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Brillant intellectuel qui doit beaucoup à son assiduité et à son cursus au Collège royal, Hassan Aourid est aussi un bon francographe qui maîtrise de surcroît la langue arabe et la pratique avec dextérité et en connaisseur de ses secrets rhétoriques et stylistiques. Ainsi étais-je de ceux qui pensaient sincèrement qu’il serait un bon successeur du maître Mohammed Chafiq et donc le mieux habilité, avec quelques autres, à repenser la question amazigh avec sagesse et pondération, et donc à la sauver de ses fossoyeurs, ceux-là mêmes qui s’autoproclament ses fervents défenseurs, tout en se muant en ennemis déclarés des Arabes et de la cause palestinienne, allant même jusqu' à pourfendre l'IRCAM comme instance à la solde du Makkzen, selon leur expression favorite.
Cependant, j’ai dû désenchanter, car son bon profil semble depuis quelque temps en passe d’être écorné par des déclarations sulfureuses et des propos décevants, qui ne peuvent me laisser indifférent et que j’essaierai de traiter comme il se doit, ne serait-ce que pour secouer un tant soit peu la léthargie qui pèse lourdement sur notre vie intellectuelle et la prive de cette vitalité sans laquelle elle devient source d’ennui et, pire encore, d’autisme et de décrochage communicationnel, je veux parler de la controverse et de la polémique auxquelles l’évolution de la culture et même des sciences (selon Gaston Bachelard) est redevable :
Lorsque Aourid
se lâche
- Non, c’est une contre-vérité que de faire croire, comme il le fait, que les Berbères (selon sa propre appellation) ont été dans l’histoire du Maroc des « dépossédés » et des parias (j’y reviendrai), alors que par le passé ils furent au nom de l’Islam des constructeurs d’États et d’empires, et que dans les temps présents ils sont parmi les mieux lotis dans toutes les sphères du monde politique et économique. Quant à l’état du mal-vivre et de précarité, il est le lot de bon nombre de marocains, toutes origines et appartenances confondues.
- Concernant "la langue maternelle" dont il use et abuse avec bien d’autres comme argument massue, il serait mieux inspiré de la remettre à sa juste dimension, celle des onomatopées, des balbutiements et des premiers rudiments lexicaux, et de ce fait elle ne prépare pas l’enfant réellement à la langue imagée et conceptuelle dont l’acquisition ne se fait qu’à partir de l’âge de la scolarisation. En outre, ledit argument occulte les langues paternelle, monoparentale (mère disparue ou absente) et celle des couples mixtes (mère étrangère), sans parler des mères marocaines qui ne parlent qu’en français à leur progéniture, ainsi que du fait démultiplicateur des langues dites maternelles à l’échelle territoriale, régionale, provinciale, locale, etc. Par conséquent le seul curseur à même de mettre de l’ordre dans cette complexité n’est autre que la nationalité naturelle ou adoptée. Ainsi aura-t-on une réponse à cette question : les enfants nés de mariages mixtes, qui sont-ils alors ?
-D'un autre côté, comment passer outre le fait que les brassages et métissages des populations dans notre histoire ont atteint un degré de force et d'intensité tel qu'on assista à de véritables mutations généalogiques et linguistiques touchant des pans entiers de la société. Un seul exemple dont témoigne un grand connaisseur de Sous, Mokhtar al-Soussi : nombreuses sont les tribus arabes hilaliennes qui dans cette région se sont berbérisées (tashallahat), comme ce fut le cas de la grande tribu Chouka; et en sens inverse, voici Tamesna, la région berbère des Berghouata (anciens kharéjistes) qui s'est totalement arabisée, et on peut multiplier les exemples pour bien d'autres territoires. Quant aux interfluences dans le domaine de la musique et des chants populaires elles sont patentes, comme le prouve 'Abidat ar-rama fortement influencé par Ahouach et Ahidousse.
-Non, c’est une injustice que notre intellectuel commet lorsqu’il affirme sur les colonnes du mensuel Zaman qu’entre Mussa ibn Nusayr ayant touché à son "pote" adulé Tariq ibn Zayyad! et Hubert Lyautey, sa préférence va vers ce dernier pour avoir été un humaniste (sic), alors que des historiens avertis décrivent sa politique de pacification coloniale au Maroc comme émanant d’une main de fer dans un gant de velours ; politique où il a œuvré avec acharnement et constance, ainsi que l’attestent ses écrits et encore plus ses circulaires, à mobiliser les "Berbères" contre les "Arabes" et le mouvement national pour mieux régner et gouverner. En témoigne sa circulaire du 16 juin 1921, de triste mémoire, précédée par une autre en septembre 1914 et qui connut son apothéose en mai 1930 dans le célèbre Dahir berbère qui interdit, entre autres mesures, aux Berbères d’apprendre la langue arabe et donc l’accès à la lecture du Coran et promut la loi coutumière berbère izraf contre le droit islamique. Qu’on lise un bref passage dans ladite circulaire: « Tout d’abord, nous n’avons pas à enseigner l’arabe à des populations qui s’en sont toujours passé. L’arabe est un facteur d’islamisation, parce que cette langue s’apprend dans le Coran ; or notre intérêt nous commande de faire évoluer les Berbères hors du cadre de l’Islam » (in Le Maroc de demain, de Paul Marty, p.228). C'est ainsi que le mouvement nationaliste, appuyé à une véritable lame de fond (d'ailleurs arabo-berbère), se mit en branle et fit échec au projet séparatiste du maréchal. Alors, dire de celui-ci qu'il fut un humaniste, parce que respectueux de la foi religieuse des habitants, de leurs institutions et leurs us et coutumes, c’est succomber à un concentré de bourdes et d’inepties.
- Non, il valait mieux, à tout le moins, suspendre son jugement au lieu d’affirmer péremptoirement que le Maroc n’a pas de problème avec Israël et d’enchaîner par la suite en t’inspirant, pour donner titre à ta missive ci-dessous analysée, d’une citation de Ben Gourion « We saved the Book and the Book saved us » (entendez par the book la Thora). C’est à se demander quelle mauvaise mouche l’a piqué.
