​La lumière dans le Haut Moyen Age

2015, Année internationale de la Lumière en l’honneur d’Ibn Al-Haytam


Par Abdelkrim Nougaoui *
Jeudi 30 Avril 2015

​La lumière dans le Haut Moyen Age
A la suite de l’effondrement des civilisations grecque et romaine, est née la nouvelle civilisation arabo-musulmane, qui s’est étendue du bassin méditerranéen à l’Asie Centrale en passant par le Moyen-Orient. Après la phase des conquêtes, s’est instaurée une période pendant laquelle les connaissances propres aux divers peuples assujettis imprégnèrent la civilisation ait émergente. C’est une part importante  de la civilisation humaine qui, bien qu’elle a beaucoup donné dans divers domaines scientifiques et culturels que, parfois, elle est passée sous silence. Ce n’est pas un comportement anodin, puisque les deux parties Occident et monde arabe ont vécu toute une partie de leur histoire commune tâchée de sang, depuis les conquêtes musulmanes passant par les croisades jusqu’à la colonisation. Des fois même, c’est plus par son aspect guerrier et d’expansion à travers ces conquêtes que la civilisation arabe est redéfinie, comme toute autre civilisation adverse. 
 Selon des études récentes de chercheurs de l’histoire des sciences, et en particulier ceux d’origine arabo-musulmane installés en occident, l’époque arabe a bien ses contributions et le passage du rayon visuel au rayon lumineux ainsi que le phénomène de réfraction n’en sont que les résultats des études des trois monuments de la physique arabo-musulmane, Al-Kindi, Ibn Sahl et Ibn Al Haytham. A propos de ce dernier, c’est bien en son honneur que l’année 2015 est décrétée comme année internationale de la lumière. C’est un sursaut de noblesse dans la conscience de ceux qui ont pensé à lui dédier cette reconnaissance, qui n’est que justice rendue.  Nous essayons et dans la mesure du possible de retracer les contributions de ces trois monuments à l’étude de l’effet lumineux en rapport avec la vision, et de mettre l’accent surtout sur l’essentiel des analyses d’Ibn-Al Haytam. De toute évidence, un article de ce genre ne peut aucunement à lui seul les contenir, mais nous essayons d’en exposer les plus importants et de façon brève.    
Dans un ordre chronologique, commençons par Al-Kindi, qui est l’un des auteurs les plus importants de cette période située entre la fin du VIIIème siècle et l’année  866 après J. C. C’est bien lui qui a traduit les travaux d’Euclide et a défendu la théorie des rayons visuels. 
Il s’est appuyé sur l’exemple du cercle vu par la tranche mentionnée par Euclide : Si ce rayon envoyait de l’objet une image fidèle, il apparaîtrait comme un cercle et non tel qu’il est perçu, à savoir un segment de droite. Cette «illusion» trouve une interprétation dans la théorie des rayons visuels par un effet de projection. Al-Kindi enrichit les conceptions d’Euclide en adaptant le cône visuel continu de Ptolémée en discrétisant la surface de l’œil : chaque point de la surface est associé au sommet d’un cône visuel. Il réalisa une discrétisation analogue d’une source lumineuse et dote les rayons lumineux d’une extension transversale en créant toute une optique des faisceaux lumineux. L’apogée de la science arabe en général et non seulement celle de la lumière se situe entre le VIIIème et le XIème siècle, peu avant l’effondrement de l’empire par la chute de Baghdad. Deux figures marquantes de cette période sont Ibn Sahl et Ibn Al-Haytham.

