​Mondialisation avancée et imprévisibilité


Par Fathallah Oualalou *
Jeudi 21 Mai 2020

​Mondialisation avancée et imprévisibilité
Le XXIème siècle est celui du « stade suprême » de la mondialisation, avec toutes ses manifestations aux niveaux de la production, de l’échange, de la technologie et de la culture. Avec l’accélération de son avancée, la mondialisation est devenue de plus en plus « complexe » (Thierry de Mont Brial), et donc chargée « d’incertitudes » (Edgar Morin). L’imprévisibilité est ainsi devenue la marque de notre temps.
Depuis le début du siècle, et donc en à peine 20 ans, la planète a subi trois déstabilisations majeures que rien ne laissait présager.
A l’origine de la première, il y a  un séisme géopolitique : les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, perpétrés contre des bâtiments symboliques de la puissance américaine. La seconde, la crise économique de 2008, a été déclenchée à partir du complexe financier de cette même Amérique. Et la troisième est l’actuelle, celle de 2020. Parti de Chine, le Covid-19, virus jusque-là inconnu, s’est diffusé en quelques semaines dans le monde entier, entraînant une crise sanitaire sans précédent et une récession économique d’une ampleur inégalée.
La succession de ces trois cataclysmes qui ont déferlé, sans préavis, sur le monde a participé à réduire l’hégémonie absolue de l’Occident (Etats-Unis) à la faveur de la montée des pays asiatiques devenus plus efficients. Même si la redistribution des cartes a commencé dès les années 90, le règne mondial de l’imprévisibilité a accéléré le changement des rapports de force entre les pôles géoéconomiques. 
L’imprévisibilité serait-elle le produit de l’accélération de la globalisation dans un monde désormais « sans boussole » (RAMSES 2020) ?
Pourtant, les fondements de la gouvernance mondiale semblent avoir été bien construits au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : sur le plan politique, par les deux superpuissances victorieuses (Etats-Unis, URSS) qui ont réussi à mettre en place les règles d’un multilatéralisme géré par l’ONU ; sur le plan économique, par les Etats-Unis et l’Occident qui ont créé des systèmes de régulation financière (FMI), économique (Banque mondiale) et commerciale (GATT, devenu OMC). Les peuples des pays colonisés qui luttaient pour leurs indépendances  s’étaient alors rassemblés autour du concept « tiers-monde » à partir de la Conférence de Bandung et 1955.
Tout semblait donc bien codifié. Et la bipolarisation stratégique, animée par les deux blocs, encadrait le fonctionnement du monde. Rien d’essentiel n’était imprévisible.
A la fin du XXème siècle, le monde a connu de grands bouleversements : dislocation - elle-même inattendue - du système soviétique, montée des économies émergentes (Chine notamment), enrichissement des pays pétroliers devenus rentiers. Ce qui a contribué à la disparition de l’unité, certes formelle, du tiers-monde.
Par ailleurs, dès 1973, l’accumulation aux Etats-Unis des déséquilibres budgétaires et des paiements extérieurs était le signe précurseur d’un certain essoufflement de l’économie américaine face à la montée des économies japonaise et européenne. Mais, l’adhésion des USA dans les années 80 au paradigme néo-libéral et l’autodestruction de l’URSS en 1991 ont permis aux Américains de consolider leur leadership économique et géopolitique et de s’imposer ainsi  comme une « hyperpuissance » (Védrine). Le monde  est devenu unipolaire pour deux décennies.

L’imprévisible, devenu une constante
Le 11 septembre 2001,  cataclysme inédit, est le révélateur de la montée d’une radicalité islamique et de la naissance d’une nouvelle conflictualité fondée sur des antagonismes identitaires et religieux. Cette réponse radicale prétendait protester contre l’hégémonie américaine, source d’humiliation (la question palestinienne) et d’exacerbation des asymétries dans le monde.
La crise économique de 2008 n’était pas non plus annoncée. Elle a cependant révélé les dérives de la mondialisation par la financiarisation abusive de l’activité économique et l’accentuation des inégalités sociales produites par la suprématie du néo-libéralisme.
