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Ce qui se passe en Tunisie et en Egypte, sous nos yeux ébahis, est proprement inédit : une vraie révolution populaire menée par des jeunes sans encadrement d'aucun parti politique et sans figure de proue, scandant des slogans "modernes" réclamant la dignité, la liberté et une vie meilleure. D'un courage inouï, ces jeunes ont bravé le système policier et brisé le mur de la peur, faisant capoter des régimes qui ont fait régner, pendant des décennies, un climat de peur, mais dont on disait qu'ils étaient les remparts de la stabilité.
Ce qui se passe dans le monde arabe ne doit pas être confondu avec une "émeute de la faim" : un des slogans scandés à la Place Al-Tahrir du Caire était : "Thawrat al–ahrar wa layssa thawrat al-ji'ya'", ce qui signifie "Révolution de la liberté et non révolution de la faim". Ce slogan est révélateur de la profonde humiliation que ressentent les égyptiens face à un régime qui, sur le plan interne, a confisqué la parole du peuple et l'espoir des jeunes, et sur le plan externe, a réduit l'Egypte – avec son poids démographique, sa profondeur historique, sa centralité géographique, et son potentiel de leadership- à une quantité négligeable.
Les médias ont davantage mis en exergue le versant interne de l'humiliation : répression, corruption et régime autoritaire. Le versant externe de l'humiliation n'a pas suffisamment retenu l'attention. Or, il est tout aussi important. Il faut écouter les intellectuels égyptiens égrener leurs griefs pour comprendre l'état de déliquescence d'un pays qui a été pendant toute la période nassérienne le cœur palpitant de l'arabisme et le timonier et la source d'inspiration du monde arabe.
Outre la quête de liberté et d'une vie meilleure, la révolution égyptienne est donc la révolution pour la "dignité" (Al-karama). Ceci explique la détermination des manifestants qui ont payé, jusqu'ici, un prix exorbitant (plus de 250 morts) pour faire entendre leurs revendications. Pour l'heure, Moubarak fait de la résistance et fait appel à ses alliés mais les Américains, d'abord hésitants, ont déjà pris acte de la fin de son régime et exigent une "transition honorable", mais "immédiate". Les Israéliens ne lui sont d'aucun secours même s'ils commencent à agiter le spectre d'une prise de pouvoir par les Frères musulmans, recommandant à l'Occident de ne pas lâcher Moubarak. Les Européens demeurent figés dans un discours embarrassé, mi-figue mi-raisin où ils essaient de ménager la chèvre et le chou, alors que le peuple égyptien attend de l’UE un soutien plus franc de leur révolte et une promesse plus nette d'accompagner la période de transition et d'aider le peuple égyptien à surmonter les difficultés liées au passage à un autre régime.
Il est vrai que l'UE n'est pas le principal fournisseur d'aide à l'Egypte. Mais c'est un partenaire commercial important avec des échanges de près de 22 milliards d'euros par an. Mais l'Egypte est partie prenante dans toutes les initiatives méditerranéennes de l'UE depuis la Politique globale méditerranéenne des années 70 et 80, jusqu'au Processus de Barcelone (1995), la Politique de voisinage (2004) et l'Union pour la Méditerranée (2008) dont Moubarak est le co-président avec Nicolas Sarkozy. En outre l'Egypte est membre du dialogue OTAN-Méditerranée depuis sa création en1994 et Alexandrie est le siège, depuis 2004, de la Fondation Anna Lindt pour le Dialogue des cultures en Méditerranée.
Ainsi l'Egypte est un acteur des politiques méditerranéennes de l'UE. Il est vrai que celle-ci a peu investi dans l'économie égyptienne, en regard de la taille du pays et en comparaison avec des pays de même taille que l'Egypte comme la Turquie. Mais les banques européennes ont pas mal prêté à l'Egypte. On estime par exemple que près de 35.6 % des crédits bancaires fournis à l'Egypte sont français (soit 12.8 milliards d'euros), 21.6 % sont britanniques (7.8 %) et seulement 0.5 % espagnols.
La révolution égyptienne semble faire peur. Les banques sont exposées, le secteur touristique à l'arrêt, les affaires interrompues. On craint l'interruption du trafic dans le canal de Suez (8 % du trafic mondial, mais 70 % du trafic entre l'Asie et l'Europe et 25 % du trafic pétrolier). Le prix du baril de pétrole dépasse la barre symbolique des 100 dollars pour la première fois depuis 2008, à la grande joie des spéculateurs. L'affolement s'empare même des bourses.
