​Mémoire partagée : L’autre Abderrahmane El Youssoufi

Mes souvenirs avec le grand militant, l’ami et l’homme de conseil


Par Brahim Rachidi
Lundi 8 Juin 2020

​Mémoire partagée  : L’autre  Abderrahmane El Youssoufi
Café Le Grand Cluny, angle boulevard Saint Germain, une matinée glaciale en décembre 1972. C'était ma première rencontre avec Abderrahmane El Youssoufi, en présence du regretté Si Mohamed Baniyahia. Je découvris, alors, un homme de conviction, minutieux, soucieux du détail, engagé et courtois.  En fin  connaisseur, il s'intéressait à la situation politique et sociale du Maroc ainsi qu’au niveau d’engagement de la classe ouvrière de Khouribga pour le changement  démocratique. D’emblée, l’homme affable et courtois  me signale que dans la ville des lumières, on peut concilier études et militantisme. Mais que la primauté des primautés doit être accordée aux études.
Ainsi était Abderrahmane El Youssoufi, un homme politique à l'écoute aussi bien des préoccupations des étudiants organisés au sein de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM) que de celles de l’organisation syndicale de Khouribga, ma ville natale. Réellement au service du pays, l’homme avec qui nous partagions alors nos discussions était en parfaite adéquation avec ses convictions de militant socialiste. 
Au cours de cette rencontre, Si Abderrahmane nous a parlé en toute amabilité d’un déjeuner pris chez le Pacha Cherradi à Khouribga en présence de son fils feu si Driss Cherradi et du résistant feu Brahim Roudani. Questionné par le Pacha sur sa profession, Si Abderrahmane lui répondit qu’il était technicien de poids et de mesures et ce, pour ne pas révéler ses véritables intentions au Pacha de la ville de Khouribga. Ainsi était cet homme politique d'une trempe rare. Un militant tellement fidèle à ses engagements qu'il a fini par m’émerveiller autant par sa simplicité que par sa droiture. Depuis, j’ai pris l’engagement de lui adresser les communiqués et les coupures de presse concernant les luttes politiques et syndicales au Maroc via son adresse « Poste restante Cannes-France ». 
La suite des événements politiques que je vais relater témoigne de  la lucidité et de l’esprit de responsabilité politique  qui ont  toujours animé le parcours  du grand militant feu Abderrahmane El Youssoufi. Parcours marqué au sceau d’une infinie et remarquable sagesse, tellement rare chez nos politiciens d’aujourd’hui. 
Ainsi, entre 1973 et début 1975, la situation politique au Maroc était marquée par les événements de Moulay Bouazza de mars 1973 et surtout par la confusion totale entre militants démocrates et blanquistes.  Les militants démocrates qui réprouvaient le blanquisme et qui étaient souvent taxés d’être des « valets du Makhzen » n’attendaient que patiemment le moment où une clarification idéologique allait avoir lieu. Ce fut fait en 1975. A cette date, la clarification idéologique s’est, effectivement, opérée au Maroc, lorsque le Congrès exceptionnel de l’USFP, qui avait opté pour la lutte démocratique, a eu le privilège d’écouter la cassette audio envoyée par Si Abderrahmane aux congressistes. Son message était plus que salvateur.
La clairvoyance d’El Youssoufi ne profita pas  seulement à ce grand Congrès de rupture historique, elle a eu aussi l’occasion de servir notre cause nationale : la récupération du Sahara marocain.
Ainsi, suite à la Marche verte en novembre 1975 qui a permis la récupération de notre Sahara, les étudiants démocrates, en lutte avec les partisans d’Ila Al Amam, ne disposaient d’aucun document en français pour vulgariser notre cause juste. C’est à ce moment-là que le génie de nos dirigeants politiques comme Si Abderrahim Bouabid  allait nous être d’un grand secours. Ce dernier nous suggérera d’élaborer un fascicule en français sur l’histoire du Sahara marocain. Tâche qui allait être admirablement supervisée en 1976 par Si Abderrahmane El Youssoufi en compagnie de Moulay Mahdi Alaoui et de Si Mohamed Lakhsassi. La vulgarisation de ce fascicule auprès des partis politiques et organismes syndicaux en France allait incomber à des militants aussi infatigables que Si Mohamed Lakhsassi, Si Mohamed Baniyahya, sans parler d’autres, dont moi-même.
