Un sociologue engagé

L’intellectuel organique…


Mardi 11 Février 2014

Un sociologue engagé
 
 
 
 
 
 
De tous les combats de l’USFP, Mohamed Guessous n’a jamais renié son engagement socialiste. Contrairement à tant d’autres intellectuels, le sociologue a refusé de s’isoler dans le douillet confort que procure toute «tour d’ivoire». 
Printemps 1983, à Rabat, tout paraissait calme. Au seuil de sa villa, dans le verdoyant et chic quartier Agdal qui n’avait pas encore succombé aux coups de pioche qui le transformèrent en zone résidentielle aux multiples barres, l’immense sociologue Mohamed Guessous nous accueille avec le sourire. Objectif de la rencontre, un entretien sur la montée islamiste au Maghreb qui devait meubler le bimensuel lancé à l’époque par Ahmed Elkohen Lemghili, «Le contact maghrébin». Dans le salon, le service à café où trônait un grand thermos trouvait difficilement place : partout des livres empilés et des dossiers épars. L’antre de l’intellectuel expirait l’odeur du tabac refroidi mêlé au papier. A l’époque, le Mouvement Ennahda subissait une répression sanglante de la part du régime tunisien. Et rien ne présageait que quelques années plus tard, l’Algérie allait basculer dans ce que les chroniqueurs appelaient «la décennie noire» avec la percée fulgurante du FIS, rejetée par l’Armée. Durant cette période, l’UNEM vivait encore ses derniers moments avant le grand déchirement qui allait être exploité par les islamistes marocains. Et l’Association Al Adl Wal Ihssane subissait les contrecoups d’une répression à géométrie variable. D’une allure frêle, M. Guessous s’évertua à discourir sur l’épiphénomène islamiste dont le poids grandissant allait transformer en phénomène de masse. Tout se tenait dans un raisonnement laborieusement établi par un intellectuel de gauche qui croyait encore en la pérennité des blocs. Le Mur de Berlin n’avait cédé que quelques années plus tard. Ouvrant les brèches à ce qui fut circonscrit naguère : la réémergence des idéologies identitaires qui prônèrent, toutes, un repli sur soi. Mais baser un entretien sur l’émergence de l’islamisme au Maghreb, réelle ou supposée, incommodait notre sociologue qui suivait de près les moindres manifestations du pouls de la société marocaine. Après deux heures de discussions, plusieurs tasses de café et des cendriers pleins à ras bord, il déclina gentiment en se confondant en excuses… L’encadrement des thèses ne lui laissait pas beaucoup de temps. Excuses qui cachaient à peine le souci qui le taraudait durant cette période où le pays vivait encore sous une chape de plomb répressive: l’intellectuel de gauche était la cible de menaces directes proférées par des islamistes.
 
Noukta, sans blagues !
J’allais revoir le sociologue quelques jours après pour lui rendre un mémoire de fin d’études qu’un de ses étudiants avait consacré à la «Noukta» au Maroc. Un travail qui tentait de mettre en relief les tabous qu’un «discours parallèle» et éminemment populaire cachait dans ses entrailles. Etudiant à l’ISJ à l’époque, je ne pouvais passer à côté d’un travail qui cadrait plus ou moins avec le mien. Mais si la rencontre fut brève et cordiale, j’en garde une vive émotion lorsqu’il m’invita à «savoir écouter le langage du peuple». Une phrase qui me taraude jusqu’à aujourd’hui puisqu’elle ne saurait dire autre chose que celle-là : comment réduire la distance qui sépare l’élite de la masse. Et ce n’est pas une blague que de soulever pareille question nodale pour la société qui est traversée par des contradictions multiples aussi verticales soient-elles qu’horizontales.
Plus tard, comme sur beaucoup d’autres de mes compatriotes, la séduction du discours développé par M. Guessous allait opérer. Lui qui osa s’insurger contre un système éducatif qui fait la part belle à un «savoir désincarné» duquel on s’acharna à extirper tout esprit critique, notamment via l’offensive contre l’enseignement des Humanités. Le régime assimilant les études philosophiques aux manuels de la subversion. Pourtant, les frustrations n’allaient pas entamer sa combativité légendaire au sein des amphithéâtres comme en dehors des campus universitaires. On comprend dès lors pourquoi le sociologue a pris sous son aile toute une génération de chercheurs capables de donner le change à un «savoir clé en main». D’où les orientations de nombreuses études sur les phénomènes sociaux qui font leur apparition dans des pays en voie de développement : rurbanité, vendeurs ambulants, mendicité… La marge devait bénéficier de l’intérêt des chercheurs pour comprendre l’évolution de la société et les ruptures qui marquent de leur sceau ses transformations. 
Si on regrette, dans le milieu scientifique, le peu de production dont a fait preuve M. Guessous, le sociologue n’était pas aussi prolixe que le laisse supposer la largesse de son savoir, il n’en demeure pas moins que c’est sous ses conseils et sa supervision qu’une génération de sociologues du cru ont pu s’épanouir. On peut dès lors parler, sans risque de nous tremper, qu’une école «Guessous» existe bel et bien dans le champ de la sociologie marocaine. Et ce n’est pas superflu que de le souligner alors que d’autres intellectuels ont préféré jouer «hors sol» en accumulant des productions qui n’ont que peu de prise sur la société. Serait-ce là l’explication que l’on pourrait avancer face au phénomène qui taraude la société marocaine : l’inexistence d’un lectorat à l’affût des «nouveautés». 
 
L’axiome «hamza»
Le sociologue M. Guessous était habité par son engagement politique et son combat pour un Maroc indépendant et assurant les bases de son développement économique et social. Bien entendu, la rigueur scientifique n’a jamais été démentie dans l’approche du sociologue qui érigeait un mur infranchissable entre travail scientifique et action militante. Toujours est-il nécessaire de souligner que l’analyse sociologique des divers phénomènes qui traversent la société marocaine ne pouvait que faciliter la décortication d’un corps éclaté et écartelé entre divers intérêts contradictoires. La notion de «lutte des classes», que d’aucuns ont vite fait d’enterrer, à la faveur de la chute du Mur de Berlin, n’a jamais abandonné la curiosité intéressée de M. Guessous. La stratification sociale peut expliquer bien des dérives et des incohérences dans une société éminemment composite.
L’intérêt accordé à la thématique du développement de la société n’est pas fortuit. Comme ne l’est certainement pas la thèse qu’il développa autour de l’économie de rente qui a contribué à rendre exsangue le pays. A ses yeux, la meilleure manifestation d’une reproduction systématique de la rente de situation est inhérente à la pratique à grande échelle de la démarche sélective des «hmizates». Toutes les belles occasions sont bonnes à prendre pour faire fructifier son portefeuille de biens acquis légalement ou non. L’axiome de la «hamza», cette aubaine qui n’a rien de chanceux, explique à bien des égards la multiplication de bien des fortunes dont se targue le pays lorsque Forbes en fait, le cas échéant, grand cas. Les listes de ces incohérences sont désormais consultables sur Google. Un bonheur que celui que procure désormais ce prestigieux moteur de recherche. Mais quid des victimes de ces «hmizates» larguées en marge d’une société qui se développe à plusieurs vitesses ? Voilà une question cruciale dont les héritiers de l’école Guessous pourraient apporter la réponse. Ils sont outillés pour le faire et habilités à l’oser. Attendons pour voir. Mohamed Guessous s’est éteint en ce mois de février qui restera dans les annales de l’histoire de la jeunesse marocaine riche en espoirs. Qu’il repose en paix. 
Par Allal El Maleh
Directeur de publication 
«Perspectives Med
 
 


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