La nouvelle crise de 2020 produite par la pandémie de Covid-19 n’était pas non plus prévue. Elle a mis le monde à genoux et a démontré l’infinie fragilité de l’Homme en cette phase avancée de la mondialisation. La crise sanitaire a imposé un confinement planétaire et conduit à la crise économique. Parce que née au cœur du plus important atelier de Chine (Wuhan), elle a brisé les chaînes de valeur mondiales dès leur naissance et mis  l’économie mondiale à l’arrêt.
En deux décennies, les deux premières du XXIème siècle,  le règne de l’imprévisible s’est installé, révélant la fragilité de notre monde mondialisé mais incapable d’anticipation.

Une épreuve … stimulante
Parce qu’elle est gigantesque, cette troisième crise peut être stimulante et une bonne occasion pour inciter les grands acteurs à jeter les bases et construire progressivement un « nouvel ordre mondial », celui qui n’a été mis en place ni après la  disparition de l’URSS, ni après la crise économique de 2008. Un ordre nouveau implique non  seulement des changements dans le mode de gouvernance mondiale, mais aussi et surtout des refondations et des mutations pour y introduire de nouveaux centres d’intérêt : préservation de la vie, meilleur partage des ressources et sauvegarde de l’environnement.
La sortie de la crise actuelle constitue donc une opportunité et un moment de projection sur l’avenir pour en gérer à court terme les conséquences et, à partir de là, bâtir un monde nouveau.
Cela implique la gestion de certains arbitrages à travers l’interférence entre les enjeux et les défis avec idéalisme, certes, mais aussi réalisme.
La sortie de la crise sanitaire consacre au niveau de la politique économique un retour au keynésianisme comme cela a été le cas en 1930 et en 1945. Se pose alors la question de savoir comment relancer les économies et les systèmes productifs tout en gérant un endettement en constante augmentation malgré le niveau particulièrement bas des taux d’intérêt directeurs. Si l’UE semble chercher une réponse  dans la mutualisation de l’endettement des pays membres dans le cadre d’une solidarité régionale, un véritable consensus sur le mode de remboursement des dettes qui accorderait  un intérêt particulier aux pays en développement et aux pays pauvres né d’une grande concertation internationale, pourrait être LA solution. Car partout dans le monde, le remboursement de leurs dettes mettra les Etats face à de grands dilemmes étant donné les difficultés d’accroître la pression fiscale, de retourner à la pratique de la rigueur budgétaire ou encore de restructurer la dette. La reprise attendue de la consommation des ménages qui ont vu leur épargne - forcée et/ou de précaution - augmenter durant le confinement, contribuera certainement à celle  de l’économie. La concertation internationale devrait cibler la relance de l’économie, laquelle contribuerait à trouver une solution à l’endettement.
Le rebondissement de l’économie pourrait être au rendez-vous en 2021 si tous les pays réussissent leur déconfinement car cette crise, unique en son genre, est précisément  le produit du confinement.  Contrairement à la crise de 2008, elle n’est née ni d’un déséquilibre au niveau de l’offre (pas de choc de surproduction), ni de l’effondrement  de la demande. De plus, la situation des banques est aujourd’hui beaucoup plus saine qu’en 2009 et les taux d’intérêt directeurs se situent à un niveau particulièrement bas.
Certains systèmes politiques nationaux peuvent être tentés, à la sortie de la crise sanitaire, de revenir aux pratiques démocratiques pour promouvoir plus de centralisation, d’introversion, de populisme, voire d’absolutisme. Car, comme le rappelle très justement Edgar Morin, « l’épidémie est une aventure incertaine » qui permet le développement des forces du pire et du meilleur. Ainsi, la sortie de la crise sera un moment de choix entre le « bien » et le « mal ». La crise de 1929 a produit en Europe le fascisme qui a conduit à la Seconde Guerre mondiale. Celle de 2008 a encouragé la montée du populisme et de la violence et a favorisé plusieurs régressions sociales et culturelles. Par contre, la Seconde Guerre mondiale a favorisé le pluralisme autant politique qu’économique en Occident et a contribué à mettre fin au pacte colonial.