Ce fascicule fut utilisé comme une arme redoutable pour contrecarrer les thèses fallacieuses des séparatistes algériens et marocains non encore convaincus de la légitimité de notre cause nationale. Cause que notre parti a, par ailleurs, défendue avec acharnement et forte conviction lors de toutes les rencontres politiques nationales.
A travers toutes ces péripéties, Si Abderrahmane s’est toujours distingué aussi bien par sa patience que par sa discrétion et son efficacité.  Entretenant même le mystère. Ce qui l’aidait à compartimenter ses relations politiques et surtout à communiquer avec élégance.
Autant de qualités qui lui ont valu le respect de tous les militants sincères. Qualités qu’il a su brillamment cultiver pour défendre les nobles causes et à leur tête celle des droits de l’Homme et ce, aussi bien au sein de l’Union des avocats arabes dont il était secrétaire général adjoint, que parmi les membres de la Commission des droits de l’Homme de l’ONU à Genève.
Ce grand homme qui a servi son pays avec humilité, même lorsque le poids du consensus devenait lourd, a toujours su le mener à bon port. L’opposant  farouche qu’il était, est devenu l’artisan incontournable de la préparation de l’alternance. Alternance qui s’est concrétisée par le gouvernement qu’il a dirigé entre le 14 mars 1998 et le 6 novembre 2002.
Avec feu Maître M’hammed Boucetta, il fut aussi à l’origine du candidat unique, soutenu par les deux partis, l’USFP et l’Istiqlal, en 1993.
En tant que candidat à la circonscription de Nouaceur-Ouled Salah-Dar Bouazza-Lissasfa, j’étais dans l’impossibilité d’offrir des sandwichs aux 300 contrôleurs dans les bureaux de vote de cette immense circonscription.         Ayant constaté mon incapacité à accomplir cette mission, Si Abderrahmane posa le problème au sein de la Commission nationale de contrôle des élections,  ce qui décida le ministre de l’Intérieur à prendre en charge la nourriture de tous les contrôleurs des élections à travers le Royaume.
L’USFP et le parti de l’Istiqlal ont raflé la mise lors des élections législatives du 25 juin 1993 avec 52 sièges chacun. Pas content de ces résultats de l’USFP et de l’Istiqlal, le pouvoir allait procéder à une véritable mascarade à travers l’élection indirecte du tiers restant de la Chambre des représentants en repêchant tous les recalés du scrutin direct. Si Abderrahmane protesta contre cette situation en démissionnant du Premier secrétariat du parti et en quittant le Maroc pour s’installer à Cannes pendant dix-huit mois.
Durant son exil à Cannes, il reçut plusieurs émissaires qui lui demandaient de revenir sur sa décision. Mais en vain. Au cours de cette période, le parti commença à connaître de graves dissensions, et en accord avec plusieurs militants, nous avons  décidé de dépêcher une délégation à Paris pour convaincre Si Abderrahmane de rentrer au pays. Cette délégation était composée de Maître Sabri Mohamed, Abdellah Cherkaoui, Caid El Bachir Lahmar, Abdelkebir Tabih, Souhail El Maati et moi-même. Nous avons tenu, alors, deux réunions au sous-sol de l’hôtel où il résidait habituellement dans une petite ruelle perpendiculaire au boulevard Saint Germain. Si Abderrahmane était accompagné de Fquih Basri et de Mohamed Bahi.  Après plusieurs discussions sur l’état du pays et la situation dans laquelle se trouvait le parti, Si Abderrahmane déclara que lui et  Fquih Basri étaient des frères siamois. Autrement dit, ils devaient rentrer au Maroc tous les deux. Ce retour des deux militants du parti était d’autant plus aisé que le climat politique était apaisé suite à l’abrogation du Dahir du 29/06/1935 en date du 4/1/1994 et à la grâce générale amnistiant tous les anciens condamnés politiques.  Par la suite, je fis partie de cette commission restreinte chargée d’organiser l’accueil de Si Abderrahmane à l’aéroport de Casablanca-Nouaceur. Commission dont les membres n’étaient autres que Noubir Amaoui, Maître Sabri Mohamed, Abdellah Cherkaoui, Habib Sinaceur, Mohamed Haloui, Mohamed Karam, Chawki Mohamed, Ibrahimy Mohamed, Souhail El Maati et Abdelkebir Tabih.
Si Abderrahmane recevait, alors, beaucoup de responsables politiques et les membres de la résistance dans son modeste appartement de la rue du Point du Jour donnant sur boulevard Zerktouni.