- Non, ce n’est pas fair-play qu’il laisse entendre que Feu Mohammed Al-Fassi est un bon arabe et le ministre Lahcen Daoudi un mauvais berbérophone, comme s’il était un maître autoproclamé d’une sorte d’agence de notation, avec ses classements et ses listes noires, que d’aucuns ne manquent pas par ailleurs, de pratiquer, comme, par exemple, le fameux Congrès amazigh qui a listé nommément des ‘’ennemis’’ de la grande cause, parmi lesquels je figure en bonne place, aux côtés de personnalités nationales de premier plan et même de Berbères présentés comme des renégats.
Sur tous les points précités, H. Aourid fait dans la démesure et se lâche trop, et d’une façon hâtive et contestable.
Quant à faire siens Apulée, Tertulien ou Saint-Augustin l’archevêque d’Hippone (‘Anaba), personne ne l’en empêche, sauf à se garder de croire que ce sont là des figures de la berbérité, alors qu’elles sont celles de la culture latine et chrétienne durant l’occupation romaine de l’Afrique du Nord. Enfin, comme il manque à sa liste latine un autre natif de l’Algérie (et nul ne choisit son lieu de naissance), le dramaturge carthaginois Terence (du 2e siècle av. J-C) il devrait faire sienne une de ses belles pensées : « Homo sum, humani nihil a me alienum puto» (Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger), ceci pour, peut-être, atténuer ses penchants ethinicistes et ses bourrasques arabophobes qui, d’ailleurs, faut-il le souligner, le mettent en porte-à-faux avec sa pratique littéraire où sa seule langue d’écriture et de recours c’est l’arabe. Et si cela ne l’étonne pas, nombreux sont ceux qui, à bon escient, peuvent s’en étonner et même lui suggérer qu’au lieu de se laisser emporter dans des plaidoyers véhéments et pathétiques, il ferait mieux de mettre la main à la patte du tifinagh (oui le tifinagh) pour écrire en pionnier des essais et des romans et, peut-être, faire des émules et, peut-être, préparer l’émergence d’un public même si c’est après des lustres. Son sens aigu du web et des relations publiques l’y aidera fortement…
En lisant la lettre de Hassan Aourid titrée : « La langue amazigh nous a sauvés » et adressée au ministre de l’éducation nationale, Monsieur Rachid Belmokhtar, (TelQuel, n°637), j’ai eu une forte impression que notre ami a cédé à l’invective et à la stigmatisation. Passons sur les envolées lyriques et larmoyantes où le "je" est nodal et tentaculaire. En outre, vu la longue et profonde histoire des liens de consanguinité, de brassage et de métissage matrimoniaux, je ne ferai même pas cas du couple amazigh-arabe présenté dans cette lettre comme antagoniste et cité à l’envi, en l’absence totale de concepts englobants et synergiques : marocanité, citoyenneté marocaine, unité ou union. En revanche, comment ne pas s’étonner que l’envoyeur s’en prenne au ministre au détour d’un propos où il a dit (ou aurait dit) que la Constitution ne l’obligeait pas à enseigner le tamazight ? Une lecture plus plausible de ce propos est que cet enseignement ne dépend pas de son bon vouloir, car même si la loi organique à ce sujet finira un jour par sortir du parlement, il faudra compter avec les manifestations de résistance aux modalités de cet enseignement et qui sont déjà un fait observable et contre lesquelles ne pourront rien des mesures contraignantes ou disciplinaires. Les circulaires pour l’officialisation de la langue arabe dans les administrations, laissées lettres mortes, nous en apprend quelque chose, comme d’ailleurs l’état de plus en plus précarisé de cette langue elle-même.
Des difficultés et des
nœuds inextricables
Restant au plus près des énoncés de la missive, je lis ceci à l’adresse de M. Belmokhtar : « Je vous sais gré de cette franchise. Vous avez dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas ». Si les mots ont un sens, il faudrait souligner cet adverbe ‘‘beaucoup’’, référant à un grand nombre de responsables et d’acteurs qui même ‘‘tout bas’’ pensent que la mise en application dudit enseignement pose des problèmes épineux et inextricables. Il a eu l’honnêteté d’en signaler quelques-uns : « La langue (amazigh) n’est pas encore standardisée et l’action hâtive, par un processus volontariste, commençait à gêner les variantes et provoquer des résistances. Cela est vrai ». Il y ajoute « la carence des enseignants » et pose une excellente question : « Faudrait-il commencer par le haut ou par le bas ? » A laquelle je réponds en toute sincérité qu’une entrée en scène par le haut serait beaucoup plus opératoire et utile que les mesures arbitraires, improvisées et contreproductives. Une entrée par le haut signifie concrètement la création d'instituts d'enseignement et de centres de recherches polyvalents et ouverts… Cependant, le langage de vérité de notre envoyeur qui paraît frappé au coin du bon sens, il ne le tient que pour persister à se focaliser sur le ministre comme bouc-émissaire, l’investissant de pouvoirs d’exécution que nous savons tous qu’il n’a pas (à cause de l’opposition d’une majorité silencieuse qui constitue une véritable lame de fond) et cela au lieu de sonder même d’une façon informelle, comme je l’ai fait, quelques ‘‘résistants’’ et connaisseurs, en la matière, des obstacles réels et des nœuds durs et coriaces auxquels il sont confrontés. C’est ainsi que j’ai pu en apprendre certains que voici:
Trois alphabets, du
jamais vu et ce
n’est pas gérable !
