Dans les nuits ramadanesques : Casablanca, une ville à vivre


Reportage réalisé par Narjis Rerhaye
Mercredi 25 Août 2010

Dans les nuits ramadanesques : Casablanca, une ville à vivre
La nuit tombe doucement sur Casablanca. Au loin, le port et ces navires en partance vers des destinations qui font toujours rêver ceux qui restent sur les quais. Dar El Beida n'en finit pas de vivre et de se déployer à travers la ville qui s'étend toujours plus loin, à perte de vue. Casablanca vit le jour comme la nuit, est dans le mouvement, à tous les instants. "C'est la New-York du Maghreb !", s'exclame cette publicitaire, cheveux en boucles. Comme dans la chanson, Casa s'éveille ? Casablanca ne dort presque jamais, à l'affût d'une nouvelle, d'une tendance, une posture, une mode à lancer. Au moment de la rupture du jeûne, la ville est déserte. Presque une illusion d'optique. En moins d'une heure, Casablanca revit. Les Casablancais plus que jamais. A Sidi Belyout, Ramadaniate Al Baydae sont encore prétexte à des soirées culturelles.
La ville grandit, très vite. Les historiens affirment que tel a toujours été la vocation de cette métropole qui compte aujourd'hui un peu plus de trois millions et demi d'habitants.  "Lorsque les marins du Galilée débarquent [à Casablanca] le 5 août 1907, installant le mécanisme de pressions et d'affrontement qui conduira en 1912 au protectorat français, la ville est déjà engagée dans une modernisation sensible. Les voyageurs qui avaient abordé Casablanca au XIXème siècle en avaient donné une image de bourgade désolée, mais déjà saisie par la fièvre marchande, dénotant une sorte de retournement d'un  destin qui avait vu pratiquement disparaître de la carte pendant trois siècles cette ville au passé déjà ancien", écrivent Jean-Louis Cohen et Monique Eleb dans un très érudit ouvrage "Casablanca, mythes  et figures d'une aventure urbaine".
Et l'aventure urbaine ne s'est jamais arrêtée depuis des siècles. Casa fut d'abord "Anfa" ou "Anafa" ou encore "Anife", dont les premières manifestations de peuplement remontent  au 11ème siècle et dont les fondateurs seraient les Berbères-Zenata. Des siècles plus tard, la ville sort  de l'anonymat pour se frayer une renommée mondiale dans le concert des nations en  janvier 1943 lorsque Roosevelt et Churchill y tinrent rencontre au sommet, dans les murs de l'hôtel Anfa, qui n'existe plus sinon dans des manuels d'histoire. La conférence d'Anfa a, depuis,  fait le tour du monde pour avoir préparé le débarquement des alliés en Normandie. Dar El Beida, Maison blanche, Casablanca entre dans l'histoire des faiseurs de paix…
Casablanca, aux avant-postes de la modernité. Les architectes les plus créatifs, résolument modernistes et inscrits dans l'universel vivent et travaillent ici. Ces artistes du béton et virtuoses des formes ont choisi d'évoluer à Casablanca, depuis longtemps laboratoire d'édifices grattant presque les cieux, des Twin Center, à la mode marocaine,  au centre de la ville jusqu'à la technopole aussi  clinquante qu'une technologie nouvelle, érigée dans le quartier de Sidi Maarouf. Ils vivent à Casa, comme ils auraient pu travailler à New-York, Paris ou Madrid, la tête dans les étoiles. Accrochés à d'indéfinissables temps modernes, ceux-là ont donné plus  encore une identité propre à l'architecture casablancaise. "Dans les années 1960-1970, on parlait volontiers d'une école de Casablanca pour les Beaux-Arts avec ces peintres qui portaient en étendard et jusqu'au bout de leurs pinceaux la modernité.  Il y avait là Belkahya, Miloudi, Abdallah Hariri et bien d'autres encore.  Une brèche s'était alors ouverte à une époque où le panarabisme avait le vent en poupe. Un tabou se brisait", se remémore un membre fondateur du groupe de Casablanca.


