Entretien avec la légende du jazz Randy Weston

“Ma religion est la spiritualité”


Propos recueillis par Ayoub Akil
Samedi 31 Janvier 2009

Entretien avec la légende du jazz Randy Weston
Né en 1926 à New York, Randy Weston est une icône universelle du jazz. Sa musique a une âme, elle ne reflète que des émotions. Il est à la fois un musicien, compositeur et pianiste de jazz. Rencontre avec un artiste peu commun.

Libé : Aujourd’hui, les jeunes semblent plus intéressés par le rap ou le hip-hop que par votre style de musique...

Randy Weston : Oui, parce qu’aux États-Unis, beaucoup de médias boycottent notre musique. C’est pourquoi nous sommes souvent obligés de venir jouer en Europe. Quant au hip-hop et au rap, les jeunes se tournent vers ces styles, parce que, depuis longtemps, on n’enseigne plus la musique à l’école. Quand j’étais enfant, l’enseignement musical était obligatoire. Aujourd’hui, les jeunes créent de nouveaux genres. Mais ces genres, d’inspiration très africaine également, comme le jazz ou le blues, sont des musiques de combat parce que la vie de ces jeunes est de plus en plus difficile.

Votre époque était-elle plus riche en matière d’échanges?

Ça ne fait aucun doute. Déjà, nous n’avions pas de télévision. Tous les contacts se faisaient live. On pouvait aller voir les musiciens chez eux. On y allait et on se retrouvait avec Charlie Parker, Dizzy, Max Roach... Il y avait une ouverture, une spiritualité constante... C’était pareil chez tout le monde, c’était ouvert. Où que vous alliez quand vous étiez jeune, les parents vous faisaient à manger, préparaient des cookies et vous servaient de la limonade. Les gens étaient proches et avaient une vie riche culturellement et spirituellement. Et ce en dépit de l’oppression et de la ségrégation. Les peuples africains avaient été éparpillés, on ne pouvait plus se parler. Alors, pour communiquer, il a fallu inventer un langage, la musique, développer des couleurs, des rythmes...

Vous êtes toujours proche des gens de cette époque comme Max Roach?

On a fait des duos ensemble récemment (1999, San Sebastian  Max est l’un de mes professeurs; c’est chez lui que j’ai rencontré Bird, Dizzy, George Russell... Mais on se voit moins qu’avant. Mon père avait son restaurant au coin. Max Roach était à deux rues de là, Cecil Payne était à côté. J’amenais souvent les gars au restaurant de mon père. Eddie Heywood habitait en face de chez moi...

Comment s’est opérée votre première rencontre avec le maâlem gnawi Abdellah El Gourd?

Je suis allé un peu partout en Afrique et jusqu’au Liban. Le dernier pays de la tournée était le Maroc. A cette époque, la mode était aux instruments électroniques. Les instruments acoustiques étaient bons à mettre au placard. Au Maroc, ils m’ont demandé de revenir: je suis revenu et j’y suis resté sept ans. A Tanger, j’ai entendu Abdellah El Gourd jouer du guenbri. J’ai aussitôt senti que quelque chose était en train de changer une intense émotion ainsi que par une sérénité bienfaisante. Je me suis installé pour six ans à Tanger, où j’ai fondé le centre culturel African Rhythm Club, avant d’organiser un festival en 1972.

Que pensez-vous de la prétention de la world music à être universelle ?

Je suis né dans la musique africaine. Mon premier professeur fut le ventre de ma mère, mon deuxième fut l’église... Je parle de quelque chose que j’ai vécue. C’est une musique issue de souffrances; ce sont ces souffrances qui ont engendré de la grande musique. La beauté de cette musique est présente dans le monde entier: allez au Japon, dans les Caraïbes, en Afrique, on la retrouve partout. Cette musique a une profondeur que n’aura jamais une musique industrielle. Les gens ne peuvent se content et de quelque chose d’aussi superficiel, ils recherchent une profondeur.

Pourtant le jazz est une musique née en Amérique . ces musiques ont aujourd’hui une histoire différente.  Comment peut se réaliser une rencontre ?

C’est très facile. Il suffit de retourner à la source. Nous sommes très jeunes comparés à la tradition africaine. C’est comme retourner voir ses parents: on se rend compte qu’on n’est pas très différents d’eux. Notre Mère Afrique nous a donné ce que nous sommes, et malgré une séparation qui date de 300 ans, nous sommes encore très africains dans notre musique, dans notre nourriture, dans nos danses, dans notre façon de parler, d’adorer Dieu... On trouve ces particularités partout, du Brésil aux États-Unis. Notre musique est très proche de la musique africaine: on y trouve le call and response, la création spontanée, les rythmes... Nous faisons la même chose que nos ancêtres. Nous avons simplement été séparés de cette culture, mais il nous faut retrouver cette source originelle et comprendre d’où nous venons.