Ibn Sahl père de la 
réfraction de la lumièr
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   Les travaux du mathématicien et physicien Ibn Sahl, n’ont été découverts que récemment et de manière parcellaire. Sa période d’activité est située vers 980, où après douze siècles, il a consacré ses travaux d’optique au sujet déjà très discuté dans l’antiquité par Lucrèce : la détermination de la forme des miroirs ardents d’Archimède, qui sont réputés avoir incendié à distance la flotte ennemie assiégeant Syracuse. Donc c’est un travail qui ne porte pas sur la vision, mais surtout sur l’étude de la nature de la lumière quand celle-ci passe d’un milieu à un autre. 
Dans ses études, Ibn Sahl a commencé par utiliser ses connaissances sur les coniques pour calculer, dans différentes configurations, quelle forme donner aux miroirs. Il ne s’est pas limité à une étude de catoptrique mais étudie les foyers ardents, lorsque la lumière traverse les milieux transparents. Il a fait l’étude des lentilles plan-convexe et biconvexe, et s’est intéressé entre autre au problème de l’anaclastique, à savoir la détermination de la forme à donner à une lentille pour que la lumière puisse converge en un point qui sera appelé ensuite foyer, suivant ses conditions d’utilisation. C’est problème intéressera J. Kepler et R. Descartes bien plus tard. Ses constructions géométriques l’amènent à définir la propriété de la réfraction qui n’était pas connue antérieurement et qui aurait pu en constituer la première formulation sous la forme d’une loi. A la base de toutes les constructions d’Ibn Sahl, se trouve le schéma où la lumière se propageant dans un cristal suivant un chemin dont elle rencontre la surface en un point. 
La lumière se réfracte alors dans l’air, selon le plan de la figure et suivant une direction qui n’est autre que celle du rayon réfracté. Ibn Sahl trace la perpendiculaire à la surface du dioptre et cette perpendiculaire coupe le prolongement du rayon qui ne serait pas réfracté (rayon incident). C’est  une méthode qui est encore d’actualité car elle permet la construction des rayons réfractés par la méthode appelée « surface d’indice ».  Selon cette construction, Ibn Sahl considère alors un certain rapport qu’il dit être constant. Si l’on nomme l’angle d’incidence i compté par rapport à la normale au dioptre et r l’angle de réfraction avec la normale, ce rapport est égal au rapport sin r/sin i qui est, en notations modernes, l’indice n du milieu cristallin.
Dans les écrits qui ont été récemment découverts, Ibn Sahl n’érige malheureusement nulle part ce fait au statut de loi physique. Il semble avoir passé à côté de la grande généralité de ce qui ne fut lui qu’un intermédiaire de calcul. D’autre part, il n’écrit pas explicitement que ce rapport dépend des milieux considérés. Finalement, il privilégie un autre rapport dans ses constructions qui n’a pas eu de signification physique immédiate. Même si la loi de Snell-Descartes au XVIIème siècle sera présentée sous la forme de la constance du même rapport, les objectifs de ces auteurs semblent ne pas avoir été les mêmes.