Un enseignement fondamental, déjà en souffrance, comme tout le monde s’accorde à le constater, n’est pas viable avec trois corps d’alphabet radicalement différents – et donc un vrai tricéphalisme ! - d’autant plus qu’il n’a pas de pareil nulle part ailleurs (sauf les deux exceptions belge et suisse qui confirment la règle) et que le tifinagh n’est pas pour faciliter les capacités d’assimilation et d’apprentissage des enseignés en bas-âge. ‘‘Beaucoup’’ y ont vu comme une volonté délibérée de couper tout lien, fût-il symbolique, avec la langue arabe comme support et véhicule et donc avec sa culture. Ce choix Ayant été fait en cercle fermé, tout au chaud volets clos, sans consultation aucune extra-muros, et sans en référer à des modèles tels l' égyptien et le latino-americain, ce choix complique, pensent-ils, la tâche du tamazight et lui rend la vie encore plus difficile dans une société majoritairement musulmane, et au miroir d’une thèse d’historiens et de philologues nationaux et étrangers qui affirment -n’en déplaise aux dilettantes- que les Berbères sont d’origine himyarite du Yemen du sud non loin de la Corne de l’Afrique, et que leur langue appartient à la famille afro-asiatique ou plus précisément chamito-sémitique (Ibn Khaldûn, Khachim, Rössler, Basset, Ageron et même Chafiq). En outre, sur le plan de l'onomastique que de noms de famille (dont le mien), se trouvent en Kabylie, au Rif mais aussi au Yémen ! Mais quoi qu'il en soit et en attendant qu'anthropologues, linguistes et archéologues parviennent à trancher sur la question de l'origine par l'établissement d'un génome héréditaire irréfutable, ce qui paraît, selon des spécialistes, hors d'atteinte, libre à ceux qui préfèrent prendre le large, loin de cette insondable question des origines, de dire avec Friedrich Nietzsche : « En remontant aux origines, on se fait écrevisse. L’historien regarde en arrière : finalement, il en vient aussi à croire à reculons » (in Crépuscule des Idoles, p. 64).
En revanche, nous sommes en devoir de gérer la problématique de l’enseignement au présent du mieux qu'on peut. Et c'est ainsi qu'il y a chez ‘‘beaucoup’’ d’enseignants ce qui s’apparente à une tendance forte à ce que le tamazight soit enseigné en caractères arabes, comme ce fut le cas du turc (avant le coup d’État alphabétique de Mustapha Kamel Ataturc, en réaction à l’alliance anglo-arabe pour le démantèlement de l’empire ottoman), et comme c’est le cas jusqu’à présent dans des langues telles l’iranien, l’ordou et même le kurde. M. Aourid n’a pas l’air d’être contre ce choix, même s’il n’en parle qu’au niveau des politiciens dont, d’ailleurs, une partie maîtrise une des trois composantes du tamazight, et l’autre adopte à son égard l’indifférence ou s’emploie, sporadiquement, à se vautrer dans l’hypocrisie crue et une pure flatterie politicienne de mauvais aloi. Et croire aux jeux et manèges de ces derniers, c'est faire preuve, une fois de plus, d'une coupable crédulité.
Aourid reconnaît que la standardisation du tamazight n’est pas encore faite, (et que A. Bounfour ne semble pas soutenir) ; quant aux praticiens, ils constatent que même si elle parvenait à sortir droit d’un laboratoire, elle risquerait fort de nuire au référent de la langue maternelle, tant agité comme argument massue, ainsi qu’au principe de la diversité bien réelle et ancrée, celle des trois composantes du berbère.
L’enseignement d’une langue ne peut se faire sans l’élément qui l’incarne et lui donne vie : les textes. Or c’est là, pour le berbère et un peu moins dans le Souss, où un manque palpable se fait cruellement sentir. Des enseignants à Agadir des plus fervents confient autour d’eux que la pénurie des textes en la matière les contraint à faire vite le tour de ceux dont ils disposent. Ils avouent, soit dit en passant, qu’ils recourent souvent aux caractères arabes ou latins pour répondre au devoir pédagogique de la facilitation. Je connais certains des plus compétents qui, partant du fait que la culture berbère écrite n’a pris corps qu’en langue arabe, ils se mirent à enseigner des lexiques arabo-berbères (Mokhtar Soussi, Mohammed Chafiq, Othmane Saâdi) et quelques œuvres arabes traduites en tachelhit (notamment en jurisprudence, exégèse et mystique). L’auteur ne leur donne-t-il pas raison lorsqu’il note dans sa lettre avec force exclusivisme : « Les seuls maîtres de la langue arabe dans ce pays sont des berbérophones », emboîtant ainsi le pas à M. Chafiq qui les comptait par centaines. Mais ceci dit et constaté, il faudrait en tirer les conséquences qui logiquement s'imposent. La principale est que cette langue, depuis les débuts de l'Islam, n'appartenait plus à son seul lieu de naissance, tout comme les deux langues ibérique et anglaise. Et donc sont arabisants (musta'ribûn) tous ceux qui en font usage comme langue d'expression orale et/ou langue de recherche et de création ( ce qui est le cas de notre auteur et de bien d'autres).
L’identité
arabo-islamique du
Maghreb est aussi
une œuvre berbère
Que de remarques et de questions restent encore en suspend !
Je n’en retiens que quelques unes et en fait part à H. Aourid et à ceux que le sujet intéresse :
- Ne penses-tu pas qu’il est temps maintenant de se délester une fois pour toute de cette sempiternelle conduite nostalgique et plaintive qui victimise les Berbères « dépossédés de tout, comme tu l’écris : de leur langue, de leur culture, de leur âme, de leurs terres, de leur eau, de leur histoire, voire de leurs rêves » ? Et qu’on ne s’y trompe pas, les dépossesseurs en question ne sont ni les romains ni les colonisateurs français, mais bel et bien les Arabes qui seraient les auteurs de cette vaste et impitoyable dépossession. On croit mauvaisement rêver à l’aune de ce mélodrame factice et objectivement faux ! Car de quels Arabes est-il question ? Ceux de la première geste musulmane, peu nombreux, qui n’auraient jamais pu répandre le message islamique sans la rapide et forte adhésion des Berbères, ni d’ailleurs conquérir l’Andalousie et monter vers Poitiers, jusqu’à se faire vaincre en 732 par la puissante armée de Charles Martel ? A nous en tenir à tes énoncés, stricto-sensu, les Berbères – comble de l’outrance ! – auraient subi de la part des Arabes une colonisation de dépossession semblable en quelque sorte à la conquête ibérique qui a mené contre les civilisations précolombiennes (aztèque, inca et maya) une guerre génocidaire et une évangélisation féroce par le feu et le glaive. Nul bon historien ne peut faire ce parallèle ni même l'insinuer pour les raisons disséminées dans cet article.
