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Il n’y a pas de contrainte en religion et l’Islam rejette toute forme d’hypocrisie. Ainsi parle Ahmed Abbadi, le théologien en tenue de ville. Cet homme de religion invite à une lecture éclairée de la religion musulmane mais aussi à un voyage dans les esprits pour comprendre les douleurs, les frustrations, les colères.
Ce Alem adepte de la modernité, du dialogue et de la conciliation est aussi un érudit qui rejette avec force les autodafés. « Au cours de notre Histoire, des gens ont écrit contre la prophétie, contre la déité. Je pense à Ar-Razi et à d’autres. Les savants, les oulémas ont débattu avec eux », explique-t-il avant d’avancer que «lorsque des crispations surgissent comme celles relevées durant la période des Almoravides, au cours de laquelle I’hia Ulum Dine de Imam Ghazali, pouvait tout de suite savoir que cette dynastie touchait à sa fin ».
Le secrétaire général de la Rabita Mohammadia des Oulémas en est profondément convaincu : la religion musulmane respecte les libertés individuelles, à condition, prévient-il, que les libertés célébrées n’enfreignent pas celles des autres et que la stabilité sociétale ne soit pas menacée.
Six ans après les attentats du 16 mai 2003 de Casablanca, Ahmed Abbadi lance un appel pour que soient sondés les tréfonds de l’être. « Nous parlons d’esprits, d’intellect. Il s’agit ici de faire ces voyages dans les esprits des gens, dans leurs systèmes de valeurs, leurs idées, leurs croyances, leur représentation du monde, leur regard sur leur propre société. Ce voyage doit aussi nous mener à explorer leurs frustrations, leurs besoins, leurs rêves, leurs aspirations. Ce sont des voyages que beaucoup de terroristes maîtrisent ».
Libération : Comment se portent ces médias du Maroc qui véhiculent un discours sur l’Islam? L’Islam des paraboles est-il aujourd’hui fini ?
Ahmed Abbadi : Nous avons récemment tenu un colloque pour visiter ces médias à tendance religieuse au Maroc, qu’il s’agisse de presse écrite ou d’audiovisuel. Nous avons essayé d’évaluer et de retracer les lignes directrices de ces médias. Nous avons relevé beaucoup de points mais aussi quelques dysfonctionnements à transcender. Cette recherche collective nous a permis de voir qu’il y a une réponse à ces besoins mais pas de la meilleure manière possible. Il y a des possibilités qui s’offrent. Je pense notamment à l’ouverture de centres de formation de toutes les personnes ressources qui sont prometteuses et peuvent devenir dans le proche futur, de vraies stars de ces médias à tendance religieuse.
Le discours véhiculé n’est pas, dans toutes ses représentations, un discours qui embrasse les aspirations de l’homme du 3ème millénaire. Il s’agit encore de fournir des efforts pour pouvoir embrasser ces attentes, sinon ces hommes et ces femmes vont tout simplement nous zapper pour aller vers d’autres horizons et médias.
Il y a eu la création d’une radio et d’une télévision coraniques chez nous dont l’objectif était de rétablir la vraie image de l’Islam tel que pratiqué depuis plus de 14 siècles par les Marocains. Est-ce que ces deux médias remplissent leur mission ?
Il faut souligner que des efforts importants sont fournis. Il reste qu’il faudrait faire en sorte que l’on ait un espace, une sorte d’observatoire pour suivre de près et évaluer de manière continue ce qui est présenté sur ces chaîne et radio. Lorsqu’on se prive de sens critique, on rate beaucoup d’opportunités à même de permettre de se surpasser. Faire bon usage du sens critique permet, par contre, d’atteindre des horizons nouveaux. C’est pourquoi je suis partisan de la mise en place d’un observatoire où l’on pourra débattre de ces deux médias pour pouvoir présenter l’image du vrai islam marocain. Je ne dis pas le vrai islam, parce que ce dernier est dans l’absolu, mais l’islam tel que nous l’avons toujours vécu au Maroc, un islam de beauté, de proximité, de réalité, de fonctionnalité.