L’œuvre d’Ibn Al-Haytham

Ibn Al-Haytham, le «successeur» immédiat d’Ibn Sahl, ne reprendra pas cette formulation et adoptera les lois de Ptolémée… qui auront traversé ainsi les siècles. Le travail d’Ibn Sahl semble s’être rapidement perdu pour la postérité, du fait qu’il n’a pas ciblé le bon résultat en passant à côté de ce qu’aurait pu être un principe d’une grande importance.
 Ibn Al-Haytham (965-1039) (dit Alhassen en latin) apporte une contribution majeure à l’optique. Il discrétise la source lumineuse à la manière d’Al-Kindi : chaque partie de la source rayonne de la lumière dans toutes les directions. Un apport important d’Ibn Al-Haitham est alors de postuler que la vision nécessite une correspondance bijective entre les points de l’objet et ceux de l’image formée dans l’œil.
Après avoir souligné le mérite de ses prédécesseurs, Ibn Al-Haytham remarqua que leurs points de vue sont inconciliables. Deux courants de pensée s’affrontent : celui des «physiciens» pour lesquels la lumière va des objets à l’œil, sous la forme de simulacres, et celui des «mathématiciens» pour lesquels il y a un rayon visuel (voir article : L’étude de la lumière dans l’Antiquité du 23 avril 2015). Aucune des deux approches ne lui semble satisfaisante. Dans la première, il n’y a pas de formulation mathématique possible de la théorie, alors que la seconde utilise un rayon visuel qui ne repose sur aucune réalité tangible. Il éprouve la nécessité d’aboutir à une théorie «physique», traduisant au plus près les phénomènes, géométrisable. Il lui faut reformuler la science de la vision, ce qui est l’objet du Traité d’Optique. Depuis cette date, l’équivalent de l’optique en langue arabe est ‘Al Bassariate’ ou science de la vision, est malheureusement resté intacte.
Ibn-Al-Haytham a attaché beaucoup d’importance à la démonstration expérimentale de la propagation rectiligne de la lumière. Il démontra non seulement la propagation rectiligne de la lumière solaire directe, mais aussi celle du clair de lune et du ciel. Il a fait un usage systématique de la chambre noire : une ouverture est aménagée dans une pièce sombre, puis il intercepte à l’aide d’un écran le faisceau de lumière entrant. Le rapport homothétique liant la dimension de cette section avec la distance à l’ouverture indique que la lumière se propage en lignes droites. Il a remarqué en outre que lorsque la pièce est emplie de fumée ou de poussière, qui «matérialisent» le faisceau lumineux, celle-ci apparaît se propager rectilignement. Contrairement aux eidola (simulacres) des atomistes, composées d’un ensemble ordonné et lié d’atomes, fidèle à l’objet qui les émet, les espèces, au sens de forme ou d’images d’Ibn Al-Haytham sont issues des différentes parties de la source, dont chaque point émet dans toutes les directions de l’espace. A ce sujet, sa première citation est :
   «... Il découle de tout ce que nous avons dit, que de chaque source lumineuse, de la
lumière est émise suivant des lignes droites de cette partie. Cette propriété est évidente dans le cas de grandes parties de sources de lumière, leurs plus petites parties – même lorsqu’elles sont extrêmement petites et tant qu’elles préservent leur forme – doivent encore être lumineuses; la lumière rayonne de ces parties comme elle le fait des plus grandes…». Ibn Al-Haytham cite la lumière du soleil couchant ou levant, qui provient des bords extrêmes du soleil, et donc de petites parties de la source lumineuse, dont il vérifie la propagation rectiligne. 
Il remarque en outre que la lumière « accidentelle » diffusée par les corps opaques éclairés par un corps lumineux (soleil, feu …) a encore cette propriété. Il montra par une série d’observations que lumière et couleurs sont intimement liées et il en conclut :
«... Il suit de cette expérience que la couleur rayonne d’un corps coloré éclairé et s’étend dans toutes les directions comme le fait la lumière de ce corps, les deux allant toujours de pair; que la forme de la couleur est mêlée à celle de la lumière; et que la forme de la couleur en expansion avec la forme de la lumière est plus faible que la couleur elle-même, qu’elle s’amenuise au fur et à mesure de son éloignement du corps coloré comme il en est de la lumière-... ».
La couleur est une forme, au même titre que la lumière, et de ce fait, elle ne provient pas d’un phénomène intervenant entre l’œil et l’objet. Et bien qu’il existe des couleurs changeantes, comme en témoignent les plumes de certains oiseaux, Ibn Al-Haytham l’attribue à des incidences différentes dans la réflexion. Les couleurs des corps opaques ne leur appartiennent pas moins.
Que l’observateur regarde directement le soleil ou l’observe par réflexion, il est ébloui et ne peut le fixer. Qu’il fixe le ciel à travers la fenêtre d’une chambre sombre pour en détourner ensuite son regard, l’impression lumineuse persiste. Ibn Al-Haytham en conclut que la lumière a une action sur l’œil. Il n’y a pas lieu de conclure autre chose que de la lumière se rend des objets à l’œil. La théorie du rayon visuel est superflue. Se pose alors le problème crucial de décrire comment les formes des objets entrent dans l’œil. Ibn Al-Haytham prend conscience qu’une vision ordonnée ne peut se faire que si à chaque point de l’objet correspond un point à l’endroit où s’effectue la vision. Le lieu privilégié de la vision est encore le cristallin, sans lequel il n’y a pas de vision pour Ibn Al-Haytham qui précise :
«... L’œil ne peut percevoir les objets visibles à moins qu’il ne perçoive la forme de chaque point par un point seulement de la surface du cristallin... ».
Comment réaliser une telle correspondance? Ibn Al-Haitham a fait la remarque suivante :
«... Ceci étant dit, lorsque les formes de la lumière et de la couleur en provenance de chaque point de l’objet visible arrivent à la surface de l’œil, seules celles qui suivent les lignes droites perpendiculaires à la surface de l’œil vont, en atteignant la surface, passer sans déviation au travers des tuniques transparentes de l’œil. Celles qui suivent d’autres droites seront réfractées au lieu de passer sans dévier, car les transparences des tuniques de l’œil sont différentes de celle de l’air qui est en contact avec la surface de l’œil...».
