Bertrand Badie : Pour le conflit sahélien, il est évident que le Maroc est davantage en position médiatrice qu’en puissance européenne


Libé
Mercredi 28 Octobre 2020

Bertrand Badie dirige avec Dominique Vidal la collection «L’état du monde» aux éditions La Découverte. Ils publient chaque année, depuis 2010, un ouvrage collectif sur l’état du monde actuel. Il est co-éditeur de l’International Encyclopedia of Political Science, en 8 volumes, publiés chez Sage (Los Angeles) et auteur d’ autres livres «Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse », Paris, La Découverte, 2018, «L’Hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination internationale», Paris, Odile Jacob, 2019, «Rethinking International Relations», Londres, Elgar, 2020, «Handbook of Political Science», Los Angeles, Sage, 3 vol, 2020 (ed. avec D.Berg-Schlosser et L.Morlino).Dans cet entretien, il explique à Libé sa conception de la paix dans le monde, développée dans son dernier livre «Inter-socialités. Le monde n ’ est plus géopolitique», Paris, CNRS éditions, 2020.

Libé : Vous avez parlé de la paix dans le monde au Forum de Normandie. Vous avez dit : «On ne prépare plus la paix comme avant avec les moyens militaires et l’équilibre des forces». Qu’entendiez-vous par là ?
Bertrand Badie : J
e voulais dire que la guerre autrefois était une confrontation de puissances et que la seule façon d’échapper à la guerre jadis, c’était d’opposer la puissance à la puissance, appelée équilibre de puissance, qui favorisait sinon la paix, du moins la «non guerre». Aujourd’hui, la problématique est différente, parce que la nature de la conflictualité a profondément changé. Les conflits ne sont plus liés à une confrontation de puissance, même si les puissants aiment manipuler les conflits des autres. L’origine et les racines des conflits d’aujourd’hui ne se trouvent plus vraiment dans la puissance mais plutôt dans la décomposition sociale, la faiblesse économique, la précarité du lien social, les désastres écologiques, les incertitudes alimentaires. Tout cela se combine pour créer une situation de tension, de violence qui peut déboucher sur de nouveaux conflits. Par conséquent, face à cette forme nouvelle de conflictualité, l’instrument militaire ne sert à rien. Le canon peut arrêter le canon mais ne peut remédier aux décompositions sociales. Il faut donc complètement changer de logiciel, envisager la paix à partir de la reconstruction sociale. Quand je dis que face à ces situations, l’instrument militaire est contreproductif, je veux signifier que non seulement l’instrument militaire ne sert à rien, n’aboutit jamais, mais que souvent il aggrave la situation. Quand une armée moderne surtout venue des puissances du Nord intervient dans des conflits du Sud, elle tend à radicaliser les oppositions, à créer des sursauts nationalistes. Elle vient davantage alimenter les entrepreneurs de violence que les neutraliser.

Le Forum de la paix en Normandie est là pour rappeler cette leçon. Aucune puissance n’a gagné une guerre classique depuis la fin de la Grande Guerre en 1945.
Non seulement aucune puissance n’a gagné une guerre depuis 1945, mais les rares guerres qui ont été gagnées l’ont été par les plus faibles. Les guerres de décolonisation ont été gagnées par des peuples en lutte qui ne disposaient pas de la qualité de l’instrument militaire des vieilles puissances coloniales. Cela montre qu’aujourd’hui la puissance est devenue impuissante, elle n’a plus de prise sur les vrais facteurs de conflictualité. Par ailleurs, lorsque le mur est tombé en 1989, les Etats-Unis se sont crus devenir la seule puissance hégémonique mondiale et ils ont perdu partout, après 1990 en Afghanistan, en Irak, en Somalie et ils n’ont plus réellement pesé sur le conflit israélo-palestinien. On voit bien à travers cela que la puissance est tétanisée, inefficace. Vous savez que quelqu’un de tétanisé et d’inefficace peut devenir plus méchant. Il y a donc comme une surenchère dans la violence, c’est dangereux. Tout ce que les Etats-Unis ont dépensé au Moyen-Orient pour aller faire la guerre aurait pu servir à créer les conditions d’un développement social..

La situation ne s’arrange pas avec le président Trump et sa politique au niveau international. Qu’en pensez-vous ?
Absolument, c’est-à-dire que Trump, c’est le paroxysme de ce que je décris, dans la mesure où son équation c’est « Make America Great Again», restaurer la puissance américaine. Il y a une contradiction chez Trump. D’une part il veut à tout prix afficher la puissance américaine, mais d’autre part, il a procédé à des désengagements militaires, parce qu’il ne veut pas faire de dépenses dans des aventures militaires. Il y a un début de prise de conscience de cette incapacité des Etats-Unis, contrariés par ce besoin de puissance réaffirmé, qui fait qu’aujourd’hui le budget militaire américain atteint des sommets jamais réalisés dans l’histoire.

