Entretien avec le philosophe Abdellah Bounfour : “Après la disparition de Mohamed Arkoun, le monde a perdu une voix de la science exigeante”


Entretien réalisé par Youssef Lahlali
Lundi 4 Octobre 2010

Entretien avec le philosophe Abdellah Bounfour : “Après la disparition de Mohamed Arkoun, le monde a perdu une voix de la science exigeante”
Abdellah Bounfour
est linguiste et philologue spécialiste de la langue
et de la culture berbères.
Il est docteur en linguistique de l’Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris-III)
et agrégé d’arabe. Il est enseignant à l’Inalco depuis 1997 après avoir enseigné à l’Université de Rabat (1976-1984) puis à l’Université de Bordeaux-III (1987-1997). Parmi ses publications :
Poésie populaire berbère  (CNRS, 1990) :
Textes recueillis par A. Roux, transcrits, traduits
et annotés par A. Bounfour.
Le noeud de la langue. Langue, littérature
et société au Maghreb 
(Édisud, 1994).
De l’enfant au fils (J.H. Brill, Leide, 1995) :
Essai sur la filiation dans
les Mille et une nuits.
Introduction à la littérature berbère : 1. La poésie  (Peeters, 1998).
Langue et littérature
berbères  (Inalco, 1994) : Chronique des études XII (1992-1993),
(En collaboration avec S. Chaker), Inalco/Centre
de recherche
berbère.Langues et littératures
berbères  (L’Harmattan-Inalco, 1996) :
Chroniques des études
XIII (1994-1995), l’Harmattan
/Inalco (Centre
de recherche Berbère).

Libé : Comment avez-vous appris la disparition de Mohamed Arkoun?

Abdellah Bounfour : Je voudrais d’abord faire une distinction importante. Feu Mohamed Arkoun et moi, avions des relations académiques, intellectuelles et familiales.
Sur le plan académique, je l’ai connu en lisant son livre Essais sur la pensée islamique (Maisonneuve et Larose, Paris, 1973) que je considère toujours comme son plus grand livre avec sa thèse sur Miskawayh. C’est ainsi que j’ai proposé son nom pour participer au colloque de Rabat sur Ibn Khaldoun.  Nous fîmes connaissance à Rabat. Ainsi ai-je demandé à mon directeur de thèse d’Etat, mon maître et ami A. Miquel que M. Arkoun puisse participer à mon jury. Il en fut le président.
Sur le plan intellectuel, j’ai suivi ses publications et ses interventions toujours soucieuses de défendre la dignité des Musulmans et d’inviter ces derniers à penser leur civilisation, à tort ou à raison, selon la rationalité introduite par les sciences humaines.
Sur le plan personnel, je n’ai rien à dire que ceci pour répondre à votre question : j’ai appris sa disparition par le canal familial qui nous lie.

Est-ce qu’on a perdu avec sa mort  un pont entre les deux rives de la Méditerranée?

Tous ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas quelqu’un qui supporte la langue de bois. Oui, le monde – je ne dis pas ‘on’ – a perdu une voix de la science exigeante, de la culture la plus saine et de la sagesse la plus compassionnelle.
Je sais qu’un certain nombre d’intellectuels français craignaient sa mort par les temps qui courent car ils le considèrent comme un sage dont la voix tempère les passions, y compris les passions politiques les plus fortes.

Après la disparition de Mohamed Arkoun, est-ce qu’on peut parler d’une école de philosophie et d’étude  islamique  en deuil?

Je ne sais pas si M. Arkoun avait en vue d’être le fondateur d’une école. Mais ce dont je suis sûr, c’est son encouragement et sa passion pour toute recherche innovante dans le domaine non seulement de l’islamologie, sa spécialité, mais dans tous les autres domaines du monde musulman, particulièrement au Maghreb.
Je sais qu’un grand nombre d’universitaires et d’intellectuels maghrébins et européens sont en deuil d’avoir perdu quelqu’un avec qui ils vivaient en dialogue continu. Ce dialogue va se tarir, reste l’œuvre.

Arkoun était très lié au Maroc, en tant qu’ami proche de lui, comment expliquez-vous cette relation ?

Vous savez qu’un pays n’est pas seulement un territoire, un gouvernement, un drapeau, un timbre et des frontières.
Un pays n’existe pour un sujet que pour autant que ce pays le convoque à penser ce qu’il fut, ce qu’il est et ce qu’il envisage d’être. Un pays n’existe pour un sujet que pour autant qu’il le convoque à une idée au sens platonicien du mot.
On peut vous citer un grand nombre de faits biographiques qui peuvent expliquer l’attachement d’Arkoun au Maroc comme on peut vous expliquer qu’il est attaché à d’autres villes et pays.
Je crois profondément que ce qui est attachant pour lui au Maroc, c’est l’amitié au sens suivant : ‘L’amitié est si étroitement liée à la philosophie que l’on peut dire que sans elle la philosophie ne serait pas possible. La relation intime entre amitié et philosophie est si profonde que celle-ci inclut le philos, l’ami, dans son nom même.’ (Giorgio Agamben, L’amitié, Rivages Poche, Paris, 2007, p. 7). Pour un philosophe, un pays, au sens de l’Idée, peut être ami.

Croyez-vous que le dialogue entre le monde musulman et l’Occident soit encore possible? Est-ce-que Arkoun  y croyait toujours?

Permettez-moi d’être étonné d’une telle question. Il n’y a pas un Orient homogène et un Occident homogène. Je ne sais d’ailleurs pas où commencent et où s’arrêtent l’un et l’autre.
Vu d’ici, c’est-à-dire de France, l’enjeu planétaire n’est pas Islam/Occident. Je vous convie plutôt lire les choses à partir de ce que l’Occident appelle ‘les pays émergents’, c’est-à-dire la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud.
La hantise de l’Europe est d’être dépassée économiquement et scientifiquement  par ces pays. Autrement dit, ce que vous appelez Occident (Europe + USA + Japon) a pour rival non pas les pays musulmans – ils sont sous contrôle et n’ont pas pour priorité la science et l’économie productive – mais l’Asie (Chine, Inde).
Si nous voyons l’équation de la puissance, pour autant qu’on continue à croire que c’est ce qui oriente le monde, de ce point de vue planétaire, on dira que le maillon le plus faible est constitué par l’ensemble des pays musulmans, les pays africains et les Caraïbes.
Je crois que cette idée a animé ce que M. Arkoun a voulu promouvoir sous le nom de l’islamologie appliquée. Son souci primordial était que le monde musulman entre dans la modernité sans perdre son âme. Cela ne veut pas dire qu’il ne privilégiait pas le dialogue, forme discursive éminemment philosophique puisque socratique, donc amicale.
Je me rappelle encore l’une de ses interrogations qui, dans une conversation anodine, avait malgré tout attiré mon attention : il disait à un auteur médiatisé que son livre était bon, qu’il était très pédagogue, simple et clair. Puis, il marqua un temps d’arrêt et s’interrogea : encore faut-il qu’on puisse nous lire!


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