voire à la sexualité.
De plus, il pose les jalons d’une interrogation nouvelle pour moi : comment penser un pluralisme non relativiste au sein de l’espace public de communication ?

Vous vous intéressez à une question actuelle et sujette à de nombreuses interprétations. Qu’est-ce qui nourrit la complexité de ce concept (obscurantisme)?

Ce qui rend le terme « obscurantisme » si complexe, c’est tout d’abord la subjectivité avec laquelle on l’utilise. Bien souvent, on l’utilise soit pour disqualifier un adversaire en le stigmatisant d’obscurantiste, soit pour rejeter des personnes dont les pratiques dérangent notre entendement. On va qualifier d’obscurantiste quelqu’un qui est fondamentalement pieux car on est choqué par des manières de vivre différentes des nôtres. Or, penser l’obscurantisme aujourd’hui, ce n’est pas commencer par désigner comme obscurantistes des personnes qui font le jeûne du Ramadan ou bien fêtent l’Aïd el Kebir. Quand il s’agit de dire qui sont les obscurantistes, il y a toujours des discours pour en désigner aux quatre coins de la planète, mais dès qu’il faut expliquer ce que signifie l’expression, il n’y a plus grand monde.   

«On est  toujours l’obscurantiste de quelqu’un», disiez-vous, il y a trois ans.  Dans vos récents écrits, vous ajoutez que «l’obscurantisme se retrouve dans les pratiques sociales». Pourriez-vous nous donner des exemples courants de ces formes d’obscurantisme que nous entretenons au quotidien, sans nous en rendre compte?

La thèse que j’avance dans mon livre est que l’obscurantisme n’existe pas de manière abstraite. On est toujours l’obscurantiste de quelqu’un qui nous désigne ainsi. Dès lors, c’est dans les pratiques sociales ainsi que dans les discours oraux ou écrits que l’on peut chercher à comprendre ce qu’est l’obscurantisme. Il y a des formes concrètes d’obscurantisme, au sens de refus du pluralisme, qui existent dans les pratiques sociales. On peut trouver des formes d’obscurantisme religieux au Maroc, comme dans tous les pays du monde, lorsque des gens refusent d’admettre que les autres puissent croire ou non à l’existence de Dieu. Il y a un obscurantisme religieux lorsque des gens ont un rapport irrationnel, dogmatique ou anti-humaniste au religieux, allant jusqu’à tuer au nom de la divinité ou bien récitant par cœur tel ou tel passage des livres sacrés pour prescrire aux autres ce qu’ils doivent faire mais en n’ayant pas du tout à l’égard d’eux-mêmes les comportements vertueux inhérents à la religion. En même temps, réduire l’obscurantisme à sa dimension religieuse est discutable. Il y a des formes non religieuses d’obscurantisme. La raison d’Etat en est une, lorsqu’elle recourt, entre autres, à la violence physique légitime pour restreindre le pluralisme des opinions au sein de l’espace public démocratique. Le capitalisme est une forme d’obscurantisme lorsqu’il impose au corps social une vision du monde moniste basée sur des impératifs de rentabilité et d’enrichissement individuel, et dénigre des valeurs humanistes telles que la solidarité, l’entraide et la juste redistribution des richesses. Le racisme, le colonialisme et le nationalisme sont des formes d’obscurantisme, refusant la diversité culturelle au nom d’un modèle uniforme et dominant. Enfin, le machisme et la répression morale ou policière de la sexualité sont des formes d’obscurantisme, lorsqu’elles refusent à des gens majeurs et consentant la pluralité des formes de désirs et de plaisirs auxquelles ils ont droit.

Certains événements malheureux (terrorisme, extrémismes religieux et politiques) ont galvaudé le terme “obscurantisme”, le réduisant à sa dimension religieuse au point qu’on a pu craindre «le choc des civilisations». Pensez-vous que cette perception a évolué?

J’espère. La thèse du choc des civilisations est de plus en plus discutée par certains intellectuels, qui se rendent compte de son caractère inopérant pour expliquer la réalité sociale. Il semble discutable d’opposer d’un côté un continent, « l’Occident », et de l’autre une religion, « l’Islam ». L’Occident est une entité fragmentaire, hétérogène, incluant et intégrant de nombreux musulmans en son sein. L’islam aussi est une entité multiple, constituée d’une diversité d’islamités et de plusieurs formes de foi (comme c’est le cas d’ailleurs pour toutes les religions). Ces deux entités « Occident » et « Islam » sont confrontées toutes les deux à des formes d’obscurantisme religieux et non religieux évoluant en leur sein. Le cinéma marocain, surtout cette année, s’est penché sur cette question.  «Le temps des camarades» de Mohamed Charif Triback montre les apories de la thèse du choc des civilisations, tout comme le film «Two Lakes of tears » de Mohamed Hassini. Ce long-métrage indique que par-delà nos particularismes nationaux, religieux, culturels, nous appartenons tous à la même humanité et c’est cela qui nous fait d’être semblables avant d’être différents. Le choc des civilisations n’est rien d’autre qu’une rhétorique politique, une idéologie de mauvais  goût et une incitation à la haine interculturelle.

Votre livre s’est intéressé à la pensée des auteurs comme Laroui, El Mandjra, Khatibi et Ghita El Khayat… En quoi leurs textes contribuent-ils à éclairer le lecteur sur cette thématique? Sinon quel était l’intérêt de recourir à leurs contributions?