Vous parlez de zapping. Faut-il avoir peur de cet islam cathodique qui envahit les chaînes satellitaires ? Cela vous fait-il peur ou, au contraire, vous cherchez à comprendre leurs messages qui, du reste, séduisent un certain public?
Peur, non. Je dirais plutôt soucieux. Soucieux, parce qu’on est dans l’ère de l’image subliminale, l’ère de la programmation neuro-linguistique. Il y a donc infiltration de messages, de convictions. Ces messages traversent les douanes rationnelles et s’installent dans les tréfonds de nos esprits sans même que l’on s’en rende compte. C’est pourquoi il est important de présenter des alternatives à nos concitoyens pour qu’ils puissent trouver leurs rêves, leurs aspirations dans leurs médias. Des médias que les citoyens paient avec leurs taxes, leur sueur et leur labeur.
Vous avez évoqué une offre médiatique en phase avec l’Homme du 3ème millénaire. L’Islam est-il compatible avec la modernité ?
Je dirais même plus, non seulement que l’islam est compatible avec la modernité mais il en est accompagnateur et promoteur. Nul devoir n’a pu s’installer entre la prière et la zakat, hormis la choura. La choura signifie concertation et consensus. Attention, il ne s’agit pas ici d’un consensus mou mais rationnel et solide. Cette concertation sociétale est d’une importance capitale. Dans tout le Coran, on ne voit aucun devoir de s’infiltrer entre la prière et la zakat.
On parle aussi de libre choix et de libre arbitre dans la religion musulmane. L’Islam n’est-il pas contradictoire avec les libertés individuelles ? Est-ce que cette religion n’entrave pas ces libertés ?
L’Islam n’entrave pas les libertés individuelles. Dans la sourate « La vache », il est indiqué qu’il n’y a pas de contrainte en religion. Ce qui signifie qu’on ne peut pas imposer la religiosité à une personne car la religion relève de la conviction profonde et personnelle. L’Islam rejette les tendances à l’hypocrisie, veut que les citoyens soient des êtres libres pouvant s’exprimer d’une manière ouverte. Dès lors, on ne peut pas reprocher à une personne d’exprimer son opinion. Au cours de notre Histoire, des gens ont écrit contre la prophétie, contre la déité. Je pense à Ar-Razi et à d’autres. Les savants, les oulémas ont débattu avec eux.
Ils n’ont pas été brûlés dans un bûcher…
Non. Sauf que lorsque des crispations surgissent comme celles relevées durant la période des Almoravides, au cours de laquelle I’hia Ulum Dine de Imam Ghazali, pouvait tout de suite savoir que cette dynastie touchait à sa fin. Et pour cause, cette dynastie se démarquait de l’esprit de la quintessence de l’Islam. Cela a constitué la cause directe du déclin de cette dynastie. Lorsque Imam Ghazali a appris que son livre avait été brûlé, il avait déclaré « Dieu, détruis le règne de celui qui a détruit mon livre ». Mohamed Al Mehdi Ibn Toumert qui guidait Al Mouahiddine, avait alors répliqué « De mes mains, de mes mains ».
Cette crispation de l’esprit ne peut donc mener qu’à la déchéance.
Vous êtes donc en train de dire que l’Islam respecte les libertés individuelles…
Oui, mais dans un cadre de respect mutuel, de reconnaissance mutuelle et de pudeur. La liberté des uns se termine là ou commence celle des autres. On ne doit pas enfreindre d’autres libertés pour célébrer les nôtres.
Dans le même temps vous affirmez qu’il ne s’agit pas d’aller jusqu’à la crispation…
Il y a un ordre social et il faut en être conscient. Il s’agit aussi de le protéger parce que nous sommes dans un bateau collectif pour reprendre une très belle métaphore d’un hadith du Prophète Sidna Mohamed. Il s’agit de se frayer des chemins les uns les autres pour que le navire ne coule pas.
Nous avons des axes identitaires. Ce sont bel et bien ces axes qui offrent la stabilité sociale. Ces axes cassés, la stabilité est alors menacée.
On parle beaucoup d’Islam politique aussi bien dans le monde musulman qu’en Occident. La laïcité est-elle imaginable dans un pays musulman ?