Le 1er mai 1995, en compagnie d’Abdelwahed Radi, Si Abderrahmane assista au grand défilé organisé par la CDT au Parc de la Ligue arabe aux côtés de l’ensemble des membres du Bureau politique de l’USFP. Après le défilé, on s’est rendu au domicile de Si Abderrahmane qui allait nous annoncer le retour imminent de Fquih Basri. Il supervisa, alors, une commission de militants pour organiser l’accueil de Fquih Basri qui a regagné le Maroc en juin 1995. Si Abderrahmane proposa la composition de cette commission : Noubir Amaoui, Maîtres Haloui Mohamed et Karam Mohamed, Abdellah Cherkaoui, Si Mohamed Sabri et moi-même. Mot d’ordre : pas de triomphalisme et discrétion totale.
Quelques jours après le retour de Fquih Basri, on a commencé à préparer le meeting du 20 Août 1995 à Khouribga avec la collaboration efficace du secrétariat régional de Khouribga dirigé alors par Ayache El Madani, le député maire de Khouribga. Etaient présents à ce meeting historique tous les leaders des partis nationalistes et de la résistance. Dirigeants dont les discours étaient suivis directement par les grands responsables du Royaume.
Fquih Basri n’a pas prononcé le discours qui était visionné par Mohamed Abed El Jabri, mais a improvisé le sien. Restant, ainsi, fidèle à ses principales croyances.
Ayant entendu le discours prononcé par Sa Majesté le Roi Hassan II, le soir du 20 mai 1995, tous les membres du Bureau politique ont conclu que le Maroc allait connaître de profondes réformes constitutionnelles, économiques et sociales. La voie vers l’alternance était, ainsi, ouverte.
Parmi les personnalités politiques qui ont encouragé Si Abderrahmane à assumer cette responsabilité historique, je peux citer, notamment, feu Mohamed M’jid, Si Ahmed Benkirane, Hassan Safieddine, Abdelhak Alami, Ahmed Benkirane, Haj Houcine Berrada et bien d’autres…
En concertation avec Si Abderrahmane, j’ai pu faciliter les réunions qu’il avait eues avec le conseiller Royal André Azoulay et Driss Basri, ministre d’Etat, ministre de l’Intérieur. Objectif : baliser la voie à la constitution du gouvernement de l’alternance. Gouvernement dont il a été chargé officiellement, par Sa Majesté le Roi Hassan II, de former, le 4 février 1998. Ce n’est que le 14 mars 1998 que le gouvernement fut reçu au Palais Royal par SM Hassan II.
Le soir du 4 février 1998, certains responsables du parti au niveau de Casablanca, notamment, Kanaane Mustapha, Souhail El Maati, Mohamed Mohib, Chawki Mohamed et moi-même, avons été reçus par Si Abderrahmane chez lui à Casablanca. Il nous a entretenus, alors, de la manière exceptionnelle dont il était reçu par SM le Roi Hassan II accompagné du Prince Héritier Sidi Mohammed.
Si Abderrahmane, l’homme si discret, nous révéla que la tâche allait être difficile. Mais l’appel de la patrie était le plus fort. Patrie qui a plus que jamais besoin de ses fils fidèles. Il nous conseilla d’être discrets et responsables en vue de réussir cette nouvelle phase de l’histoire de notre pays.
En revenant un peu en arrière quand, notamment, je lui rendais visite à Cannes, il tenait absolument à venir me chercher à l’aéroport accompagné de son épouse Marie-Hélène qui a toujours constitué pour lui un soutien permanent et efficace. Pour lui, je faisais partie des membres de sa famille et, à ce titre, il me confia plusieurs missions aussi bien au Maroc qu’à l’étranger.
Ainsi, juste après les élections du 14 novembre 1997, je me rendis chez lui à Cannes. L’USFP a obtenu 57 sièges sur 325, suivi  respectivement de l’UC (50 sièges), du RNI (46 sièges), du MP (40 sièges), du PI (32 sièges), du MNP (19 sièges) et du PND (10 sièges).
J’ai profité de l’occasion pour lui poser la question sur le candidat éventuel au Perchoir. Sa réponse était on ne peut plus claire : Si Abdelwahed Radi, qu’il considérait comme le candidat idoine. D’ailleurs  quand Si Abdelwahed était élu, Si Abderrahmane lui disait : « Tu m’as facilité la tâche », en constituant la future majorité du gouvernement de l’alternance.