Mais alors de quels Arabes s’agit-il et dans quelles zones ethniquement pures logent-ils ? Est-ce ceux de la taghriba hilalienne du XIe siècle devenus pour un temps maîtres des plaines de l’ouest et de quelques régions du plat pays, puis réduits sous les États forts aux rôles d’escorteurs de caravanes et de mercenaires ? Ou bien s’agit-il des descendants andalous qui auraient fait subir aux Berbères tant d’humiliations et d’avanies dont d’ailleurs tu te plains vivement ? Des éradicateurs patentés ne manquent pas de pointer du doigt les bourgeois fassis, ce qui fut une réalité dont d’autres groupes ont souffert jusqu’à un passé récent, mais à présent tous les indicateurs politiques et socio-économiques attestent que cette réalité est désormais chose obsolète.
Quoi qu’il en soit, la dangerosité d’un tel discours anhistorique ne contribue-t-elle pas à faire émerger plus fortement l’homme-type de la haine et du ressentiment, à justifier les conduites fanatisées et les propos incendiaires et irresponsables scandés ici et là et relevant d’une allergie morbide antiarabe, et parfois consignés par écrit dans telle presse ou tel livre ; les plus célèbres, vu la notoriété de leurs auteurs (exclusivement francographes), sont de Feu Kateb Yassin et plus récemment de Boualem Sansal, l’illustre pèlerin d’Israël, sans compter les éradicateurs berbérophones et les darijistes du genre ayouchien qui s'acharnent tous à vilipender la langue arabe, la rendant responsable de tous les maux de l'enseignement et à la trainer dans la boue de l'ingratitude et de l'infamie ? Et tout ceci n’est-il pas injuste et historiquement erroné ? Car, prise sous l’angle de l’analyse factuelle et objective, la configuration de l’histoire du Maghreb nous enseigne, d’une part, que l’arabité en son sein n’a jamais été une revendication ethnique ou même communautariste, sauf épisodiquement, mais plutôt une identification à un référentiel historique et culturel produit d’une longue gestation événementielle ; et d’autre part que l’identité arabo-islamique fut en grande partie l’œuvre de tribus berbères qui, par delà leur appartenance ethnique dont elles ne faisaient pas cas en tant que telle, ont investi tous leurs efforts dans la construction de ce que Ibn Khaldûn appelle la civilisation (hadâra, ‘umrân) et l’Etat centralisé (ad-dawla al-‘amma). D’où leur compétition, par exemple, dans l’édification des medersas et la diffusion de la langue arabe et des "sciences" islamiques. Compétition à laquelle participaient, par ailleurs, les lettrés et les différentes confréries soufies. Quant aux grands bâtisseurs des pouvoirs et États du Maghreb (sans parler de la première geste dans cet espace comme en Andalousie), ils étaient tous d’origine berbère (Uraba, Sanhaja, Masmuda, Zenata, Zayanides) et que les porte-drapeaux de la culture arabo-islamique écrite étaient en grand nombre des Berbères, tels Abdellah Yassine, Ibn Tachfin, Ibn Tûmert, Abdel-Moumen, Abdel-Haqq le père spirituel mérinide, Hamû Azzayani, al-Wansharîsî, Abû Madyan, Ibn Battuta, Aguerrum, al Yussi, M. Soussi, pour ne citer que quelques noms illustres parmi les disparus. Faudrait-il donc s’en prendre à ces ancêtres réels (et non pas virtuels ou traficotés) qui sont ceux de nous tous, et aller cracher sur leurs tombes pour avoir embrassé et propagé l’Islam et voulu se libérer, entre autres, du joug romain et carthaginois ; ou bien faudrait-il nourrir le fantasme de refaire l’histoire par une impossible refonte totale et radicale, qui n’aura pour retombée que de faire le lit des mouvements intégristes de tout poil et de toute provenance ? Et c’est jouer avec le feu que d’agiter, comme notre auteur le fait, l’épouvantail de la radicalisation amazigh comme réaction à la prétendue « dépossession » par les Arabes. Car ainsi, il est à craindre que ce sera radicalisation ou mieux fanatisation contre une autre, et on en voit déjà les prémices au Maroc et le déroulement sporadique dans quelques localités de la Kabylie, un des hauts-lieux du GIA d'hier et d’AQMI d'aujourd’hui. Et alors le camp qui pourrait prendre le dessus est celui qui élèvera le martyre pour la grande cause au rang d’un dogme sacré et irréfragable.
Une réalité nationale
déstructurée ?
-André Malraux définissait la culture comme étant « le plus cours chemin de l’homme à l’homme ». Qui peut affirmer qu’il en est ainsi à l’échelle de notre pays, notre universel concret? Et l’une des raisons majeures de ce chaînon manquant ne réside-t-elle pas dans le fait qu’en termes de référence à une langue fédérative et donc de communication, nous sommes en train de filer du mauvais coton et d’enfoncer les clous de la mésestime de soi et de l’aliénation que ne parviennent pas à dissimuler les autocongratulations et les relations identitaires between us, intimistes voire symboliquement incestueuses ?
- Ne faudrait-il pas, en tout état de cause, cesser de se revendiquer d’une quelconque pureté généalogique ou raciale et d’une appartenance à quelque origine mythifiée et sanctuarisée (nubienne, pharaonique ou même aryenne) ? Sinon, il y a lieu d’être inquiets quant à l’exacerbation d’un danger, prélude à tous les autres : celui de voir prospérer sur notre terre commune des groupes communautaristes, chacun avec son espace, ses codes et ses allégeances, et qui s’invectivent, se haïssent au point qu’ils devront recourir exclusivement, en s’affrontant, à une langue étrangère ou aux services des interprètes. Comment alors pourront-ils prétendre appartenir au même pays et à la même terre? Bien que n’ayant pas traité ce problème de front, A. Laroui qui parle à ce propos de scissiparité le signale en des termes fort alarmants: « Plus encore que la société, l’État post-colonial est une forme qui s’impose à une réalité déstructurée où se côtoient des groupes fermés les uns aux autres » (Esquisses historiques, p. 167).