Le phénomène de mouvement religieusement politique ou politiquement religieux n’est pas nouveau. On retrouve ces épousailles entre religieux et politique en Norvège, en Italie, en Allemagne, en Amérique Latine. C’est donc un phénomène courant dans la vie politique. Ce qui s’est passé dans le monde musulman réside dans ces nœuds historiques auxquels on n’a pas prêté assez d’attention. Ces nœuds historiques sont assez nombreux et je pense notamment à ce qui s’est passé en Egypte en 1952, ce qui s’est passé en Syrie, ce qui s’est passé en Tunisie ou encore en Irak. Toutes ces mouvances à l’origine de putshs sont l’œuvre de gens qui ne s’identifiaient pas nécessairement à la religion. Cela a créé une scission sociétale. Des partis tenant le gouvernail avaient des convictions différentes de celles de la majorité de la population. Ce qui a suscité une sorte de schizophrénie sociétale, chose que nous n’avons pas vécue au Maroc. Il n’y a jamais eu de scission en terre marocaine, il y a toujours eu gouvernance s’inspirant de l’Islam. La Constitution marocaine a toujours stipulé que l’Islam était la religion de l’Etat. Tout cela pour dire que nous n’avons pas vécu ce tiraillement entre gouvernement et peuple. Cela n’a pas été le cas dans d’autres pays. Résultat, des gens ont commencé à se défendre, à défendre leurs croyances identitaires, à défendre leurs principes religieux. Cela a généré des mouvances islamiques qui ont tout de suite viré vers l’idéologie. Ce virage idéologique a induit certaines certitudes. Ces mouvements se sont alors éloignés de tout relativisme. Sans relativisme, les êtres vivent et font vivre de manière très inconfortable. C’est ce qui a expliqué la violence de mouvements religieux et politiques. Cela a été le cas en Iran en 1919 : il n’y a pas eu suffisamment de subtilité et doigté pendant cette croisière vers la modernité. On n’a pas su composer avec les vagues. On a essayé de contrôler, de manipuler les vagues du futur au lieu de surfer. Une vague ne peut pas être contrôlée, elle doit être surfée…
La laïcité est-elle un débat possible en terre musulmane ?
En terre musulmane, nous avons ce livre magnifique qu’est le Coran. Et le Coran parle de deux livres : le livre de la Création et celui de la Révélation. Le livre de la Révélation a son propre alphabet. On peut dialoguer avec le livre dès qu’on en assimile l’alphabet et une fois qu’on a fait la recherche nécessaire pour entrer dans le monde qui couvre ce livre.
En parallèle, le livre de la Création a son propre alphabet que l’on doit maîtriser pour dialoguer avec ce cosmos, cet univers et accéder à ses trésors et à ses mondes internes. C’est ce qui se passe aujourd’hui dans les laboratoires où chercheurs, professeurs dialoguent avec le livre de la Création en utilisant l’alphabet adéquat.
Il y a donc ces deux lectures qui s’offrent. C’est le premier verset qui a été révélé qui porte à la fois le Livre de la Création et celui de la Révélation: « Lis au nom de ton Créateur… ». On est invités à emprunter les deux alphabets pour pouvoir performer les deux lectures et arriver à cette symbiose en assurant leur complémentarité.
Je pense que si on prend conscience de cette dynamique, on comprendra que la lecture du livre de la Révélation n’est pas celle du livre de la Création. On comprendra aussi que nous avons besoin de ces deux lectures et que chaque lecture a ses propres méthodes, ses propres mécanismes.
Autrement dit, il ne saurait y avoir de bonne gouvernance sans religion…
Je pense que la lecture dans le livre de la Révélation nous donne le sens. C’est le sens de la vie, des valeurs. Si on a choisi d’y croire, il faudrait donc s’en inspirer en termes de valeurs et d’éthique. Et pour pouvoir avoir accès à l’efficacité, il faut lire le livre de la Création. De toute évidence, c’est la complémentarité qui s’offre. L’erreur qui a été commise en Occident et dans quelques parties du monde musulman réside dans le fait qu’on n’a pas pu discerner cette différence entre les deux Livres. On a voulu approcher le livre de la Création avec l’alphabet du Livre de la Révélation. C’est la raison pour laquelle des œuvres de Ar-razi, Marco Polo et d’autres ont été bannis et que des bûchers ont été édifiés.
