Bertrand Badie : L'Occident n 'a jamais compris véritablement ce que signifiait le terme “ pays émergents ”


Libé
Mardi 18 Octobre 2022

Libé a rencontré Bertrand Badie au Forum mondial pour la paix en Normandie qui s’est tenu les 23 et 24 septembre dernier à Caen, sous le thème «A bas les murs! Ces enfermements qui font les guerres». Ce professeur émérite à Science Po Paris nous a accordé un entretien dans lequel il parle des murs de notre monde et de la peur qu’ils engendrent au niveau des peuples.

Libé : Votre intervention lors du Forum mondial pour la paix en Normandie était consacrée à la question des «murs, obstacles de la paix». Pourquoi le Forum a-t-il choisi ce thème?

Bertrand Badie
: Derrière l’image de mur, il y a un problème fondamental de relations internationales et je dirais même un problème plus global de sociologie qu’est l’effet néfaste de la séparation. Nous sommes dans un monde où les formes de séparation sont nombreuses, et on s'aperçoit que dans un monde de communication, d'interdépendance et globalisé, les séparations sont presque nécessairement belligènes. Dès lors, il est important de réfléchir sur les diverses formes de séparation.

Ce sont peut-être des murs matériels comme ceux construits à Sebta et Mellilia, celui qui encercle les Palestiniens et celui entre le Mexique et les Etats-Unis d’Amérique. Ce sont aussi des formes virtuelles et symboliques de séparation, c’est-à-dire ce refus de l’autre, ce mépris, cette négation de l’autre, ces formes multiples et variées d’humiliation.

Ce que vous dites sur les différents murs de séparation semble être en contradiction avec une planète mondialisée, des réseaux sociaux qui gomment les frontières et un monde où les voyages sont démocratisés. C’est ce même monde qui construit des murs entre l’Europe et ses voisins du sud de la Méditerranée et qui connaît la montée de la droite faschiste dans différents pays d’Europe. Que pensez-vous de cette situation ?

C’est bien plus qu’une contradiction. Un grand nombre de ces murs reflètent un sentiment de peur. Trop nombreux sont celles et ceux qui ont peur de la mondialisation, de l'ouverture, de l'altérité, de la différence et de la diversité.

Donc, le mur c’est une façon de se protéger contre cette diversité qui fait peur alors qu'on est à une époque où il faut considérer, au contraire, la diversité comme une source de richesse.

Ce qui est préoccupant, c'est que la peur est mauvaise conseillère. Si on regarde le monde contemporain, la peur débouche toujours sur la guerre.

Si on veut œuvrer pour la paix, ce que propose ce Forum, il faut vaincre les peurs et en réussissant à les surmonter, on crée un vrai monde de paix. Vous savez, on a beaucoup raisonné sur ce que signifie «la guerre», mais on n'a jamais réfléchi à ce que voulait dire « la paix ». L’élément central de la paix, c'est la compréhension et l'acceptation réciproque. Et cela implique la disparition des murs, qu’ils soient matériels ou virtuels.

La guerre en Ukraine a surpris tout le monde. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, on a cru que les guerres en Europe étaient terminées.

Le conflit russo-ukrainien a des sources multiples. Mais ce qui me paraît très important de montrer et de rappeler, c'est que, à l'origine de ce conflit, il y a la peur éprouvée par la Russie face à la mondialisation.

Il faut lire attentivement les discours de Poutine et cette obsession de l'encerclement, cette peur d'être encerclé par l'Occident, d'être exclu de la mondialisation. Il ne faut pas oublier que la Russie vient de l’URSS et que cette dernière a été pendant près d’un demi-siècle le cogérant du monde. Mais elle se sent, marginalisée, exclue des grandes décisions mondiales.

Il y a eu ce réflexe d'intolérance et cette volonté de reconstituer cette puissance aux dépens de ses voisins notamment l’Ukraine.

Nous avons l’impression que cette guerre a divisé le monde. On a observé que l'Occident qui a décidé de sanctionner la Russie n’était pas suivi dans cette démarche par le reste des pays tels que le Maroc. Pouvons-nous dire que l’Occident n’est plus suivi dans ses choix et décisions ?