Tout cela nous paraît excessif, mais compréhensible car les marchés n'aiment pas l'instabilité. Mais dans le cas de l'Egypte, nous ne sommes dans un contexte ni de guerre régionale, ni même de guerre civile : il s'agit d'une révolution populaire pour la démocratie. Personne en Egypte ne songe à fermer le canal de Suez ou nationaliser les avoirs extérieurs. Et nous ne sommes pas dans un scénario de chaos généralisé, ni, a fortiori, dans un scénario de banqueroute d'un pays.
Une fois la transition assurée, l'Egypte se remettra sur les rails de la croissance et offrira de grandes opportunités d'investissement. Après tout, c'est un pays qui ne manque ni de compétences ni de ressources. Sa jeunesse est de plus en plus éduquée et ne demande pas mieux que de participer à la construction d'une économie ouverte et moderne. Et le pays lui-même dispose, outre sa jeunesse, d'un vaste espace encore insuffisamment exploré, d'un vaste marché de 85 millions (plus que la population des 5 pays du Maghreb) et de nombreuses rentes.
D'abord la rente du Nil qui fertilise la Vallée du Nil, mère nourricière de l'Egypte. Ne disait-on pas que l'Egypte est un don du Nil? Il est vrai que la Vallée du Nil ne parvient plus à nourrir la population égyptienne, mais il y a d'autres rentes qui y compensent.
Le tourisme est la première ressource du pays avec plus de 11 millions de touristes. Les recettes représentent près de 10 % du PIB et le secteur emploie 13 % de la population active, ce qui fait qu'un Egyptien sur 8 vit de ce secteur.
Les transferts des émigrés égyptiens rapportent au pays entre 6 et 7 milliards d'euros. Les exportations d'hydrocarbures (pétrole et gaz) représentent, bon an mal an, 3.8 à 4 milliards par an. Les droits de passage dans le canal de Suez oscillent entre 3.8 milliards d'euros en 2008 et 3.3 milliards en 2010. Sans oublier l'aide arabe (chiffres imprécis), l'aide américaine (entre 1.2 et 1.5 milliard d'euros) et les aides de l'UE (en moyenne 100 à 130 millions par an) et de ses Etats membres.
Certes les taux de pauvreté en Egypte sont importants : officiellement 18 % des Egyptiens vivraient sous le seuil de pauvreté, mais probablement les calculs sont en deçà de la réalité. Mais le pays n'est pas pauvre, sauf que les richesses ont été captées souvent par un système gangréné par la corruption, le népotisme et une bourgeoisie parasitaire. L'Egypte peut s'en sortir si elle est pilotée par un régime responsable, une administration transparente, et une bourgeoisie soucieuse du bien du pays.
L'Occident ne doit donc pas craindre les évolutions en cours. La pire des politiques serait d'être tétanisé par la peur : la peur que l'Egypte vire vers un islamisme fanatique, qu'elle sombre dans le chaos, ou qu'elle devienne un Etat failli, futur sanctuaire d'Al-Qaïda. Ces spectres sont constamment agités par les Israéliens, ceux-là mêmes qui se présentent comme "la seule démocratie au Moyen-Orient" et qui aujourd'hui appellent l'Occident à venir au secours des dictateurs arabes. Mais il est clair qu'à la relation paternaliste d'hier devra succéder une relation davantage partenariale, pour demain.
Nul doute que les Frères musulmans, qui constituent le groupe le mieux implanté et le plus organisé, joueront un rôle important dans l'Egypte de demain, mais, de grâce, arrêtons d'agiter des épouvantails. Les jeunes Egyptiens qui sont sortis, en masse, pour clamer leur désir de changement, réclamer la liberté et détrôner les dictateurs n’accepteront jamais un régime qui serait dominé par des forces qui confisqueraient leur rêve. La révolution n'est pas donc le passage du "Noir" des dictateurs "au vert" des islamistes, mais c'est le passage d'une seule couleur à plusieurs.
Moubarak a déclaré vouloir terminer son mandat. Il a même promis de ne pas se représenter. Têtu et fier, il ne souhaite apparemment ni démissionner- ce serait un désaveu- ni choisir l'exil -ce serait un déshonneur pour l'armée dont il est issu-. C'est donc certainement avec le consentement de l'armée qu'il déclare vouloir "poursuivre son mandat" jusqu'à son terme, fin 2011, au grand dam de la population en révolte. C'est pour cela que les prochaines semaines seront cruciales pour l'Egypte, peut-être même troublées, mais comme dit le proverbe égyptien ". Qui veut du miel s'expose aux piqûres des abeilles".
* Dr. Senen FLORENCA
Directeur CERMAC-UCL
Directeur IEMED