Cette différenciation entre les deux livres est pourtant d’une clarté limpide depuis la révélation du tout premier verset du Coran « Iqra’a… ».
Six ans après les attentats du 16 mai 2003 qui ont eu lieu à Casablanca, qu’est-ce que vous diriez depuis votre siège de secrétaire général de la Rabita? Que les jeunes perdus, vulnérables à la marge, se sont réconciliés avec la religion au Maroc ?
Nous sommes en train de nous mouvoir dans une zone de software. Nous parlons d’esprits, d’intellect, de cosmologie d’êtres humains. Il s’agit ici de faire ces voyages dans les esprits des gens, dans leurs systèmes de valeurs, leurs idées, leurs croyances, leur représentation du monde, leur regard sur leur propre société. Ce voyage doit aussi nous mener à explorer leurs frustrations, leurs besoins, leurs rêves, leurs aspirations. Ce sont des voyages que beaucoup de terroristes maîtrisent. Ils font ces voyages dans les esprits et assurent cette proximité avec les gens. Ils font savoir à ces jeunes en particulier que ce sont eux qui sont à leurs côtés. Ils les aident à monter des business de fortune, petites charrettes pour vendre des saucisses ou des oranges pressées, ils les aident à se marier, à célébrer leurs naissances, à enterrer leurs morts. Bref, ils sont présents dans leurs joies et leurs désarrois. Ils font savoir aux gens qu’ils adoptent leurs problèmes. A la tête de ces problèmes, l’humiliation. Et les motifs d’humiliation sont ô combien nombreux. De l’humiliation infligée par ce fameux Ouest depuis la colonisation, en passant par Israël, la cause palestinienne, le cocktail irano-irako-afghano-bosniaque, le paradis andalou perdu à reconquérir, etc., etc., ce sont là autant de raisons efficaces et percutantes pour recruter. Cela offre un rêve de futur où il y aurait de la dignité, voire le paradis.
N’est-il pas possible de vendre l’espoir en face?
C’est justement la tâche principale de ce que j’ai appelé le voyage dans les esprits. Depuis le 30 avril 2004, jour où Sa Majesté, Amir Al Mouminine, a prononcé le discours de Casablanca pour réformer le champ religieux, un bon bout de chemin a été parcouru. Il reste qu’il faut aujourd’hui s’attacher à accomplir cette partie dédiée au « software », qui est le voyage dans les esprits et la déconstruction de ces discours. Les supports médiatiques pourraient assurer cette proximité avec les gens. Le Souverain a donné le coup d’envoi à plusieurs projets dans ce sens. La société civile et les ONG doivent suivre le rythme pour essayer d’assécher ces sources qui jettent des citoyens dans les bras du terrorisme. Ces sources sont, je le rappelle, la frustration, l’injustice, l’ignorance, le manque d’espoir.
Ce Alem adepte de la modernité, du dialogue et de la conciliation est aussi un érudit qui rejette avec force les autodafés. « Au cours de notre Histoire, des gens ont écrit contre la prophétie, contre la déité. Je pense à Ar-Razi et à d’autres. Les savants, les oulémas ont débattu avec eux », explique-t-il avant d’avancer que «lorsque des crispations surgissent comme celles relevées durant la période des Almoravides, au cours de laquelle I’hia Ulum Dine de Imam Ghazali, pouvait tout de suite savoir que cette dynastie touchait à sa fin ».
Le secrétaire général de la Rabita Mohammadia des Oulémas en est profondément convaincu : la religion musulmane respecte les libertés individuelles, à condition, prévient-il, que les libertés célébrées n’enfreignent pas celles des autres et que la stabilité sociétale ne soit pas menacée.
Six ans après les attentats du 16 mai 2003 de Casablanca, Ahmed Abbadi lance un appel pour que soient sondés les tréfonds de l’être. « Nous parlons d’esprits, d’intellect. Il s’agit ici de faire ces voyages dans les esprits des gens, dans leurs systèmes de valeurs, leurs idées, leurs croyances, leur représentation du monde, leur regard sur leur propre société. Ce voyage doit aussi nous mener à explorer leurs frustrations, leurs besoins, leurs rêves, leurs aspirations. Ce sont des voyages que beaucoup de terroristes maîtrisent ».