La politique étrangère de la France n’est-elle pas en train de changer avec Emmanuel Macron ?
Dans le passé, la France a toujours fait un choix de dialogue dans les relations internationales. Aujourd’hui au Sahel, en Méditerranée orientale contre la Turquie, en Lituanie contre la Russie, est-ce une nouvelle politique de confrontation en invoquant la puissance militaire plus que la négociation diplomatique ? Ce qui est préoccupant dans la politique étrangère de la France, c’est qu’elle veut à tout prix maintenir une réputation de puissance militaire de premier rang. Cela s’explique en grande partie par la vieille compétition franco-allemande née avec le couple francoallemand en 1963, où l’Allemagne n’a cessé de progresser sur le plan économique laissant donc la France derrière. Jacques Chirac et ses successeurs ont choisi de compenser la faiblesse économique relative de la France par rapport à l’Allemagne par une puissance militaire plus forte. L’Allemagne est une puissance démilitarisée qui ne peut pas concourir avec l’Hexagone sur le plan militaire. La France veut en tirer un avantage pour s’affirmer et notamment, il ne faut pas le négliger, pour protéger son siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, partant de l’idée que si la France n’est plus une puissance militaire intervenante, elle risquerait de perdre son siège. C’est très dangereux parce cela pousse la France à des aventures militaires qui ne débouchent sur rien de positif. On le voit au Sahel, au MoyenOrient où elle veut se maintenir militairement, mais ne parvient pas à s’y imposer politiquement. Elle pousse à un aventurisme notamment en Méditerranée orientale face à la Turquie. La Turquie n’a pas toujours raison mais elle n’a pas toujours tort. En tout cas, la grande différence entre l’Allemagne et la France, c’est que l’Allemagne a choisi résolument la stratégie de la négociation et de la diplomatie, alors que la France a tendance instinctivement à s’aligner sur le plan militaire, ce qui est dangereux et en tous les cas sans résultat. La France n’a jamais pu monnayer sa puissance traditionnelle pour s’imposer sur la scène internationale. Elle s’impose d’une autre manière, mimilitaire, mi-politique tutélaire comme actuellement pendant la crise au Liban.

Pour régler les problèmes régionaux comme au Sahel ou en Lybie, la France a besoin d’alliés régionaux comme le Maroc pour régler ces crises politiques.
Moi, je pense que le monde postpolaire est un monde régionalisé et que la meilleure carte appartient aux puissances régionales. Dans la crise du Moyen-Orient, il y a des puissances régionales qui se confirment comme la Turquie et l’Iran et peut-être l’Arabie Saoudite à un moindre degré car elle a moins de ressources. De même, le continent africain porte toute une série de médiations, soit par l’Union africaine que le Maroc a intégrée, soit par d’autres instruments comme l’Union du Maghreb arabe ou la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest). Pour le conflit sahélien, c’est évident que le Maroc est davantage en position médiatrice qu’une puissance européenne, pour plusieurs raisons. La France reste l’ancienne puissance coloniale, ce qui crée un soupçon lorsqu’elle intervient. La deuxième raison, c’est que la France appartient à un autre monde. Quand elle dit qu’elle a des responsabilités particulières en Afrique, elle fait dangereusement référence à son passé colonial. Si la France a des responsabilités dans le Sahel, c’est parce qu’elle a été une puissance colonisatrice. Est-ce le bon argument et la bonne carte à jouer pour résoudre un conflit? Je ne le pense pas.

Ne pensez-vous pas que la France a besoin de ses alliés dans la région comme le Maroc pour une médiation efficace ?
Je vais vous dire quelque chose qui va vous choquer. Est-ce que le Maroc a besoin de la France pour faire une médiation dans la région du Sahel ? La France est embourbée au Sahel. Elle est regardée par beaucoup d’acteurs avec méfiance et soupçon. Par ailleurs, elle a des intérêts économiques dans la région, elle n’est pas présumée neutre. On observe d’ailleurs que le Maroc est de plus en plus présent en Afrique et de plus en plus impliqué dans les affaires africaines. Je ne vois pas comment un partenariat avec la France pourra lui apporter un plus. Je risque de choquer mes amis marocains, mais je dirai que pour une médiation efficace, un partenariat avec l’Algérie serait plus profitable qu’un partenariat avec la France, car sur la question sahélienne, l’Algérie est très impliquée dans la région.

Votre dernier livre, «Inter-socialités. Le monde n’est plus géopolitique», Paris, CNRS éditions, 2020, porte sur la question des inter-socialités. Que voulez-vous dire par là ?
L’inter-socialité est un mot qui n’existe pas dans le dictionnaire. C’est un mot que j’ai inventé, qui consiste à dire que dans le monde d’aujourd’hui, notamment du fait de la mondialisation, les relations entre les acteurs sociaux, il s’agit des individus, des groupes et des collectivités, sont des mouvements sociaux et les relations entre les sociétés sont plus déterminantes et dynamiques que les relations entre les gouvernements. On le voit en quantité de signes. D’abord, l’agenda international, je l’explique dans mon livre, est de plus en plus dominé par les enjeux sociaux comme les enjeux de la précarité, de la sécurité alimentaire, de l’insécurité alimentaire. L’insécurité économique et l’insécurité environnementale et climatique pèsent davantage sur les relations internationales que les missiles iraniens ou les missiles coréens.Deuxièmement, dans notre monde actuel, une intercommunication au-delà des frontières et des échanges sociaux l’emportent sur les relations diplomatiques traditionnelles. Troisièmement, la mobilité. Il y a une mobilité dans le monde à travers les migrations et la diaspora, et à travers les voyages, ce qui fait que le monde est davantage structuré par les échanges que par les confrontations. C’est cette nouvelle approche des relations internationales que j’essaie d’analyser avec l’intitulé «Le monde n’est plus géopolitique». Il n’est plus géo, c’est-à-dire, il n’est plus géographique car l’espace joue moins dans les relations qu’autrefois grâce aux nouveaux moyens de communication et il n’est plus politique dans la mesure où l’économique, le social et le religieux l’emportent plus que le politique.
Caen : Propos recueillis par Youssef Lahlali


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