De l’aménagement du territoire au développement territorial : quelle transition et quelle articulation ?


Par Abdelaziz ADIDI
Mardi 29 Novembre 2011

De l’aménagement du territoire au développement territorial : quelle transition et quelle articulation ?

I- Une armature urbaine favorable à la concentration des capitaux et de la force de travail

Les disparités régionales au Maroc trouvent leurs explications dans le caractère contrasté et  disséqué du territoire marocain, mais aussi dans l’héritage historique colonial qui a divisé le  territoire national en « Maroc utile » et « Maroc inutile ». L’échec de certains choix politiques  publics et l’absence d’une réelle coordination entre les différents intervenants viendront  consacrer, voire accentuer, après l’Indépendance, ces inégalités territoriales. Aujourd’hui, le  Maroc se trouve à la croisée des chemins dans la mesure où la mondialisation et la  globalisation des échanges lui imposent de mettre de l’ordre dans son territoire en renforçant la  compétitivité de ses villes et de ses régions. Notre pays traverse aujourd’hui une transition  dans tous les sens du terme : transition démographique, économique, sociale, politique et  territoriale.
Néanmoins, l’aménagement et le développement durable du territoire national  restent tributaires du dépassement des contraintes structurelles liées à la géographie et à l’histoire  d’une part, et de la nécessité de mettre en place un modèle adéquat de bonne gouvernance  territoriale, d’autre part.

Le Maroc : une configuration territoriale largement déterminée par les contraintes du  milieu
Le Maroc couvre un territoire total de 710.850 km2. C’est au Maroc que l’on trouve les  plaines les plus vastes et les montagnes les plus hautes de l’Afrique du Nord. Il s’étend, par  ailleurs, sur une frange littorale de près de 3.500 km baignée par la Méditerrané au nord et  l’Océan Atlantique à l’ouest.
Le pays est aussi marqué par une aridité structurelle qui touche près de 80% de sa superficie.  Il est soumis aux influences contrastées de la Méditerranée et de l’océan Atlantique et du  Sahara sur les reliefs dont la partie occidentale reçoit les pluies océaniques, tandis que les  sommets jouent le rôle de barrières. Les plaines côtières sont à la même latitude que les oasis  du Sahara algérien ; riches et fertiles dans le Nord, elles subissent l’influence du désert dans  leur partie méridionale à partir d’Essaouira et surtout d’Agadir.
Le relief du pays est marqué par quatre grands systèmes : le Rif, le Moyen-Atlas, le Haut- Atlas et l’Anti-Atlas. Les rivages méditerranéens sont dominés par le Rif, une chaîne  montagneuse peu élevée, 1.000 m en moyenne, mais 2.450 m au Djebel Tidirhine, qui se  relève d’est en ouest. Au sud, une dépression, le col de Taza, sépare le Rif d’une chaîne  plissée, le Moyen-Atlas, qui dépasse 3.000 mètres, tandis qu’un plateau central réalise la transition  avec de riches plaines côtières qui sont autant de foyers de peuplement.
On y rencontre à  l’ouest des reliefs karstiques avec des dolines qui forment parfois des lacs. L’ancienne activité  volcanique a donné naissance à des lacs de cratères comme le Sidi Ali. Le Haut-Atlas, qui  s’étend également en Algérie, culmine à 4.165 m dans le Djebel Toubkal, au sud de  Marrakech ; il succède au Moyen-Atlas selon un alignement nord-est sud-ouest et se prolonge  jusqu’à l’Atlantique, où il se raccorde à l’Anti-Atlas, la plus méridionale des chaînes de  montagnes marocaines, par le massif d’origine volcanique du Djebel Siroua (3.300 m). Cette  dorsale accidentée, constituée par des montagnes jeunes, sépare les plateaux et les plaines  vertes et fertiles du Sahara aux oueds asséchés et aux terres arides. « Le Maroc existe grâce à  ses montagnes ; elles sont les sources de la vie, les châteaux d’eau qui nourrissent les plaines  en contrebas. Elles ont été au cours de l’histoire le refuge ultime, les forteresses de la  résistance aux invasions extérieures, les gardiennes de la flamme nationale. » (SNAT –  Rapport de synthèse – DAT / Groupe Huit).
Ces données physiques déterminent largement le peuplement, les rapports socioéconomiques  à la terre, les modes d’adaptation au milieu et les formes d’occupation de l’espace. La  disponibilité des ressources hydriques et la fertilité des sols expliquent les fortes densités de la  population enregistrées dans les plaines atlantiques et les oasis du sud qui peuvent atteindre  plusieurs centaines d’habitants au km2, contre parfois moins de 10 habitants dans les régions  désertiques.
Les conditions physiques rudes ont longtemps imposé un mode de vie semi-nomade, voire  carrément nomade dans les régions arides du sud d’Oued Drâa et des hauts plateaux de  l’Oriental.