Cependant, j’ai dû désenchanter, car son bon profil semble depuis quelque temps en passe d’être écorné par des déclarations sulfureuses et des propos décevants, qui ne peuvent me laisser indifférent et que j’essaierai de traiter comme il se doit, ne serait-ce que pour secouer un tant soit peu la léthargie qui pèse lourdement sur notre vie intellectuelle et la prive de cette vitalité sans laquelle elle devient source d’ennui et, pire encore, d’autisme et de décrochage communicationnel, je veux parler de la controverse et de la polémique auxquelles l’évolution de la culture et même des sciences (selon Gaston Bachelard) est redevable :
Lorsque Aourid
se lâche
- Non, c’est une contre-vérité que de faire croire, comme il le fait, que les Berbères (selon sa propre appellation) ont été dans l’histoire du Maroc des « dépossédés » et des parias (j’y reviendrai), alors que par le passé ils furent au nom de l’Islam des constructeurs d’États et d’empires, et que dans les temps présents ils sont parmi les mieux lotis dans toutes les sphères du monde politique et économique. Quant à l’état du mal-vivre et de précarité, il est le lot de bon nombre de marocains, toutes origines et appartenances confondues.
- Concernant "la langue maternelle" dont il use et abuse avec bien d’autres comme argument massue, il serait mieux inspiré de la remettre à sa juste dimension, celle des onomatopées, des balbutiements et des premiers rudiments lexicaux, et de ce fait elle ne prépare pas l’enfant réellement à la langue imagée et conceptuelle dont l’acquisition ne se fait qu’à partir de l’âge de la scolarisation. En outre, ledit argument occulte les langues paternelle, monoparentale (mère disparue ou absente) et celle des couples mixtes (mère étrangère), sans parler des mères marocaines qui ne parlent qu’en français à leur progéniture, ainsi que du fait démultiplicateur des langues dites maternelles à l’échelle territoriale, régionale, provinciale, locale, etc. Par conséquent le seul curseur à même de mettre de l’ordre dans cette complexité n’est autre que la nationalité naturelle ou adoptée. Ainsi aura-t-on une réponse à cette question : les enfants nés de mariages mixtes, qui sont-ils alors ?
-D'un autre côté, comment passer outre le fait que les brassages et métissages des populations dans notre histoire ont atteint un degré de force et d'intensité tel qu'on assista à de véritables mutations généalogiques et linguistiques touchant des pans entiers de la société. Un seul exemple dont témoigne un grand connaisseur de Sous, Mokhtar al-Soussi : nombreuses sont les tribus arabes hilaliennes qui dans cette région se sont berbérisées (tashallahat), comme ce fut le cas de la grande tribu Chouka; et en sens inverse, voici Tamesna, la région berbère des Berghouata (anciens kharéjistes) qui s'est totalement arabisée, et on peut multiplier les exemples pour bien d'autres territoires. Quant aux interfluences dans le domaine de la musique et des chants populaires elles sont patentes, comme le prouve 'Abidat ar-rama fortement influencé par Ahouach et Ahidousse.
-Non, c’est une injustice que notre intellectuel commet lorsqu’il affirme sur les colonnes du mensuel Zaman qu’entre Mussa ibn Nusayr ayant touché à son "pote" adulé Tariq ibn Zayyad! et Hubert Lyautey, sa préférence va vers ce dernier pour avoir été un humaniste (sic), alors que des historiens avertis décrivent sa politique de pacification coloniale au Maroc comme émanant d’une main de fer dans un gant de velours ; politique où il a œuvré avec acharnement et constance, ainsi que l’attestent ses écrits et encore plus ses circulaires, à mobiliser les "Berbères" contre les "Arabes" et le mouvement national pour mieux régner et gouverner. En témoigne sa circulaire du 16 juin 1921, de triste mémoire, précédée par une autre en septembre 1914 et qui connut son apothéose en mai 1930 dans le célèbre Dahir berbère qui interdit, entre autres mesures, aux Berbères d’apprendre la langue arabe et donc l’accès à la lecture du Coran et promut la loi coutumière berbère izraf contre le droit islamique. Qu’on lise un bref passage dans ladite circulaire: « Tout d’abord, nous n’avons pas à enseigner l’arabe à des populations qui s’en sont toujours passé. L’arabe est un facteur d’islamisation, parce que cette langue s’apprend dans le Coran ; or notre intérêt nous commande de faire évoluer les Berbères hors du cadre de l’Islam » (in Le Maroc de demain, de Paul Marty, p.228). C'est ainsi que le mouvement nationaliste, appuyé à une véritable lame de fond (d'ailleurs arabo-berbère), se mit en branle et fit échec au projet séparatiste du maréchal. Alors, dire de celui-ci qu'il fut un humaniste, parce que respectueux de la foi religieuse des habitants, de leurs institutions et leurs us et coutumes, c’est succomber à un concentré de bourdes et d’inepties.
- Non, il valait mieux, à tout le moins, suspendre son jugement au lieu d’affirmer péremptoirement que le Maroc n’a pas de problème avec Israël et d’enchaîner par la suite en t’inspirant, pour donner titre à ta missive ci-dessous analysée, d’une citation de Ben Gourion « We saved the Book and the Book saved us » (entendez par the book la Thora). C’est à se demander quelle mauvaise mouche l’a piqué.
- Non, ce n’est pas fair-play qu’il laisse entendre que Feu Mohammed Al-Fassi est un bon arabe et le ministre Lahcen Daoudi un mauvais berbérophone, comme s’il était un maître autoproclamé d’une sorte d’agence de notation, avec ses classements et ses listes noires, que d’aucuns ne manquent pas par ailleurs, de pratiquer, comme, par exemple, le fameux Congrès amazigh qui a listé nommément des ‘’ennemis’’ de la grande cause, parmi lesquels je figure en bonne place, aux côtés de personnalités nationales de premier plan et même de Berbères présentés comme des renégats.