Les tuniques de l’œil et le cristallin lui paraissent concentriques. Il est alors possible pour les rayons perpendiculaires à la surface de l’œil de traverser ces différentes tuniques sans déviation pour atteindre le cristallin. Ne connaissant pas la loi de la réfraction, Ibn Al-Haytham ne peut imaginer la convergence des rayons réfractés en un même point. La solution qui s’impose à lui est donc de privilégier un type particulier de rayons. En ayant en tête toutes les études qui ont précédé, il privilégie les rayons perpendiculaires, car pour lui, ces derniers sont sensés avoir plus de force que les autres. Ils agissent de la même manière qu’une épée qui peut couper une corde tendue par le tranchant mais échoue à le faire lorsque le coup est porté de biais. Cette hypothèse lui apparaît plausible sans pour autant qu’il soit débarrassé de tout doute:
«... Ainsi n’est-il pas impossible que l’œil, dans sa réception des effets des lumières et des couleurs, ne soit particulièrement lié aux seules lignes qui se rencontrent en son centre et sont perpendiculaires à sa surface... ».
Chaque point d’un objet émet donc de la lumière en ligne droite dans toutes les directions. Parmi ces lignes, il s’en trouvera une qui arrive perpendiculaire sur l’œil. Il en est ainsi pour chaque point de l’objet. La famille de rayons perpendiculaires issus des différents points d’un objet donné constitue un cône dont le sommet est le centre de l’œil et qui s’appuie sur l’objet. Le cristallin intercepte les rayons dans une zone où à chaque point correspond un point de l’objet, avant que ces rayons ne parviennent au centre de l’œil. Ibn Al-Haytham peut ainsi rendre compte de la formation de formes dans l’œil en faisant le lien entre les théories des physiciens et celle des mathématiciens : « Et ces lignes sont ce que les mathématiciens appellent les lignes du rayon. ». Les lignes droites perpendiculaires à la surface de l’œil, émises par les objets, se confondent avec le rayon visuel des mathématiciens.
Il établit ainsi une nouvelle théorie de la vision. L’expérience suivante le trouble cependant car elle prend sa théorie en défaut : il place une aiguille verticalement devant son œil et constate que les images des objets ne sont pas sensiblement modifiées. Intermédiaire, entre œil et objet, sa propriété fondamentale est de ne pas être altéré par le passage des formes : «... car il reçoit les formes simplement comme un convoyeur et n’est pas modifié par elles... ». En conséquence, les formes peuvent se traverser sans se modifier les unes les autres. Pour preuve, Ibn Al-Haytham donne l’exemple suivant, toujours inspiré de la chambre noire :
   «La preuve que les lumières et les couleurs ne se mélangent pas dans l’air ou les autres corps transparents est la suivante : Plaçons plusieurs chandelles en des endroits différents d’une même pièce, toutes faisant face à une ouverture unique donnant dans un endroit sombre. Qu’un mur se trouve face à cette ouverture ou que l’on tienne un corps opaque face à celle-ci; les lumières des chandelles apparaîtront séparées sur le mur ou sur le corps et en même nombre que les chandelles, chaque lumière se faisant face à une chandelle sur la ligne droite passant par l’ouverture. Si l’une des lampes est masquée, seule la lumière en face de cette chandelle dans la pièce sombre disparaît. Lorsque l’écran est enlevé, la lumière    revient. ».
Il n’a pas insisté pas sur le mode de propagation de la lumière mais précisa toutefois que quel qu’il soit, il ne peut se faire dans l’instant, bien que sa durée nous semble imperceptible. Il a souhaité donner une interprétation de la réflexion et de la réfraction en termes mécaniques et dans l’analogie avec une flèche tirée vers la surface de séparation, décompose le mouvement en une composante tangentielle et une composante perpendiculaire. Lors de la réflexion, la composante tangentielle ne change pas, alors que la composante normale s’inverse. Avec cette théorie, ce savant est donc le fondateur de la notion de Réflexion.
Lors de la réfraction, la composante tangentielle est encore inchangée, alors que la composante normale est freinée ou accélérée. C’est le même principe de la force réfractante qui sera avancé par I. Newton sept siècles plus tard. Dans un milieu plus dense que le milieu incident, le rayon réfracté se rapproche de la normale, ce qui implique dans la description précédente que la vitesse de la lumière s’accroît avec la densité du milieu. Une interprétation similaire nourrira une vive polémique au XVIIème siècle entre Fermat et Descartes. Ainsi prend fin l’apport scientifique de la civilisation arabo-musulmane dans l’étude de la lumière et la vision.
Jusqu’au XIème siècle, les intellectuels occidentaux ne disposaient que d’ouvrages hérités des romains dont le souci n’avait pas été tant d’approfondir la recherche théorique des grecs, que de s’attacher à un savoir encyclopédique de vulgarisation. L’exploitation de ces documents ne permettait pas de faire avancer l’état des connaissances. Avec l’accès aux textes originaux ou aux traductions, via les documents reçus en Sicile ou laissés par les Arabes lors de leur éviction  d’Espagne, commence une période de traduction intense des sources. Parmi les auteurs importants, Aristote tient le premier rang, en grande partie grâce au travail d’Albert le Grand (environ 1200-1280). Ce dernier incorpore les modifications de la théorie aristotélicienne d’Avicenne (980-1037), contemporaine d’Ibn Al-Haytham, et d’Averroès (1126-1198), qui visent principalement à rendre compte du cheminement de la lumière dans l’œil. 

 * Professeur et directeur  du Laboratoire 
de recherche en physique à l’Université 
Mohammed Premier d’Oujda 


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