Amadou Lamine Sall : Il n’existe pas de pays sous-développés, il n’existe que des femmes et des hommes sous-développés, c’est-à-dire sans culture, sans rêve, sans formation


Libé
Jeudi 6 Juillet 2023

Dans cette interview accordée à la MAP, le poète sénégalais Amadou Lamine Sall, lauréat du Grand Prix du Festival de la poésie africaine dont la première édition s'est déroulée en avril à Rabat, revient sur ses sources d’inspiration, ses thèmes de prédilection et l’amitié maroco-sénégalaise et offre un plaidoyer sur l’importance de la poésie synonyme, selon lui, d’espérance pour un avenir meilleur pour l’Afrique et le monde.

Vous chantez la femme et sa beauté dans vos poèmes. La femme est à la fois source d’inspiration et matière poétique. "Transformée en objet poétique", la femme prend une plus grande ampleur au XXe siècle, surtout avec les poètes surréalistes. Auriez-vous été influencé par ce courant littéraire ?

Amadou Lamine Sall : Pas du tout. Les courants littéraires occidentaux ont beaucoup influencé des poètes de par le monde, pas moi. Mais il fallait lire, apprendre et connaître ce courant surréaliste. C’est ce qu’on appelle avoir de la culture, être ouvert au monde, ne pas s’enfermer. Pour moi, il s’agissait de partir de chez moi, de l’Afrique et de la puissance de sa poésie puisée aux sources ardentes de l’oralité. Nous n’avons rien à envier aux autres, encore moins à aller copier platement leur poésie. Senghor a beaucoup aimé Baudelaire mais il n’est pas Baudelaire et n’a pas écrit comme Baudelaire. Il a tenté de le dépasser. A quoi cela aurait servi d’être un Baudelaire bis ? Rien ! Pour moi, il fallait se faire une place dans la poésie mondiale et pour cela, il fallait batailler, faire une œuvre originale. J’ai trouvé la voie chez moi, chez ma maman poétesse peule. La poésie orale peule, comme berbère chez les autres ou ashanti ou yoruba... m’a permis de me faire une place. Il fallait partir du particulier pour accéder à l’universel. Au surréalisme européen j’ai opposé le sous-réalisme nègre et africain. Cela a donné une autre forme de poésie.

La liberté est le mot d'ordre dans vos poèmes jusqu'à bannir la ponctuation. Où réside la contrainte dans votre processus de création ?

Oui, vous venez de dire le mot : liberté ! Je me suis très vite libéré de l’emprisonnement de mes lectures européennes. Mais ce sont elles qui étaient au commencement de tout. Je leur dois beaucoup. Je dis aujourd’hui aux jeunes poètes: allez lire et découvrir les grands poètes de la littérature européenne. Ils sont utiles et fondateurs. Après, allez lire et découvrir les grands poètes arabes, japonais, chinois. Lisez, lisez et découvrez. Ensuite revenez à vous-même, à votre propre culture pour être vous-même et non pas devenir un autre. Evitez et fuyez les contraintes. Soyez libres en toutes choses. La seule contrainte qui vaille : devenir vous-même et inventer votre propre univers poétique à partir de votre propre richesse culturelle. L’originalité n’est jamais loin. Elle est aux pieds de votre propre culture nourrie, bien sûr, de la culture et des littératures du monde.

Le poète est toujours associé à l'utopie et au rêve. Votre rêve pour l'Afrique occupe une place importante dans votre œuvre. Comment avancer vers cet idéal et le réaliser ?

Rêver n’est rien d’autre que vouloir autre chose que le présent ! Il nous faut penser l’avenir, devancer le futur. Les poètes, écrivains et artistes sont les mieux placés, par leur humilité et leur sensibilité, à vite atteindre ce but. Les hommes politiques ont échoué. Il n’existe pas de pays sous-développés, il n’existe que des femmes et des hommes sous-développés, c’est-à-dire sans culture, sans rêve, sans formation. C’est au carrefour du rêve et de l’utopie que la raison triomphe.

Oui, l’Afrique c’est là où j’ai le plus mal. Mais je reprends toujours vite confiance quand j’arrive au Maroc. Le Maroc est une jouvence, un pays où les lettres et les arts ont une place fondamentale. L’Afrique doit revenir à ce fondamental. Ce ne sont pas les richesses qui nous manquent. Ce qui nous manque ce sont des hommes de l’esprit avec une vision. Ne laissons pas à nos enfants comme héritage des maisons et des immeubles, mais un pays. C’est ce rêve qu’il faut cultiver pour donner sa chance à tout le monde. Ma poésie en porte le combat.

Vous avez reçu plusieurs distinctions au Sénégal et à l'étranger, dont le prestigieux Prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises décerné par l'Académie française pour l'ensemble de vos œuvres. Vous avez également reçu le Grand prix du Festival de la poésie africaine à Rabat, à l’occasion de sa célébration comme capitale de la culture africaine. Quelle émotion vous a procuré cet énième prix ?

Oui, c’est toujours une émotion et une immense gratitude pour les jurys. J’ai une devise que je me suis assignée : "Même l’excellence sera toujours à peine suffisante" ! Pour dire qu’il n’y a pas d’âge pour arrêter de travailler, surtout dans le domaine de l’écriture. Toujours chercher le dépassement, l’éblouissement. Je remercie le Maroc qui est devenu ma deuxième patrie. Le Maroc est dans le cœur du Sénégal. SM le Roi Mohammed VI et le Président de la République Macky Sall œuvrent inlassablement pour raffermir les liens entre les deux pays et les deux peuples.

Comment se porte la poésie marocaine, d’après vous ?

La poésie se porte bien au Maroc. On la rencontre dès le contact avec le peuple marocain ouvert, pieux, aimant le beau. J’ai écouté beaucoup de poètes marocains, j’ai lu certains que j’ai connus à Asilah puis à Rabat. Le problème à mon sens se pose au niveau de la traduction, la bonne traduction. Les femmes prennent toujours une place importante dans la poésie, même si on ne leur donne pas toujours leur rang.

Propos recueillis par Bouchra Fadel (MAP)  


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