Sur tous les points précités, H. Aourid fait dans la démesure et se lâche trop, et d’une façon hâtive et contestable.
Quant à faire siens Apulée, Tertulien ou Saint-Augustin l’archevêque d’Hippone (‘Anaba), personne ne l’en empêche, sauf à se garder de croire que ce sont là des figures de la berbérité, alors qu’elles sont celles de la culture latine et chrétienne durant l’occupation romaine de l’Afrique du Nord. Enfin, comme il manque à sa liste latine un autre natif de l’Algérie (et nul ne choisit son lieu de naissance), le dramaturge carthaginois Terence (du 2e siècle av. J-C) il devrait faire sienne une de ses belles pensées : « Homo sum, humani nihil a me alienum puto» (Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger), ceci pour, peut-être, atténuer ses penchants ethinicistes et ses bourrasques arabophobes qui, d’ailleurs, faut-il le souligner, le mettent en porte-à-faux avec sa pratique littéraire où sa seule langue d’écriture et de recours c’est l’arabe. Et si cela ne l’étonne pas, nombreux sont ceux qui, à bon escient, peuvent s’en étonner et même lui suggérer qu’au lieu de se laisser emporter dans des plaidoyers véhéments et pathétiques, il ferait mieux de mettre la main à la patte du tifinagh (oui le tifinagh) pour écrire en pionnier des essais et des romans et, peut-être, faire des émules et, peut-être, préparer l’émergence d’un public même si c’est après des lustres. Son sens aigu du web et des relations publiques l’y aidera fortement…
En lisant la lettre de Hassan Aourid titrée : « La langue amazigh nous a sauvés » et adressée au ministre de l’éducation nationale, Monsieur Rachid Belmokhtar, (TelQuel, n°637), j’ai eu une forte impression que notre ami a cédé à l’invective et à la stigmatisation. Passons sur les envolées lyriques et larmoyantes où le "je" est nodal et tentaculaire. En outre, vu la longue et profonde histoire des liens de consanguinité, de brassage et de métissage matrimoniaux, je ne ferai même pas cas du couple amazigh-arabe présenté dans cette lettre comme antagoniste et cité à l’envi, en l’absence totale de concepts englobants et synergiques : marocanité, citoyenneté marocaine, unité ou union. En revanche, comment ne pas s’étonner que l’envoyeur s’en prenne au ministre au détour d’un propos où il a dit (ou aurait dit) que la Constitution ne l’obligeait pas à enseigner le tamazight ? Une lecture plus plausible de ce propos est que cet enseignement ne dépend pas de son bon vouloir, car même si la loi organique à ce sujet finira un jour par sortir du parlement, il faudra compter avec les manifestations de résistance aux modalités de cet enseignement et qui sont déjà un fait observable et contre lesquelles ne pourront rien des mesures contraignantes ou disciplinaires. Les circulaires pour l’officialisation de la langue arabe dans les administrations, laissées lettres mortes, nous en apprend quelque chose, comme d’ailleurs l’état de plus en plus précarisé de cette langue elle-même.
Des difficultés et des
nœuds inextricables
Restant au plus près des énoncés de la missive, je lis ceci à l’adresse de M. Belmokhtar : « Je vous sais gré de cette franchise. Vous avez dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas ». Si les mots ont un sens, il faudrait souligner cet adverbe ‘‘beaucoup’’, référant à un grand nombre de responsables et d’acteurs qui même ‘‘tout bas’’ pensent que la mise en application dudit enseignement pose des problèmes épineux et inextricables. Il a eu l’honnêteté d’en signaler quelques-uns : « La langue (amazigh) n’est pas encore standardisée et l’action hâtive, par un processus volontariste, commençait à gêner les variantes et provoquer des résistances. Cela est vrai ». Il y ajoute « la carence des enseignants » et pose une excellente question : « Faudrait-il commencer par le haut ou par le bas ? » A laquelle je réponds en toute sincérité qu’une entrée en scène par le haut serait beaucoup plus opératoire et utile que les mesures arbitraires, improvisées et contreproductives. Une entrée par le haut signifie concrètement la création d'instituts d'enseignement et de centres de recherches polyvalents et ouverts… Cependant, le langage de vérité de notre envoyeur qui paraît frappé au coin du bon sens, il ne le tient que pour persister à se focaliser sur le ministre comme bouc-émissaire, l’investissant de pouvoirs d’exécution que nous savons tous qu’il n’a pas (à cause de l’opposition d’une majorité silencieuse qui constitue une véritable lame de fond) et cela au lieu de sonder même d’une façon informelle, comme je l’ai fait, quelques ‘‘résistants’’ et connaisseurs, en la matière, des obstacles réels et des nœuds durs et coriaces auxquels il sont confrontés. C’est ainsi que j’ai pu en apprendre certains que voici:
Trois alphabets, du
jamais vu et ce
n’est pas gérable !