Libération : Comment se portent ces médias du Maroc qui véhiculent un discours sur l’Islam? L’Islam des paraboles est-il aujourd’hui fini ?
Ahmed Abbadi : Nous avons récemment tenu un colloque pour visiter ces médias à tendance religieuse au Maroc, qu’il s’agisse de presse écrite ou d’audiovisuel. Nous avons essayé d’évaluer et de retracer les lignes directrices de ces médias. Nous avons relevé beaucoup de points mais aussi quelques dysfonctionnements à transcender. Cette recherche collective nous a permis de voir qu’il y a une réponse à ces besoins mais pas de la meilleure manière possible. Il y a des possibilités qui s’offrent. Je pense notamment à l’ouverture de centres de formation de toutes les personnes ressources qui sont prometteuses et peuvent devenir dans le proche futur, de vraies stars de ces médias à tendance religieuse.
Le discours véhiculé n’est pas, dans toutes ses représentations, un discours qui embrasse les aspirations de l’homme du 3ème millénaire. Il s’agit encore de fournir des efforts pour pouvoir embrasser ces attentes, sinon ces hommes et ces femmes vont tout simplement nous zapper pour aller vers d’autres horizons et médias.
Il y a eu la création d’une radio et d’une télévision coraniques chez nous dont l’objectif était de rétablir la vraie image de l’Islam tel que pratiqué depuis plus de 14 siècles par les Marocains. Est-ce que ces deux médias remplissent leur mission ?
Il faut souligner que des efforts importants sont fournis. Il reste qu’il faudrait faire en sorte que l’on ait un espace, une sorte d’observatoire pour suivre de près et évaluer de manière continue ce qui est présenté sur ces chaîne et radio. Lorsqu’on se prive de sens critique, on rate beaucoup d’opportunités à même de permettre de se surpasser. Faire bon usage du sens critique permet, par contre, d’atteindre des horizons nouveaux. C’est pourquoi je suis partisan de la mise en place d’un observatoire où l’on pourra débattre de ces deux médias pour pouvoir présenter l’image du vrai islam marocain. Je ne dis pas le vrai islam, parce que ce dernier est dans l’absolu, mais l’islam tel que nous l’avons toujours vécu au Maroc, un islam de beauté, de proximité, de réalité, de fonctionnalité.
Vous parlez de zapping. Faut-il avoir peur de cet islam cathodique qui envahit les chaînes satellitaires ? Cela vous fait-il peur ou, au contraire, vous cherchez à comprendre leurs messages qui, du reste, séduisent un certain public?
Peur, non. Je dirais plutôt soucieux. Soucieux, parce qu’on est dans l’ère de l’image subliminale, l’ère de la programmation neuro-linguistique. Il y a donc infiltration de messages, de convictions. Ces messages traversent les douanes rationnelles et s’installent dans les tréfonds de nos esprits sans même que l’on s’en rende compte. C’est pourquoi il est important de présenter des alternatives à nos concitoyens pour qu’ils puissent trouver leurs rêves, leurs aspirations dans leurs médias. Des médias que les citoyens paient avec leurs taxes, leur sueur et leur labeur.
Vous avez évoqué une offre médiatique en phase avec l’Homme du 3ème millénaire. L’Islam est-il compatible avec la modernité ?
Je dirais même plus, non seulement que l’islam est compatible avec la modernité mais il en est accompagnateur et promoteur. Nul devoir n’a pu s’installer entre la prière et la zakat, hormis la choura. La choura signifie concertation et consensus. Attention, il ne s’agit pas ici d’un consensus mou mais rationnel et solide. Cette concertation sociétale est d’une importance capitale. Dans tout le Coran, on ne voit aucun devoir de s’infiltrer entre la prière et la zakat.
On parle aussi de libre choix et de libre arbitre dans la religion musulmane. L’Islam n’est-il pas contradictoire avec les libertés individuelles ? Est-ce que cette religion n’entrave pas ces libertés ?