Quand Casa fait son cinéma


Aujourd'hui, ce sont les architectes qui ont repris le flambeau. Des noms désormais inscrits au patrimoine architectural de la ville qui ont bâti comme on signe des œuvres pour la postérité. Dans les beaux quartiers, d'Anfa à Californie -depuis Borgart et son Casablanca, le rêve américain n'a plus jamais lâché la ville- des résidences privées aux formes improbables, mariant futurisme et matériau traditionnel, fer et bejmate, béton et zellige surgissent, donnant à voir un nouvel art  à vivre. A Casablanca, l'art est dans la rue. Il y a quelques années, Ikram Kabbaj, unique femme sculpteur marocaine, amoureusement casablancaise, exposait ses sculptures dans les jardins de la place Mohammed V. Surpris les Casablancais en regardant ces œuvres aux formes et dimensions différentes investir un espace public ? Pas vraiment. "J'ai toujours milité pour que la sculpture intègre l'espace public. Le jardin de la Place Mohammed V est un si beau site et grâce à cette exposition j'ai réalisé plus profondément encore que montrer son travail est un besoin vital", souligne cette lauréate de l'Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Il fallait seulement oser. Seule Casa pouvait franchir le pas pour se lancer dans une nouvelle aventure urbaine.
"C'est la ville des affaires. On y vit 100 à l'heure. Il faut être speed et accro au boulot pour aimer Casablanca. Et quand on l'est, on ne peut vivre nulle part ailleurs". Quadra branché, le cinéaste Hamid  Faridi parle comme il vit : speed. De rendez-vous en réunions, il court, court, court toute la journée qui dure jusque tard dans la nuit pour commencer très tôt le matin. Passionné aussi ce jeune homme à la tête d'une boîte de communication spécialisée  dans l'événementiel, le conseil et la publicité. Amoureux fou  de l'image, ce Casablancais "pur sucre" comme il se plaît à se présenter, va jusqu'au bout de sa passion : il a réalisé un court métrage où des images emblématiques de Casa, sa ville, se fondent dans celles choisies, du cinéma mondial. "J'aime quand Dar El Beida fait son cinéma", confie-t-il le regard perdu dans la célébrissime affiche du très hollywodien Casablanca, jamais pourtant tourné à Casablanca.
C'est la ville des affaires donc. Une ville en mouvement qui n'en finit pas de mériter son statut de capitale économique du Maroc. Ce membre de la CGEM, dont le siège se trouve très naturellement à Casablanca, fait la chronique économique de la ville comme en vend l'article, mais loin de tout boniment.  "Casablanca est la première place financière marocaine. 30% du réseau bancaire y est installé alors que tous les sièges de banques et assurances sont à Casablanca. C'est la première zone portuaire du pays avec 60% des échanges commerciaux du pays. C'est aussi le premier pôle industriel avec 38% d'unités industrielles du Maroc. Casablanca  concentre près de la moitié des investissements effectués en terre marocaine et emploie 46% de la population active du royaume".

La ville blanche de tous les possibles

Il ne faut pas se fier aux façades de métal hurlant de la ville. Derrière ces signes extérieurs de modernité effrénée, Casablanca est aux aguets. Toujours prête à lancer un nouveau "way of life", une nouvelle manière de peindre, de  faire de la musique, du cinéma, écrire, créer passionnément et sans retenue. Casablanca a toujours été pionnière, fer de lance, et visiblement elle aime cela. Pionniers, Nass El Ghiwane l'ont été. Originaire d'un quartier chargé d'histoire de Casablanca, Hay Mohammadi, ce groupe de musique  mythique des années 1970, était pour Jimmy Hendrix "les Rolling Stones du Maghreb" alors qu'au festival international du film de Marrakech,  le réalisateur américain Martin Scorcese leur rendait hommage.   Entre revendication et rébellion, les chansons de Nass El Ghiwane n'ont pas pris une ride. "Seuls des Bidaouis, des Casablancais,  pouvaient à cette époque oser être contestataires tout en lançant un nouveau genre musical moderne et surtout revisitant le patrimoine. La culture populaire, cette façon de chanter en arabe marocain et ces rythmes ont fait que très vite toute une jeunesse en ébullition a adhéré à ce que nous faisions allant jusqu'à faire de certaines de nos chansons presque des manifestes", précise le leader du groupe Omar Sayyed. Mai 1968 était passé par là, le talent et la musique avaient fait le reste.
Trois décennies plus tard, c'est une autre jeunesse marocaine qui fait de la musique à sa manière, ralliant toute une génération. Musique identitaire ? Plutôt le cri de jeunes, fous de rap, de hip-hop et de rock  qui chantent et mettent en musique le malaise d'une jeunesse, ses espoirs, ses errances ; une musique générationnelle portant le label Maroc, dont les tout premiers rythmes se sont échappés de Casablanca.  Ils appellent cela "fête attitude". "Le Boulevard des jeunes musiciens", devenu très vite "un espace de revendication culturelle et  arène joyeuse de convivialité générationnelle". C'est ici, à Casablanca, et pour la toute première fois que fut chanté façon rap l'hymne national. Une révolution culturelle! "Le Boulevard des jeunes musiciens devient mature. Le plus important est de sauvegarder ce qui fait l'esprit Boulevard, c'est-à-dire une nouvelle musique marocaine qui dit les angoisses et les bonheurs de jeunes d'ici", promettent ses organisateurs Hicham Bahou et Momo Merhari.
Casablanca a toujours résisté. L'histoire le montre, l'histoire le prouve. La ville blanche a eu ses moments noirs, ses gosses échappées de la nuit de Sidi Moumen et qui s'explosent. Des kamikazes dans la nuit casablancaise… Casablanca a ses ceintures de pauvreté, ses espaces d'exclusion et de marginalisation. Et on les voit peut-être plus qu'ailleurs, parce qu'à Casa, plus qu'ailleurs les fractures sociales sont criardes.
Un voile noir et étoilé couvre la ville. La cité revit de nouveau. C'est une nouvelle nuit qui commence. Elle est d'abord festive, libre, débarrassée des tracas du jour. Conformément à la légende, les Casablancais aiment faire la fête, Dar El Beida le leur rend à merveille. Sur le boulevard de la Corniche, on ne dort jamais. De la pointe du phare, "El Hank" jusque sur la plage de Aïn Diab, devenue dans la mémoire collective marocaine un lieu de fête..  Nuits blanches dans une ville de la même couleur. Ni libertines ni soumises, les Casablancaises portent en elles l'image de ce Maroc moderne, un Maroc qui ne cache plus ses femmes du regard de l'Autre.  La nuit tombe doucement sur Casablanca. La ville est noctambule. Et ses gens insomniaques. Dans quelques heures, le jour se lèvera dans une aube blanche. Blanche comme Casablanca.


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