Un enseignement fondamental, déjà en souffrance, comme tout le monde s’accorde à le constater, n’est pas viable avec trois corps d’alphabet radicalement différents – et donc un vrai tricéphalisme ! - d’autant plus qu’il n’a pas de pareil nulle part ailleurs (sauf les deux exceptions belge et suisse qui confirment la règle) et que le tifinagh n’est pas pour faciliter les capacités d’assimilation et d’apprentissage des enseignés en bas-âge. ‘‘Beaucoup’’ y ont vu comme une volonté délibérée de couper tout lien, fût-il symbolique, avec la langue arabe comme support et véhicule et donc avec sa culture. Ce choix Ayant été fait en cercle fermé, tout au chaud volets clos, sans consultation aucune extra-muros, et sans en référer à des modèles tels l' égyptien et le latino-americain, ce choix complique, pensent-ils, la tâche du tamazight et lui rend la vie encore plus difficile dans une société majoritairement musulmane, et au miroir d’une thèse d’historiens et de philologues nationaux et étrangers qui affirment -n’en déplaise aux dilettantes- que les Berbères sont d’origine himyarite du Yemen du sud non loin de la Corne de l’Afrique, et que leur langue appartient à la famille afro-asiatique ou plus précisément chamito-sémitique (Ibn Khaldûn, Khachim, Rössler, Basset, Ageron et même Chafiq). En outre, sur le plan de l'onomastique que de noms de famille (dont le mien), se trouvent en Kabylie, au Rif mais aussi au Yémen ! Mais quoi qu'il en soit et en attendant qu'anthropologues, linguistes et archéologues parviennent à trancher sur la question de l'origine par l'établissement d'un génome héréditaire irréfutable, ce qui paraît, selon des spécialistes, hors d'atteinte, libre à ceux qui préfèrent prendre le large, loin de cette insondable question des origines, de dire avec Friedrich Nietzsche : « En remontant aux origines, on se fait écrevisse. L’historien regarde en arrière : finalement, il en vient aussi à croire à reculons » (in Crépuscule des Idoles, p. 64).
En revanche, nous sommes en devoir de gérer la problématique de l’enseignement au présent du mieux qu'on peut. Et c'est ainsi qu'il y a chez ‘‘beaucoup’’ d’enseignants ce qui s’apparente à une tendance forte à ce que le tamazight soit enseigné en caractères arabes, comme ce fut le cas du turc (avant le coup d’État alphabétique de Mustapha Kamel Ataturc, en réaction à l’alliance anglo-arabe pour le démantèlement de l’empire ottoman), et comme c’est le cas jusqu’à présent dans des langues telles l’iranien, l’ordou et même le kurde. M. Aourid n’a pas l’air d’être contre ce choix, même s’il n’en parle qu’au niveau des politiciens dont, d’ailleurs, une partie maîtrise une des trois composantes du tamazight, et l’autre adopte à son égard l’indifférence ou s’emploie, sporadiquement, à se vautrer dans l’hypocrisie crue et une pure flatterie politicienne de mauvais aloi. Et croire aux jeux et manèges de ces derniers, c'est faire preuve, une fois de plus, d'une coupable crédulité.
Aourid reconnaît que la standardisation du tamazight n’est pas encore faite, (et que A. Bounfour ne semble pas soutenir) ; quant aux praticiens, ils constatent que même si elle parvenait à sortir droit d’un laboratoire, elle risquerait fort de nuire au référent de la langue maternelle, tant agité comme argument massue, ainsi qu’au principe de la diversité bien réelle et ancrée, celle des trois composantes du berbère.
L’enseignement d’une langue ne peut se faire sans l’élément qui l’incarne et lui donne vie : les textes. Or c’est là, pour le berbère et un peu moins dans le Souss, où un manque palpable se fait cruellement sentir. Des enseignants à Agadir des plus fervents confient autour d’eux que la pénurie des textes en la matière les contraint à faire vite le tour de ceux dont ils disposent. Ils avouent, soit dit en passant, qu’ils recourent souvent aux caractères arabes ou latins pour répondre au devoir pédagogique de la facilitation. Je connais certains des plus compétents qui, partant du fait que la culture berbère écrite n’a pris corps qu’en langue arabe, ils se mirent à enseigner des lexiques arabo-berbères (Mokhtar Soussi, Mohammed Chafiq, Othmane Saâdi) et quelques œuvres arabes traduites en tachelhit (notamment en jurisprudence, exégèse et mystique). L’auteur ne leur donne-t-il pas raison lorsqu’il note dans sa lettre avec force exclusivisme : « Les seuls maîtres de la langue arabe dans ce pays sont des berbérophones », emboîtant ainsi le pas à M. Chafiq qui les comptait par centaines. Mais ceci dit et constaté, il faudrait en tirer les conséquences qui logiquement s'imposent. La principale est que cette langue, depuis les débuts de l'Islam, n'appartenait plus à son seul lieu de naissance, tout comme les deux langues ibérique et anglaise. Et donc sont arabisants (musta'ribûn) tous ceux qui en font usage comme langue d'expression orale et/ou langue de recherche et de création ( ce qui est le cas de notre auteur et de bien d'autres).
L’identité
arabo-islamique du
Maghreb est aussi
une œuvre berbère
Que de remarques et de questions restent encore en suspend !
Je n’en retiens que quelques unes et en fait part à H. Aourid et à ceux que le sujet intéresse :
- Ne penses-tu pas qu’il est temps maintenant de se délester une fois pour toute de cette sempiternelle conduite nostalgique et plaintive qui victimise les Berbères « dépossédés de tout, comme tu l’écris : de leur langue, de leur culture, de leur âme, de leurs terres, de leur eau, de leur histoire, voire de leurs rêves » ? Et qu’on ne s’y trompe pas, les dépossesseurs en question ne sont ni les romains ni les colonisateurs français, mais bel et bien les Arabes qui seraient les auteurs de cette vaste et impitoyable dépossession. On croit mauvaisement rêver à l’aune de ce mélodrame factice et objectivement faux ! Car de quels Arabes est-il question ? Ceux de la première geste musulmane, peu nombreux, qui n’auraient jamais pu répandre le message islamique sans la rapide et forte adhésion des Berbères, ni d’ailleurs conquérir l’Andalousie et monter vers Poitiers, jusqu’à se faire vaincre en 732 par la puissante armée de Charles Martel ? A nous en tenir à tes énoncés, stricto-sensu, les Berbères – comble de l’outrance ! – auraient subi de la part des Arabes une colonisation de dépossession semblable en quelque sorte à la conquête ibérique qui a mené contre les civilisations précolombiennes (aztèque, inca et maya) une guerre génocidaire et une évangélisation féroce par le feu et le glaive. Nul bon historien ne peut faire ce parallèle ni même l'insinuer pour les raisons disséminées dans cet article.