Les questions posées durant la crise sanitaire vont-elles conduire à des révisions des choix en matière de politique économique pour tourner le dos à l’égoïsme, au court-termisme et à la recherche du seul profit, pour accorder plus d’intérêt aux besoins fondamentaux de l’Homme (santé, éducation) et pour privilégier la lutte contre le réchauffement climatique et la réalisation de plus d’équité sociale ? Ou bien, assistera-t-on, quand le péril sera passé, au retour aux pratiques anciennes ?
Il est important de scruter l’évolution des rapports post-Covid-19 entre les Etats-Unis et la Chine, dominés par les péripéties de la guerre commerciale qui les oppose. L’administration américaine a, en effet, déclenché de nouvelles hostilités, en pointant la responsabilité de la Chine dans la propagation de l’épidémie à travers le monde. Les autorités chinoises, de leur côté, insistent sur la crédibilité de leur système sanitaire, sur ses succès et sa capacité à  juguler les effets de l’épidémie. Malgré cette tension,  les deux pays  ont affirmé leur volonté (8 mai 2020) à mettre en application le premier accord commercial (signé le 15 janvier 2020) pour atténuer le conflit qui les oppose. Les deux parties aux tissus productifs interdépendants ont tout intérêt à résoudre ce conflit et à participer à la relance de l’économie mondiale, sinistrée.
Le post-Covid-19 permettra aux pays qui ont démontré une grande cohérence dans la gestion de la crise sanitaire de prendre une avance dans la construction du monde de demain. C’est le cas en Asie de la Chine, de la Corée du Sud, de Singapour et du Japon. C’est le cas de l’Allemagne et des pays de l’Europe du Nord. L’UE elle-même semble avoir réussi à construire un front uni dans la recherche d’une mutualisation des dettes et la promotion dans la recherche scientifique et médicale. Dans ce cadre Macron et Merkel  ont proposé un plan de relance pour l’Europe de 500 milliards d’euros que  la Commission emprunterait sur les marchés financiers.
L’évolution des rapports de force dans le monde permettra certainement, après la crise, au pôle asiatique d’améliorer sa position, plus encore qu’après 2008. Ira-t-on vers plus de confrontations ou, au contraire, les grands acteurs au sein des G7 et G20 profiteront-ils de l’intensité de l’interdépendance entre leurs tissus productifs pour faire avancer la concertation nécessaire à la reprise économique ? Les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU ne devront-ils pas ouvrir un dialogue pour permettre au monde de trouver une certaine sérénité et atténuer les conflits qui l’agitent (au Moyen-Orient, au Sud de la Méditerranée et en Afrique) ? La gestion du dossier énergétique entre les grands pays producteurs de pétrole (USA, Russie, Arabie Saoudite) et les grandes compagnies mondiales ne doit-elle pas tenir compte de la nécessaire promotion de l’économie verte pour sauver l’environnement du réchauffement climatique ? Questions importantes, qui auront un impact sur les politiques publiques  à venir, lesquelles devront  arbitrer entre le court et le long termes, les exigences sociales et économiques et les impératifs environnementaux. 
Le monde a besoin d’une réelle sérénité, d’un nouvel ordre, d’une nouvelle cohérence et d’une refondation en termes de mode de gouvernance et de centres d’intérêt. Donc d’une grande concertation autour des questions : santé, économie, environnement. Il est ainsi nécessaire de redonner un nouveau souffle au multilatéralisme, déstabilisé par les conséquences de la crise de 2008 (protectionnisme, montée des égoïsmes, populisme), mais aussi par les changements dans les rapports de force (montée de la Chine) et par la négation de l’exacerbation des inégalités et des injustices politiques (la question palestinienne). Cela implique que toutes les parties reconnaissent que le monde de demain doit devenir multipolaire. Son fonctionnement doit tenir compte de l’apport de tous les pays, de toutes les grandes cultures et de toutes les civilisations. Un monde de partage, de solidarité et d’équilibre, un monde plus apaisé donc,  capable d’anticiper et de maîtriser l’imprévu. 