J’ai essayé d’ouvrir un débat avec certains intellectuels marocains, sans chercher non plus à être exhaustif. Pour ce qui concerne la pensée de Abdellah Laroui, j’ai été très intéressé par ses thèses sur la tradition. On peut relier cela à la question de l’obscurantisme et dire qu’un attachement à la tradition est une forme d’aliénation qui peut nous amener à verser dans le monisme et à refuser la pluralité sociale. Au nom de valeurs admises, incorporées et reproduites sur le mode de l’allant de soi, on exerce un  rapport de domination avec les jeunes, les femmes, les étrangers, que l’on oblige à suivre un mode de vie dominant. Par contre, l’apologie du nationalisme ainsi que le ralliement à la raison d’Etat chez Laroui sont discutables car il y a à ce niveau refus du pluralisme. Le nationalisme peut être une forme d’obscurantisme, qui nous amène à un rapport acritique avec l’exaltation patriotique et à refuser la mixité, la symbiose, l’éclectisme culturel. Chez Mahdi El Mandjra, c’est la thèse qu’il avance sur le choc des civilisations qui m’a paru discutable, ainsi que la prétendue influence uniforme qu’exerceraient les médias étrangers sur les Marocains (alors que les pratiques de réceptions des médias par les différents publics qui se les approprient sont hétérogènes et diversifiées). Chez Khatibi, c’est son amour pour les multiplicités, pour le métissage culturel, pour la rencontre et l’amitié avec «l’Autre» qui m’ont fasciné. C’est le grand penseur marocain du pluralisme et on doit lui rendre hommage en ce sens. Chez Ghita El Khayat, c’est son souci d’améliorer la condition inacceptable des femmes arabes qui m’a intéressé. Son plaidoyer en faveur d’une émancipation des corps et des esprits féminins est un combat qui mérite d’être soutenu au sein du monde arabo-musulman.
 
Selon vous, «l’obscurantisme au Maroc n’est pas l’attachement au religieux mais dans cet enfermement conceptuel que l’on fait parfois des Marocains, en les particularisant au nom de la nation, de la tradition et de la religion ». Pouvez-vous expliciter ce volet?

Oui, comme je l’ai dit, l’attachement au religieux n’est pas une forme d’obscurantisme. Par contre, je trouve discutable d’entendre au Maroc certains discours particularisant les personnes, notamment les femmes, en faisant comme si elles étaient différentes des autres êtres humains sous prétexte qu’elles sont Marocaines !!! Une fois, quelqu’un nous a dit à propos d’une fille marocaine de Casa qui a beaucoup d’amis masculins : «Une étrangère peut se permettre cela, une Marocaine non »…J’ai été sidéré ! Je suis du côté de ces jeunes, de ces femmes, qui se battent contre ce type de discours moralisateurs, contre le poids d’une prétendue tradition marocaine puritaine, théocratique et rétrograde… Le Maroc a tout à gagner à se libérer du dogmatisme arbitraire de la gérontocratie ainsi que de la dureté et de la violence des pouvoirs paternalistes outranciers… Il a aussi tout à gagner en termes de liberté et de démocratisation à assumer de manière non hypocrite son caractère composite et accepter certaines pratiques libertaires existantes en son sein…

Finalement, l’obscurantisme d’aujourd’hui se distingue-t-il fondamentalement de celui d’hier, notamment des siècles passés ? Que reste-t-il de l’ancienne époque et peut-on imaginer de nouvelles formes d’obscurantisme dans le futur?

L’obscurantisme est un mot jeune. Il apparaît en France en 1819. Au cours des siècles précédents, la question qui occupait les esprits était celle du fanatisme, c’est-à-dire du combat que menaient ceux qui voulaient instaurer le royaume de Dieu sur terre contre leurs adversaires. Au XVIIIe siècle, l’opposition était entre d’un côté «les Lumières», «la raison » et de l’autre «le fanatisme», «la superstition». Au XIXe siècle, il y a un basculement qui s’opère progressivement. Habermas montre très bien cela dans son dernier livre consacré à la place de la religion dans l’espace public. L’existence de Dieu n’est plus une vérité allant de soi pour tous les peuples mais une opinion admise par certains et refusée par d’autres. Il en est de même de la raison. La philosophie des Lumières a été remise en cause tout comme l’a été aussi le rationalisme.  Pour penser l’obscurantisme aujourd’hui, il ne s’agit plus de chercher une vérité ultime pour déconstruire les préjugés, les erreurs. Notre époque actuelle est caractérisée par le fait qu’il est désormais admis qu’il existe plusieurs vérités concurrentes – ce que John Rawls appelle dans son livre Libéralisme politique «plusieurs conceptions du bien» - , sans qu’il y en ait une qui puisse s’imposer aux autres. Dès lors, l’obscurantisme se trouve actuellement à deux niveaux. D’une part, il est dans les pensées et les actes d’un certain nombre d’acteurs qui cherchent à détruire la pluralité sociale existante aujourd’hui, notamment lorsqu’elle ne respecte pas les normes morales et arbitraires qui lui sont imposées de manière non démocratique. D’autre part, il est en chacun de nous, lorsque nous sommes incapables de respecter l’hétérogénéité des modes d’existence qui nous entoure. Même si j’ai écrit un livre sur cette question, j’ai aussi ma part d’obscurantisme en moi. Quant aux obscurantismes futurs, ils viendront bien assez tôt à nous. Je vais m’abstenir de jouer au prophète et de faire des prédictions sans fondements empiriques sérieux. … 


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