Mais alors de quels Arabes s’agit-il et dans quelles zones ethniquement pures logent-ils ? Est-ce ceux de la taghriba hilalienne du XIe siècle devenus pour un temps maîtres des plaines de l’ouest et de quelques régions du plat pays, puis réduits sous les États forts aux rôles d’escorteurs de caravanes et de mercenaires ? Ou bien s’agit-il des descendants andalous qui auraient fait subir aux Berbères tant d’humiliations et d’avanies dont d’ailleurs tu te plains vivement ? Des éradicateurs patentés ne manquent pas de pointer du doigt les bourgeois fassis, ce qui fut une réalité dont d’autres groupes ont souffert jusqu’à un passé récent, mais à présent tous les indicateurs politiques et socio-économiques attestent que cette réalité est désormais chose obsolète.
Quoi qu’il en soit, la dangerosité d’un tel discours anhistorique ne contribue-t-elle pas à faire émerger plus fortement l’homme-type de la haine et du ressentiment, à justifier les conduites fanatisées et les propos incendiaires et irresponsables scandés ici et là et relevant d’une allergie morbide antiarabe, et parfois consignés par écrit dans telle presse ou tel livre ; les plus célèbres, vu la notoriété de leurs auteurs (exclusivement francographes), sont de Feu Kateb Yassin et plus récemment de Boualem Sansal, l’illustre pèlerin d’Israël, sans compter les éradicateurs berbérophones et les darijistes du genre ayouchien qui s'acharnent tous à vilipender la langue arabe, la rendant responsable de tous les maux de l'enseignement et à la trainer dans la boue de l'ingratitude et de l'infamie ? Et tout ceci n’est-il pas injuste et historiquement erroné ? Car, prise sous l’angle de l’analyse factuelle et objective, la configuration de l’histoire du Maghreb nous enseigne, d’une part, que l’arabité en son sein n’a jamais été une revendication ethnique ou même communautariste, sauf épisodiquement, mais plutôt une identification à un référentiel historique et culturel produit d’une longue gestation événementielle ; et d’autre part que l’identité arabo-islamique fut en grande partie l’œuvre de tribus berbères qui, par delà leur appartenance ethnique dont elles ne faisaient pas cas en tant que telle, ont investi tous leurs efforts dans la construction de ce que Ibn Khaldûn appelle la civilisation (hadâra, ‘umrân) et l’Etat centralisé (ad-dawla al-‘amma). D’où leur compétition, par exemple, dans l’édification des medersas et la diffusion de la langue arabe et des "sciences" islamiques. Compétition à laquelle participaient, par ailleurs, les lettrés et les différentes confréries soufies. Quant aux grands bâtisseurs des pouvoirs et États du Maghreb (sans parler de la première geste dans cet espace comme en Andalousie), ils étaient tous d’origine berbère (Uraba, Sanhaja, Masmuda, Zenata, Zayanides) et que les porte-drapeaux de la culture arabo-islamique écrite étaient en grand nombre des Berbères, tels Abdellah Yassine, Ibn Tachfin, Ibn Tûmert, Abdel-Moumen, Abdel-Haqq le père spirituel mérinide, Hamû Azzayani, al-Wansharîsî, Abû Madyan, Ibn Battuta, Aguerrum, al Yussi, M. Soussi, pour ne citer que quelques noms illustres parmi les disparus. Faudrait-il donc s’en prendre à ces ancêtres réels (et non pas virtuels ou traficotés) qui sont ceux de nous tous, et aller cracher sur leurs tombes pour avoir embrassé et propagé l’Islam et voulu se libérer, entre autres, du joug romain et carthaginois ; ou bien faudrait-il nourrir le fantasme de refaire l’histoire par une impossible refonte totale et radicale, qui n’aura pour retombée que de faire le lit des mouvements intégristes de tout poil et de toute provenance ? Et c’est jouer avec le feu que d’agiter, comme notre auteur le fait, l’épouvantail de la radicalisation amazigh comme réaction à la prétendue « dépossession » par les Arabes. Car ainsi, il est à craindre que ce sera radicalisation ou mieux fanatisation contre une autre, et on en voit déjà les prémices au Maroc et le déroulement sporadique dans quelques localités de la Kabylie, un des hauts-lieux du GIA d'hier et d’AQMI d'aujourd’hui. Et alors le camp qui pourrait prendre le dessus est celui qui élèvera le martyre pour la grande cause au rang d’un dogme sacré et irréfragable.
Une réalité nationale
déstructurée ?
-André Malraux définissait la culture comme étant « le plus cours chemin de l’homme à l’homme ». Qui peut affirmer qu’il en est ainsi à l’échelle de notre pays, notre universel concret? Et l’une des raisons majeures de ce chaînon manquant ne réside-t-elle pas dans le fait qu’en termes de référence à une langue fédérative et donc de communication, nous sommes en train de filer du mauvais coton et d’enfoncer les clous de la mésestime de soi et de l’aliénation que ne parviennent pas à dissimuler les autocongratulations et les relations identitaires between us, intimistes voire symboliquement incestueuses ?
- Ne faudrait-il pas, en tout état de cause, cesser de se revendiquer d’une quelconque pureté généalogique ou raciale et d’une appartenance à quelque origine mythifiée et sanctuarisée (nubienne, pharaonique ou même aryenne) ? Sinon, il y a lieu d’être inquiets quant à l’exacerbation d’un danger, prélude à tous les autres : celui de voir prospérer sur notre terre commune des groupes communautaristes, chacun avec son espace, ses codes et ses allégeances, et qui s’invectivent, se haïssent au point qu’ils devront recourir exclusivement, en s’affrontant, à une langue étrangère ou aux services des interprètes. Comment alors pourront-ils prétendre appartenir au même pays et à la même terre? Bien que n’ayant pas traité ce problème de front, A. Laroui qui parle à ce propos de scissiparité le signale en des termes fort alarmants: « Plus encore que la société, l’État post-colonial est une forme qui s’impose à une réalité déstructurée où se côtoient des groupes fermés les uns aux autres » (Esquisses historiques, p. 167).