Le Maroc : un héritage territorial colonial difficile à surmonter
Le Maroc, à la veille de la colonisation, était faiblement peuplé (près de 3 millions  d’habitants) et très faiblement urbanisé (moins de 5% de population urbaine). La pénétration coloniale, l’instauration progressive d’une économie de marché tournée vers la satisfaction  des besoins de la métropole et surtout la création du port de Casablanca et le transfert de la  capitale du pays vers Rabat, vont dorénavant consacrer le déplacement du centre de gravité du  Maroc de l’intérieur (Fès-Marrakech) vers le littoral atlantique. Pour institutionnaliser cette  nouvelle configuration territoriale du pays, le Résident Général (Lyautey) décréta la division  du territoire soumis à la colonisation française en « Maroc utile » et « Maroc inutile ».
«Le Maroc utile» représentait pour Lyautey le triangle : Fès-Casablanca- Marrakech qui  correspond à la zone agricole et minière. C’est aussi le choix de Casablanca qui concentre  l’essentiel des activités économiques modernes et dont les rapports avec la métropole seront  plus étroits qu’avec son arrière-pays. C’est une nouvelle hiérarchie des villes fondée sur les  relations de dépendance avec la Métropole.
« Le Maroc inutile» était alors le reste du territoire, où les modes de production précapitalistes  prévalaient, où la «civilisation occidentale» n’avait pas encore pénétré (en fait les régions  pauvres du Maroc).
C’est à partir de cette date que l’axe urbain Casablanca-Rabat-Kenitra se formera et  s’imposera comme un pôle concentrant l’essentiel des équipements, des richesses et une  bonne partie de la population urbaine. Si effectivement, l’action de Lyautey a été importante  dans la formation de cet axe urbain sur la côte atlantique dans l’intérêt du développement du capitalisme colonial, Il nous faudra, toutefois, remonter à la deuxième moitié du 19° siècle  pour savoir que le déplacement du centre de gravité du Maroc vers sa périphérie est antérieur  aux décisions coloniales, quand les capitaux étrangers avaient choisi de se localiser dans les  villes côtières (Tanger, Casablanca, Mogador, etc.).
Le développement de Casablanca sera considérable, dès les premiers échanges commerciaux, par la situation géographique (l’existence du port) et un proche arrière-pays agricole et minier  très riche. En commençant les travaux d’infrastructure, portuaires notamment, les groupes  financiers français, dès 1907, marquaient leur choix de développer Casablanca et son  prolongement sur la côte atlantique. Pour les besoins immédiats et futurs d’exploitation de  matière première et d’importation des produits manufacturés.
La thèse du «Maroc utile» avancée par Lyautey n’est en définitive que le prolongement de la  stratégie des grands groupes financiers. En orientant les investissements dans les travaux  d’infrastructure notamment les réseaux du «Maroc utile», l’Etat colonial favorisait cette future  concentration.
Une nouvelle armature urbaine est née favorable à la concentration des capitaux comme celle  de la force de travail. Bientôt Casablanca concentrera la production industrielle comme la  plupart des services. Lyautey déclarait : «Je crois également indispensable d’être à proximité de  Casablanca, qui, par la force des choses, sera la métropole commerciale et le plus grand centre  européen du Maroc». L’origine des déséquilibres régionaux n’est plus à rechercher.
La période coloniale verra également la création de nombreuses villes nouvelles qui  fonctionneront comme des centres de collecte des produits miniers et agricoles (Khouribga, Louis Gentil, Port-Lyautey, Petit Jean, etc.) pour être acheminés par la suite vers la métropole. Cette période sera également marquée par une croissance économique fluctuante  et une forte croissance démographique des villes, alimentée principalement par un exode rural massif, ce qui ne manquera pas de modifier l’armature urbaine, la taille et les structures socio-spatiales des villes.
Entre 1926 et 1952, la population urbaine musulmane s’est accrue de près d’un million d’habitants. A ce développement intense et rapide de la population urbaine (Casablanca 8% par an entre 1936 et 1952) ne correspond aucune structure d’accueil en matière de logements et d’équipement sociaux. Lyautey et Prost, en traçant les plans des villes, n’ont pensé qu’à l’habitat et aux activités des Européens. L’arrivée de Michel Ecochard à la fin des années 40 comme responsable du Service d’urbanisme amènera l’idée d’ « une déconcentration économique et démographique ». L’idée principale consistait à décongestionner Casablanca qui concentrait déjà 75% de l’industrie du Maroc ; Ecochard défendait le principe d’une décentralisation industrielle en faveur de nouveaux pôles qu’il faudrait créer principalement dans le Sud enfin «pacifié» et maitrisé sur le plan foncier comme Agadir et Safi qui ont triplé leur production sardinière entre 1938 et 1949.
La décentralisation profiterait également à d’autres petites et moyennes villes comme Meknès, Marrakech, Petit Jean, Berkane, Béni Mellal, Sidi Slimane, etc.).
Ecochard voulait créer des pôles régionaux susceptibles de freiner le déferlement des migrants vers Casablanca. Le problème le plus crucial demeurait évidemment celui de Casablanca.
Inspiré de la théorie de Le Corbusier, Ecochard proposait une «cité linéaire industrielle et ouvrière», c’est-à-dire établir la jonction entre Mohammedia (ex-Fédala) et Casablanca en un seul organisme urbain suffisamment structuré et vaste pour accueillir dans l’avenir les millions de nouveaux citadins. Ce projet fut abandonné car jugé «utopique» et heurtait les intérêts fonciers et nécessitait des dépenses d’équipement énormes par rapport au nombre d’industries existantes.
D’une manière générale, l’idée d’une décentralisation industrielle dans les années quarante et cinquante ne s’est pas concrétisé en raison de la faiblesse des équipements d’infrastructures dans les autres villes marocaines, ce qui y rendait les investissements non rentables.