 En démocrate convaincu,  il réunissait chez lui, à Rabat, les cadres et parlementaires du parti pour discuter des priorités gouvernementales et de la structure du budget. Le tout dans l’esprit de pouvoir répondre aux grandes espérances économiques et sociales suscitées par l’avènement du gouvernement de l’alternance. Cette pratique hautement participative n’a pas plu à certains ministres.  Ce qui donna lieu à la marginalisation des structures partisanes et parlementaires par un noyau technocratique, fort dominant au sein du gouvernement.  Ce qui poussa les parlementaires d’alors à protester contre les agissements des ministres sans ancrage avec la base des militants. Situation qui allait être aggravée par les dissensions du 6ème  Congrès de l’USFP en 2000.  Suite au non-respect de la méthodologie démocratique, Si Abderrahmane a été remercié en 2002. Le 28 octobre 2003, il démissionna de son poste de Premier secrétaire du parti et quitta la scène politique. Il s’en est allé, dépité, mais digne, maintenant le cap de son engagement pour le Maroc. 
En réalité, Si Abderrahmane El Youssoufi n’a jamais quitté la scène politique, mais il prenait ses distances vis-à-vis de certaines personnes qui ne lui inspiraient plus confiance. Néanmoins, les militants sincères continuaient à lui rendre régulièrement visite, notamment, pour s’enquérir de sa santé.
A l’occasion de l’Aïd Al fitr, accompagné de mon épouse Aicha Ansar,  en me rendant chez lui pour lui souhaiter la bonne fête, son épouse, madame Hélène El Youssoufi, nous informa que Si Abderrahmane avait eu de la fièvre la veille, mais qu’il avait refusé d’appeler ses deux médecins, les professeurs Moulay Ahmed Laraki et Moulay Ahmed Farouki, son endocrinologue attitré, pour ne pas les déranger un jour de l’Aïd. J’ai tenu, alors, à donner à madame El Youssoufi les numéros de téléphone des deux médecins, en la priant de les appeler à n’importe quelle heure. Mais madame Hélène ne voulait pas non plus les déranger, ce qui m’a poussé à les appeler moi-même pour leur demander de s’occuper de notre grand dirigeant. Ils se sont rendus immédiatement à son domicile. Ne voulant pas déranger les amis, il ne les oublia jamais.
Au début du mois de février 2014, Si Abderrahmane nous appela,  Maître Abdelkebir Tabih et moi-même, pour préparer un communiqué de soutien à Maître Maurice Buttin, avocat attitré de la famille Ben Barka depuis 1966, date du procès de quelques responsables marocains à Paris, suite à l’enlèvement du martyr Mehdi Ben Barka le 29 octobre 1965. Maître Buttin a fait l’objet d’une citation directe devant le doyen des juges d’instruction du Tribunal de grande instance de Lille diligenté par un Marocain impliqué dans l’affaire Ben Barka. Si Abderrahmane me demanda d’aller soutenir notre ami Maître Buttin à Paris, chez lui, le 22 février 2014. Maître Buttin m’a demandé, alors, de lui passer  Maître El Youssoufi et Maître Driss Lachguar pour les remercier de leur soutien moral.
Si Abderrahmane avait demandé, ensuite, à Maître Aicha Ansar-Rachidi de se constituer comme avocate avec le collectif d’avocats français qui s’est chargé de la défense de Maître Buttin. 
En mars 2014 Maître Buttin est invité par Si Abderrahmane El Youssoufi pour présenter aux Marocains son livre « Hassan II, De Gaulle, Ben Barka, ce que je sais d’eux », à Casablanca, Rabat et Fès.
En 2015, je me suis rendu chez notre frère Si Abderrahmane pour lui montrer la première mouture de mon livre « L’USFP, changer ou périr », en présence de Maître Mohamed Haloui. Il me félicita en me disant : « J’espère que ce travail contribuera à éveiller la conscience des Ittihadis  pour qu’ils cessent d’enterrer leur parti à cause de leurs querelles intestines ».
N’ayant pas pu assister, pour des raisons de santé, à la présentation de mon livre, le 16 juillet 2015, à Khouribga, il me conseilla de confier cette mission à Abdelwahed Radi, Si Mohamed Lakhssassi, Habib El Malki et mon ami M’Hamed Khalifa. Tous ont été présents ce jour de présentation et ce, aux côtés de plusieurs militants et amis.
Après une vie bien remplie, le grand militant Abderrahmane El Youssoufi a rendu l’âme. Une vie pleine de lourds sacrifices au service de son pays qu’il aimait tant. Repose en paix Si Abderrahmane.


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