L’Islam n’entrave pas les libertés individuelles. Dans la sourate « La vache », il est indiqué qu’il n’y a pas de contrainte en religion. Ce qui signifie qu’on ne peut pas imposer la religiosité à une personne car la religion relève de la conviction profonde et personnelle. L’Islam rejette les tendances à l’hypocrisie, veut que les citoyens soient des êtres libres pouvant s’exprimer d’une manière ouverte. Dès lors, on ne peut pas reprocher à une personne d’exprimer son opinion. Au cours de notre Histoire, des gens ont écrit contre la prophétie, contre la déité. Je pense à Ar-Razi et à d’autres. Les savants, les oulémas ont débattu avec eux.
Ils n’ont pas été brûlés dans un bûcher…
Non. Sauf que lorsque des crispations surgissent comme celles relevées durant la période des Almoravides, au cours de laquelle I’hia Ulum Dine de Imam Ghazali, pouvait tout de suite savoir que cette dynastie touchait à sa fin. Et pour cause, cette dynastie se démarquait de l’esprit de la quintessence de l’Islam. Cela a constitué la cause directe du déclin de cette dynastie. Lorsque Imam Ghazali a appris que son livre avait été brûlé, il avait déclaré « Dieu, détruis le règne de celui qui a détruit mon livre ». Mohamed Al Mehdi Ibn Toumert qui guidait Al Mouahiddine, avait alors répliqué « De mes mains, de mes mains ».
Cette crispation de l’esprit ne peut donc mener qu’à la déchéance.
Vous êtes donc en train de dire que l’Islam respecte les libertés individuelles…
Oui, mais dans un cadre de respect mutuel, de reconnaissance mutuelle et de pudeur. La liberté des uns se termine là ou commence celle des autres. On ne doit pas enfreindre d’autres libertés pour célébrer les nôtres.
Dans le même temps vous affirmez qu’il ne s’agit pas d’aller jusqu’à la crispation…
Il y a un ordre social et il faut en être conscient. Il s’agit aussi de le protéger parce que nous sommes dans un bateau collectif pour reprendre une très belle métaphore d’un hadith du Prophète Sidna Mohamed. Il s’agit de se frayer des chemins les uns les autres pour que le navire ne coule pas.
Nous avons des axes identitaires. Ce sont bel et bien ces axes qui offrent la stabilité sociale. Ces axes cassés, la stabilité est alors menacée.
On parle beaucoup d’Islam politique aussi bien dans le monde musulman qu’en Occident. La laïcité est-elle imaginable dans un pays musulman ?
Le phénomène de mouvement religieusement politique ou politiquement religieux n’est pas nouveau. On retrouve ces épousailles entre religieux et politique en Norvège, en Italie, en Allemagne, en Amérique Latine. C’est donc un phénomène courant dans la vie politique. Ce qui s’est passé dans le monde musulman réside dans ces nœuds historiques auxquels on n’a pas prêté assez d’attention. Ces nœuds historiques sont assez nombreux et je pense notamment à ce qui s’est passé en Egypte en 1952, ce qui s’est passé en Syrie, ce qui s’est passé en Tunisie ou encore en Irak. Toutes ces mouvances à l’origine de putshs sont l’œuvre de gens qui ne s’identifiaient pas nécessairement à la religion. Cela a créé une scission sociétale. Des partis tenant le gouvernail avaient des convictions différentes de celles de la majorité de la population. Ce qui a suscité une sorte de schizophrénie sociétale, chose que nous n’avons pas vécue au Maroc. Il n’y a jamais eu de scission en terre marocaine, il y a toujours eu gouvernance s’inspirant de l’Islam. La Constitution marocaine a toujours stipulé que l’Islam était la religion de l’Etat. Tout cela pour dire que nous n’avons pas vécu ce tiraillement entre gouvernement et peuple. Cela n’a pas été le cas dans d’autres pays. Résultat, des gens ont commencé à se défendre, à défendre leurs croyances identitaires, à défendre leurs principes religieux. Cela a généré des mouvances islamiques qui ont tout de suite viré vers l’idéologie. Ce virage idéologique a induit certaines certitudes. Ces mouvements se sont alors éloignés de tout relativisme. Sans relativisme, les êtres vivent et font vivre de manière très inconfortable. C’est ce qui a expliqué la violence de mouvements religieux et politiques. Cela a été le cas en Iran en 1919 : il n’y a pas eu suffisamment de subtilité et doigté pendant cette croisière vers la modernité. On n’a pas su composer avec les vagues. On a essayé de contrôler, de manipuler les vagues du futur au lieu de surfer. Une vague ne peut pas être contrôlée, elle doit être surfée…
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En parallèle, le livre de la Création a son propre alphabet que l’on doit maîtriser pour dialoguer avec ce cosmos, cet univers et accéder à ses trésors et à ses mondes internes. C’est ce qui se passe aujourd’hui dans les laboratoires où chercheurs, professeurs dialoguent avec le livre de la Création en utilisant l’alphabet adéquat.