1956 – 1998 : l’aménagement du territoire entre les intentions et la pratique  
L’indépendance politique proclamée en 1956, la Maroc a hérité du Protectorat une économie désarticulée et extravertie, un territoire déséquilibré, un système urbain inachevé, une concentration impressionnante de l’activité économique sur une bande côtière de 130 km pour ne pas dire sur Casablanca, un parc-logements dégradé et insalubre presque entier à renouveler : (un quart de la population urbaine vivait dans les bidonvilles), une pratique intense de la spéculation foncière, etc.
Cet héritage peu enviable pour l’Etat indépendant lui imposa la nécessité de rompre avec le modèle de développement économique qui a prévalu durant la période coloniale. Mais la première difficulté que rencontra le Maroc au lendemain de son indépendance fut la fuite des capitaux et la chute en volume des investissements en valeur absolue et relative. Ceci découle du fait que le Maroc ne représentait plus une «terre de refuge» pour les capitaux étrangers en raison du caractère violent de la lutte pour l’indépendance.
C’est dans ce contexte socio-économique que le gouvernement d’Union nationale élabora le premier plan quinquennal 1960-1964, dans sa première version, qui s’est défini comme un plan de transition d’une économie coloniale à une économie nationale en avançant quelques mesures structurelles visant à rompre avec le passé colonial et devant conduire à l’indépendance économique et financière.
Le premier Plan quinquennal 60-64 s’est fixé comme objectif la réalisation d’un taux de croissance économique de 6,2% en avançant les options suivantes:
1. Réforme des structures agraires et des conditions d’exploitation agricole.
2. Mise en place d’une industrie de base avec l’attribution d’une fonction centrale à l’Etat dans ce processus à travers le Bureau d’études et de participations industrielles (B.E.P.I.).
3.Réforme des structures administratives de l’Etat en mettant sur pied une administration tournée vers le développement économique.
4. Restructuration et réadaptation du système d’enseignement et de formation conformément aux besoins du développement économique.

 * (Professeur et directeur de l’Institut national d’aménagement et d’urbanisme)
Texte intégral de l’intervention de l’auteur devant la conférence
intercontinentale en intelligence
 territoriale organisée à l’Université du Québec en Outawais
Demain :
II-Une nouvelle philosophie du développement et de
l’aménagement du territoire


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