L'espace Agora baignait dans une ambiance feutrée et très discrète, avec sa devanture réduite à une petite porte donnant sur une ruelle éclairée d'une lumière jaillissant d'un réverbère tout aussi discret. Une fois le seuil enjambé, on se retrouve devant des escaliers avec de part et d'autre une corde en guise de garde-fou menant à un premier étage où on est accueilli par une panoplie sélective de portraits, de photos de paysages, de statues, de fioritures, d'antiquités dédiées aux différents affluents de la culture marocaine appréhendée dans sa diversité et sa richesse, avec un focus zoomant notamment sur la dimension amazighe. Au second étage, une vaste salle de projection meublée à l'ancienne et parsemée de tableaux artistiques et de caméras et appareils-photos. Au centre, une table rustique couverte de tapis rouges, autour de laquelle gisent des sièges sous forme de banquets traditionnels.
Après une brève présentation improvisée en berbère par le maître des lieux M.Aghoulid, les lumières se sont enfin éteintes murmurant à leur manière le fameux coup d'envoi: silence, on tourne.
C'est alors que le public -jeune pour la plupart- s'est vu emporter par l'univers du film qui, à rebours de son aspect documentaire tournant autour du phénomène de la migration Sud-Nord, a titillé l'horizon d'attente en nous emportant dans une magie presque fictionnelle.
Et ladite magie de poindre dès les premiers ébats-seuil du titre en caractères blancs sur fond mosaïque à dominante colorimétrique suggérant la notion du flou, et joliment clignotant au milieu de l'écran: Enfants d'ici, parents d'ailleurs. La couleur est agréablement annoncée par des suggestions multiples. A commencer par la bipolarité générationnelle enfants/parents renvoyant à une fracture familiale et sociétale d'une part, et à une volonté d'inviter ces deux générations qui ne sont, en fin de compte, que les deux intervalles spatio-temporels de la question identitaire des Belges issus de la migration. Et comme rebondissement et renforcement du flou, les déictiques spatiaux sont là pour apporter davantage d'eau au moulin de la complexité du multiculturalisme des pays occidentaux et épaissir l'ambiguïté culturelle du phénomène évoqué: le rêve de se situer dans le pays d'accueil et l'écartèlement entre deux rives apparemment sinon entretenant un certain choc culturel, du moins enlacées dans un questionnement continu. Et à propos du rêve justement, dès les premières scènes, on est emballé dans un décor de fond à base d'arbres automnaux, de parcs évanescents, de rues pleines de créatures mouvant dans une cadence de traces de pas égarés dans une beauté charmeuse malgré l'idée de piétinements et de titubations. Le tout baignant dans des airs musicaux protéiformes, mais unis dans une même: celle de la richesse de la société mise en exergue dans sa dimension plurielle.
Sur le plan énonciatif, le réalisateur a choisi d'avoir recours à une polyphonie on ne peut plus édifiante et symptomatique d'une intelligence cinématographique en disant long sur le professionnalisme de Bachir Barrou: à commencer par l'expressivité signifiante de la voix off féminine guidant finement le regard jusqu'au fait des témoignages des intervenants appelés à parler de leurs expériences d'enfants d'ici et d'ailleurs, en passant par certaines techniques choisies comme le tour de table animé par un journaliste maghrébin essayant de tirer les vers du nez à un trio composé d'une juive aux racines diverses, d'un Espagnol cheveux poivre et sel et d'une Africaine réclamant à cor et à griffe son côté basané. Tout comme les autres "cas" relativement unanimes sur le passage de l'approche "de la reconnaissance" à l'approche "de la revendication" de leur citoyenneté voulue à part entière dans un espace culturel où sévissent des formes de racisme, une tendance à la ghettoïsation, une psychologie de rejet et frilosité à l'égard des Belges pas souchiens dans le prisme des sous-chiens xénophobes.
Soit un film dédié avec brio à l'esprit de tolérance, à la bienveillance, au dialogue des civilisations au lieu du choc de celles-ci, lequel choc est alimenté par des discours et des agissements versant dans le chauvinisme et l'exclusion.
Seul bémol à même d'entacher les multiples auréoles illuminant et le film et les esprits qu'il cible: la désolation due au fait que l'œuvre en question n'a apparemment pas pu récolter l'aura qu'elle mérite alors que des travaux cinématographiques inscrits dans une médiocrité proverbiale sont surmédiatisés dans le vent en poupe boostant leurs derrières étriqués. C'est peut-être le tribut payé par les grands auxquels la médiocratie fait ombre pour des raisons dignes des chutes de Niagara.
Et concernant le dénouement du film, il a été tout aussi onirique que l'incipit, avec son dernier message-flash: Freedom.
Bref, que ce soit aux niveau narratologique (au sens de Chistian Metz sur l'enchaînement séquentiel) ou scénaristique ou encore musical...c'est un vrai coup de maître de 52 minutes qui nous a fait rêver et inhaler un air de liberté: intellectuelle, sociale, spirituelle et cinématographique.
Chapeau bas à la tombée du rideau que nous espérons prometteur et ouvert sur la perspective d'autres chefs-d'œuvre de la même pointure. A preuve, après le visionnage, le public s'est donné à coeur ouvert à un débat où l'on évoque certaines qualités du jeune réalisateur: son attachement à sa ville natale, sa modestie, sa discrétion, son sens du partage et sa chaleur humaine. Une chaleur évoquant celle, bien frappante, de l'espace Agora qui a eu le mérite d'accueillir l'activité au plaisir des yeux et des cœurs.