Votre quête des origines sera-t-elle jamais satisfaite ?

C’est trop vaste. Je suis allé en Égypte il y a quinze jours. Notre civilisation est encore plus ancienne. A chaque fois qu’on apprend quelque chose, on découvre ce que l’on doit encore apprendre: c’est un processus sans fin. Il faut rechercher une vérité à travers la musique.

Votre dernier album est une autre étape de votre collaboration avec les Gnawa...

On a tourné avec le bluesman Johnny Copeland, on travaille depuis des années ensemble. Cet album a été enregistré dans une église chrétienne de Brooklyn à 10 minutes de chez moi. Il y avait Babatunde Olatunji et des musiciens de la religion Yoruba lors du concert et les Gnawa sont musulmans...
C’était un triple mélange religieux qui a formé soudain un seul et même élan spirituel pour cette musique sacrée.

Y avait-il une telle rupture entre le be-bop et le jazz tel qu’il existait avant?

Non, je ne crois pas.  Quand Bud Powell joue « Tea for Two » on entend clairement la version d’Art Tatum qui transparaît. Au début, je ne comprenais rien au be-bop, mais à l’écoute c’est vite venu et les liens sont apparus. J’ai joué au Jazz Muséum de New York vers la fin des années soixante, je crois, avec Jamil Nasser (bass) et Big Black (percussion); beaucoup de jeunes avaient aimé. Après, dans les coulisses, Cozy Cole3 est venu: il avait un grand sourire et ça lui avait énormément plu. Ça, c’était un vrai compliment pour moi. La reconnaissance de mes prédécesseurs est un vrai honneur. Il y a un respect pour ses devanciers qui vient de la tradition africaine. Les disciples respectent les maîtres avant de devenir eux-mêmes des maîtres.

Vous ne voyez donc pas l’évolution de la musique comme une succession de révolutions faisant table rase des générations précédentes ?

Non, la musique reflète l’évolution de la vie. C’est normal que la musique ne soit plus la même qu’avant. La musique reflète son époque. Mais des fois c’est bien, des fois non.

Le rythme tient une grande place dans votre musique.

J’adore les percussions. Je suis un batteur frustré! (rires) J’aurais voulu jouer de la batterie et du violoncelle. D’ailleurs, beaucoup de gens disent que je joue du piano comme d’une batterie, ce qui est vrai.

Faites-vous une différence entre musique sacrée et musique profane ?

C’est une différence qui n’existe pas en Afrique: tout vient du Créateur. Mais dans la vie, la musique est associée à différents événements: il peut s’agir d’une fête, d’un enterrement, d’un repas, d’une naissance, et aussi de la communication avec Dieu. Là, tout le monde s’est fondu en une seule force spirituelle, malgré les différences de peau, de religion, et c’était un moment unique. Je suis chrétien à l’origine, mais ma religion est la spiritualité. Pour trouver la vérité, il faut retourner aux sources et je me suis intéressé à toutes les religions. En fait, ce qui m’intéresse ce sont les origines. Parce que j’ai appris l’alphabet en commençant par la lettre « A ». On voit que toutes les religions viennent des mêmes sources. Un musicien qui joue avec moi, je ne veux pas savoir quelle est sa religion; je veux savoir s’il y a une entente entre nous, si on peut jouer ensemble, s’il y a une inspiration mutuelle. Ce qui compte, c’est ce qu’on vit, pas les étiquettes. La spiritualité, c’est un niveau préhistorique, pré dogmatique: c’est être au bord d’une plage avec un verre, et remercier le Créateur de nous donner de la nourriture, de la vie, des parents, des enfants...

Vous avez un public réellement international...

La musique est imprévisible. On ne sait jamais ni où elle vous emmène ni où elle va. Hier, un type m’a croisé sur les Champs-Élysées et m’a dit qu’il connaissait tous mes disques. C’est un grand honneur quand on m’arrête dans la rue pour me parler de ma musique. J’ai été partout dans le monde, et ma musique est allée partout. Down Beat m’a élu compositeur de l’année l’an dernier. J’ai reçu une récompense de l’Université du Ghana. J’ai été invité à participer à un festival soufi en Égypte... Je suis heureux de cette reconnaissance, mais je continue à essayer de découvrir qui je suis.

Quelle est l’image du jazz dans les médias ?

Terrible, nulle, affolante! (rires) Le jazz est trop «réel», trop africain américain, trop beau, trop spirituel... Il y a tant d’œuvres, tant de grands musiciens dans cette musique.



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