Vous avez raison. C’est un autre aspect de la même question. Le grand tort de l'Occident, c'est que quand il a considéré, à juste titre d'ailleurs, qu’il était le vainqueur de la guerre froide, il s’est refermé sur lui-même. Il a considéré que sa victoire sur l'URSS lui offrait l’hégémonie sur le monde entier. A travers cette bastille que constitue l'OTAN, l'Occident pensait pouvoir, à lui seul, décider du sort du monde.

Ce fut une erreur. C'est ce manque d'attention à l'autre qui a créé un sentiment de défiance, voire de ressentiment, au sein de certains pays du Sud considérés très proches de l'Occident, comme le Maroc, qui n'a pas participé au vote.Idem pour l'Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et le Mexique. L'Occident n'a jamais compris véritablement ce que signifiait le terme « pays émergents», ce que signifiait ce que, dans l’un de mes livres, j'ai appelé « la réinvention du monde parle Sud », cette modification des équilibres fondamentaux qui fait que l'Afrique, à la fin de notre siècle, c'est à peu près 40% de l'humanité.

Ma dernière question portera sur cette vision occidentale du reste du monde. Si on prend l’exemple de la France, on voit qu’elle rencontre des difficultés aujourd'hui en Afrique, au Mali par exemple et l’on peut parler de relations froides avec son allié, le Maroc. Comment expliquez-vous cette nouvelle situation ?

Je crois qu'en fait cela remonte à très loin et que c'est un élément mal compris de l'histoire des deux partenaires. La France n'a jamais totalement assumé la décolonisation.

La décolonisation n'est jamais, nulle part, arrivée à son terme et cela on le perçoit à travers l'usage d'un terme assez étrange. Les dirigeants français disent à propos des anciennes colonies de la République que la France a, à leur égard, « une responsabilité particulière ».

C’est tout simplement leur enseignement dans le passé colonial. Et la France n'a jamais fait ce saut, cette rupture franche et de ce point de vue-là, elle n'a même pas été aussi loin que la Grande-Bretagne qui était l'autre grande puissance coloniale européenne.

Ça, c'est du côté français, mais, il ne faut pas sous-estimer la puissance dynamique qui marque actuellement les pays du Sud. Ils sont très longtemps restés dans l'esprit de Bandung (1955). C'était le moment de la décolonisation, à peine amorcée au Maroc par exemple, et encore toute récente même pour des pays comme l'Inde et l'Indonésie.

A l’époque, dans cette ville d'Indonésie, on a appris l’afro-asiatisme qui était une volonté de préserver l’indépendance, de ne pas s’aligner, ni sur l'Est, ni sur l'Ouest.

Aujourd'hui, il y a une renaissance de l'esprit afro-asiatique auquel s'agrègent les pays de l’Amérique latine et parfois même au-delà.

Cette renaissance, ce n'est pas la répétition de Bandung. L’Inde ne parle par exemple plus de non-alignement mais de multi-alignement.

A peu près tous les pays du monde afroasiatique veulent jouer une carte nouvelle, celle de la fluidité de leurs relations diplomatiques. Un pays comme l'Arabie Saoudite a établi des relations diplomatiques très intenses et très productives avec la Russie et ils s’entendent fort bien, notamment en matière de fixation du prix du pétrole. Il en va de même pour les Emirats arabes unis.

L'Inde joue aussi plusieurs cartes à la fois et même Israël entretient de bonnes relations avec la Russie, ce qui lui permet, de bombarder les positions du Hezbollah en Syrie sans risque de représailles.

Du coup, si vous mêlez les deux, une puissance anciennement coloniale qui n'a passu menerla décolonisation jusqu'au bout et les pays du Sud, de plus en plus volatiles dans leurs alliances et dans leurs coopérations, vous comprenez que c’est détonnant et que, finalement, c’est un échec.

Caen : Propos recueillis par Youssef Lahlali 


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