Il y a donc ces deux lectures qui s’offrent. C’est le premier verset qui a été révélé qui porte à la fois le Livre de la Création et celui de la Révélation: « Lis au nom de ton Créateur… ». On est invités à emprunter les deux alphabets pour pouvoir performer les deux lectures et arriver à cette symbiose en assurant leur complémentarité.
Je pense que si on prend conscience de cette dynamique, on comprendra que la lecture du livre de la Révélation n’est pas celle du livre de la Création. On comprendra aussi que nous avons besoin de ces deux lectures et que chaque lecture a ses propres méthodes, ses propres mécanismes.
Autrement dit, il ne saurait y avoir de bonne gouvernance sans religion…
Je pense que la lecture dans le livre de la Révélation nous donne le sens. C’est le sens de la vie, des valeurs. Si on a choisi d’y croire, il faudrait donc s’en inspirer en termes de valeurs et d’éthique. Et pour pouvoir avoir accès à l’efficacité, il faut lire le livre de la Création. De toute évidence, c’est la complémentarité qui s’offre. L’erreur qui a été commise en Occident et dans quelques parties du monde musulman réside dans le fait qu’on n’a pas pu discerner cette différence entre les deux Livres. On a voulu approcher le livre de la Création avec l’alphabet du Livre de la Révélation. C’est la raison pour laquelle des œuvres de Ar-razi, Marco Polo et d’autres ont été bannis et que des bûchers ont été édifiés.
Cette différenciation entre les deux livres est pourtant d’une clarté limpide depuis la révélation du tout premier verset du Coran « Iqra’a… ».
Six ans après les attentats du 16 mai 2003 qui ont eu lieu à Casablanca, qu’est-ce que vous diriez depuis votre siège de secrétaire général de la Rabita? Que les jeunes perdus, vulnérables à la marge, se sont réconciliés avec la religion au Maroc ?
Nous sommes en train de nous mouvoir dans une zone de software. Nous parlons d’esprits, d’intellect, de cosmologie d’êtres humains. Il s’agit ici de faire ces voyages dans les esprits des gens, dans leurs systèmes de valeurs, leurs idées, leurs croyances, leur représentation du monde, leur regard sur leur propre société. Ce voyage doit aussi nous mener à explorer leurs frustrations, leurs besoins, leurs rêves, leurs aspirations. Ce sont des voyages que beaucoup de terroristes maîtrisent. Ils font ces voyages dans les esprits et assurent cette proximité avec les gens. Ils font savoir à ces jeunes en particulier que ce sont eux qui sont à leurs côtés. Ils les aident à monter des business de fortune, petites charrettes pour vendre des saucisses ou des oranges pressées, ils les aident à se marier, à célébrer leurs naissances, à enterrer leurs morts. Bref, ils sont présents dans leurs joies et leurs désarrois. Ils font savoir aux gens qu’ils adoptent leurs problèmes. A la tête de ces problèmes, l’humiliation. Et les motifs d’humiliation sont ô combien nombreux. De l’humiliation infligée par ce fameux Ouest depuis la colonisation, en passant par Israël, la cause palestinienne, le cocktail irano-irako-afghano-bosniaque, le paradis andalou perdu à reconquérir, etc., etc., ce sont là autant de raisons efficaces et percutantes pour recruter. Cela offre un rêve de futur où il y aurait de la dignité, voire le paradis.
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