A Bogota, le tourisme pour "résister" à la plus grande décharge de Colombie


Libé
Lundi 27 Mai 2024

Perchés sur un mirador, des touristes observent la campagne vallonnée du sud de Bogota. Face à eux, se dresse un relief d'un genre particulier : la plus grande décharge de Colombie qui grossit inexorablement depuis plus de 30 ans au milieu de ces paysages de montagnes bucoliques.

Chaque jour, plus de 6.000 tonnes de déchets en provenance de la capitale de 10 millions d'habitants y sont acheminés pour y être enterrés par de bruyantes pelleteuses sous le regard impuissant des riverains contraints de supporter une odeur fétide, mélange de plastique brûlé et de poubelles en décomposition.

Pour essayer d'attirer l'attention des pouvoirs publics sur leur sort, et sensibiliser les visiteurs au recyclage, des dizaines de familles paysannes voisines organisent depuis 2019 des visites dans le parc qui borde la décharge, baptisée "Doña (Madame) Juana", du nom d'une montagne locale.

Pour Paola Rivera, qui guide à travers les champs un groupe d'étudiants et de professeurs d'université, cette initiative est un acte de "résistance". Cela permet de faire savoir qu'"il y a ici une population qui se bat pour empêcher la décharge de passer au-dessus" de leurs têtes, explique à l'AFP la jeune femme de 22 ans, qui est née et a grandi à quelques centaines de mètres du dépotoir.

"Je ne m'attendais vraiment pas à ce que ça ressemble à ça, une terre aride", se désole Sara Gonzalez, étudiante en anthropologie de 20 ans, l'une des touristes du groupe, devant l'immensité du terrain boueux de matières en décomposition remué par les pelleteuses.

Environ 2 milliards de tonnes de déchets solides sont produits chaque année sur la planète, et "45% ne sont pas traités dans des installations contrôlées", a indiqué l'ONU en 2023, affirmant que les décharges "affectent de manière disproportionnée les populations les plus pauvres".

Quand il est arrivé en 1972 sur cette zone rurale du quartier de Mochuelo, le père de Paola, Raul Rivera, se souvient qu'il "voyait tout Bogota" depuis sa ferme en hauteur. Depuis, "Doña Juana" lui a volé une partie de sa vue, mais aussi de ses revenus.

"Avant, lorsque l'on semait, on n'utilisait que peu d'engrais organiques et les récoltes étaient magnifiques. Maintenant, les plantes poussent difficilement à cause de la chaleur (du sol) dégagée par les déchets", accuse-t-il.

A trois reprises, l'agriculteur de 62 ans et sa famille ont vu la fragile pyramide de déchets céder et s'effondrer sur elle-même, provoquant d'immenses avalanches de détritus. Andrea Rivera, sa fille aînée, se souvient à chaque fois "d'odeurs terribles", d'insectes et "de maladies respiratoires et cutanées" ayant affecté la population.

En 1997, année du plus grave glissement de terrain recensé sur le site, les médias ont estimé qu'au moins un million de tonnes s'est déversé sur les terres aux alentours et dans le fleuve voisin, Tunjuelito.

Consuelo Ordonez, directrice de l'UEASP, l'entreprise chargée des services publics à Bogota, souligne que la zone avait une faible densité de population lorsque la décharge s'y est implantée. Et qu'une partie des habitants se serait installée récemment et parfois de manière illégale.

Mais la famille Rivera était bien là avant "Doña Juana", comme le montrent les vieilles photos argentiques conservées précieusement par la famille. Avec leurs voisins, ils ont tenté à plusieurs reprises au cours des 30 dernières années de freiner l'expansion de la décharge, avec des blocages et des pétitions. Peine perdue.

"On a dû apprendre à vivre avec", reconnaît Andrea, représentante de l'association touristique Mirachuelo Ecoambiental. Elle a quitté la maison familiale avec son fils il y a 10 ans pour s'installer plus loin, en zone urbaine, pour le bien-être de son fils, Julian.
"Les médecins m'ont diagnostiqué de l'asthme avec, comme facteur à risque, le fait que j'ai vécu très proche de la déchetterie quand j'étais petit", explique l'adolescent de 15 ans, hospitalisé à plusieurs reprises.

Une étude épidémiologique réalisée en 2006 par l'Université El Valle a détecté une prévalence plus élevée de maladies cutanées et respiratoires parmi la population voisine, en raison d'une combinaison de facteurs tels que la qualité de l'eau et de l'air. L'UEASP réfute en revanche tout lien direct entre la décharge et les maladies.

En 2018, l'entreprise CGR, en charge de l'exploitation de la décharge, a été condamnée à payer 2.172 millions de pesos (526.000 euros) pour non-respect de son obligation de traiter les lixiviats, liquides toxiques issus de la fermentation des déchets enfouis.



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