Bien sûr, l’avancée de l’approche de coopération n’interdira pas la compétition. Le monde de demain sera écrit par ceux qui domineront le big data, le numérique et l’intelligence artificielle. Le confinement a donné d’ailleurs un élan formidable à la digitalisation. Et les grandes compagnies américaines (GAFAM) et chinoises (BATHX) sortiront encore plus fortes de l’épreuve Covid-19.
C’est grâce à la technologie que la mondialisation restera actuelle. Il n’y aura pas de mouvement de démondialisation. Le stade avancé des progrès technologiques et les interdépendances entre les complexes productifs interdiront tout retour en arrière. Mais il est important et aujourd’hui opportun de commencer à corriger cette mondialisation.
L’Afrique au cœur de la refondation
Parmi les leçons à tirer de la crise sanitaire, il y a le besoin des pays à réduire leur dépendance  vis-à-vis du lointain. La régionalisation aura tendance à s’affirmer et à s’approprier les chaînes de valeur. C’est l’occasion pour l’Europe de s’ouvrir sur sa proximité sud-méditerranéenne et africaine pour construire avec elle un pôle nouveau autour de la centralité de la Méditerranée.
L’Afrique constitue une opportunité et non un handicap pour un monde en refondation. Elle n’a pas été durement affectée par la pandémie. Heureusement, car sa fragilité structurelle ne lui aurait pas permis d’en bien gérer les effets. Elle n’en a pas moins subi les conséquences de la récession mondiale, de la baisse de la demande des matières premières et des hydrocarbures et de la chute des revenus des migrants et du tourisme.  
Depuis le début du siècle, l’Afrique est devenue l’objet de convoitises de la part des grandes puissances économiques et de la Chine, grande importatrice des matières premières, son principal partenaire commercial. Elle remplit dorénavant le rôle de relais dans la stratégie chinoise « la route et la ceinture » dans son cheminement maritime vers l’Europe.
La problématique du sous-développement du continent, produit de la mondialisation, prend au XXIème siècle un aspect particulier du fait du dynamisme démographique qu’il connaît. Durant ce siècle, l’Afrique sera le seul continent  dont la population continuera d’augmenter pour atteindre, selon les démographes, 40% de la population mondiale en 2100. Cette croissance démographique est un grand défi à la fois pour les pays africains eux-mêmes et pour le monde en raison de ses conséquences en termes d’urbanisation et d’exacerbation de la pauvreté et de la pression sur les flux migratoires. Mais, elle est porteuse d’espoir et d’atouts parce qu’elle pourrait se traduire par l’élargissement de la sphère des classes moyennes et le développement d’opportunités pour les Africains de s’approprier les outils de la nouvelle révolution technologique.
L’après Covid-19 pose le problème à court terme de l’endettement des pays africains qui ne peut être résolu que dans le cadre d’une concertation internationale entre les pourvoyeurs occidentaux et chinois de financements extérieurs (le G20 a recommandé la suspension du remboursement des services de la dette pour une année). A moyen terme, l’Afrique doit améliorer ses performances dans le domaine agricole, l’élargissement de ses marchés domestiques, la mise en place de la zone de libre-échange continentale, la promotion de l’électrification et la réalisation de grands progrès en matière de formation. Tout cela ne peut se faire sans progrès réel dans la gouvernance politique des pays. Le challenge essentiel est d’arriver à diversifier les tissus productifs dans toutes les régions du continent pour lui permettre de mieux négocier sa position dans les chaînes de valeur mondiales. 
Pour une refondation réussie de la mondialisation, l’Afrique doit être au cœur des nouveaux centres d’intérêt des politiques publiques : santé, équité, environnement. Elle saura alors démontrer sa capacité à maîtriser ses rapports avec toutes les grandes puissances et à construire, dans le cadre de la multipolarité future et dans une approche de régionalisation avec l’Europe voisine, une zone de coproduction et une verticale Afrique-Europe avec un nouveau centre de rayonnement : la Méditerranée.
Le Maroc, qui appartient à cette aire afro-euro-méditerranéenne, aura certainement à être actif dans cette approche régionale


*Senior fellow. Policy Center for the New South - PCNS. Auteur de « La mondialisation et nous, le sud dans le grand chamboulement ».  La Croisée des Chemins.2020


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