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Inéluctablement, dans un proche avenir, les indicateurs de sortie de crise remonteront ne serait-ce qu’en dents de scie. Progressivement aussi, nous retrouverons notre gaieté de vivre. Et aussi et surtout notre « gai savoir ». Car, en fin de compte, n’est-ce pas de cela dont on a besoin chaque fois que le ciel nous tombe sur la tête ? L’humanité, rassurons-nous, a pris la mesure de toutes les formes du tragique inhérentes à son existence et à son environnement. Elle sait, de génération en génération, qu’elle ne peut évoluer sans subir ou provoquer crises et catastrophes faisant se succéder, sans se ressembler, âges d’or et années de plomb.
Oui elle sait mais ce n’est jamais de façon tranchée et absolue. C’est ce qui fait que chaque fois qu’elle plonge dans le noir : soit elle incline vers la panique et le doute, soit elle se réfugie dans l’arbitraire de la certitude. Sans oublier que dans le même contexte, elle donne lieu à d’autres variables d’attitudes et de postures se nourrissant de divers mensonges et vérités où domine souvent le « chacun pour soi », comme ultime résistance face à l’indomptable.
C’est pourquoi l’on ne peut établir une grammaire universelle des crises et de leurs solutions. Rien d’étonnant à ce qu’on se console de crise en crise à revisiter la mémoire du passé ou à spéculer sur le futur. Dans les deux cas, on fait dire aux mots plus que n’en permet l’entendement et on se brouille les repères. Dans les deux cas, aussi, on se laisse aller au filage d’un étrange récit que le critique d’art canadien Michaël La Chance appelle la « fable de notre aliénation ».
Par conséquent : on perd la main sur notre réalité. Néanmoins on ne peut en aucun cas tenir en mépris de pareilles digressions quand le temps est un temps de détresse. C’est que face à ce genre de temps, on a toujours besoin d’un surplus de discours comme pour conjurer le mal, comme si le fait d’en parler – jusqu’à user le sas du langage - était une manière de le rendre plus familier. Ainsi dans une année ou deux tout au plus – excepté le mauvais souvenir - qui parlera du Covid-19 comme de quelque chose de terrifiant dont il faut se prémunir ?
Peut-être serait-il bon de rappeler que l’univers de l’homme n’est pas un univers aseptisé : il est tout au contraire peuplé de toutes sortes de virus, de maladies infectieuses et d’espèces pathogènes connues et inconnues. Nous cohabitons avec eux dans une extrême vigilance certes, mais cela nous arrive aussi de baisser la garde. Pourrions-nous en réalité faire autrement ? A trop maintenir la garde ne serait-on pas amené à oublier d’exister tout simplement ? Or être c’est d’abord accepter la complexité de la vie et gérer ses contradictions les plus aiguës. C’est maîtriser le surgissement de ses imprévus les plus foudroyants, supporter les coups du destin dans ce qu’ils ont de plus violent. Sans pour autant oublier que c’est aussi, sinon fondamentalement, s’enivrer des joies que nous procure la vie, parfois (heureusement) à notre insu et de la façon la plus inopinée.
En nous contraignant au confinement, le Covid-19 nous confronte à cette question capitale : le rythme quasi infernal selon lequel avancent aujourd’hui nos sociétés ne met-il pas à mal notre qualité de vie ? Serait-ce le principe de la compétitivité qui favorise cette frénésie ? Serait-ce la folie des grandeurs ? L’obsession du cumul des richesses ? La course au classement et au monopole ? Toujours est-il que le plus souvent, les difficultés socioéconomiques ne cessant de croître, on ne prend pas le temps de vivre. Ce qui ne manquerait pas d’être considéré comme contradictoire avec l’art de vivre qui a toujours singularisé notre terre d’attache : la Méditerranée dont on sait que sa force de frappe résidait, des siècles durant, dans sa détermination à préserver la cohésion sociale en faisant de sa souveraineté alimentaire un impératif primordial.
En lieu et place de ce modèle à visage humain, les multinationales se sont acharnées à lui substituer un autre où le pouvoir de l’argent est roi. C’est la preuve qu’on n’a pas su tirer suffisamment la leçon du « naufrage » financier qui a failli nous emporter en 2009. On croyait peut-être bien faire en cédant à la rage aveugle de vouloir rattraper à tout prix ce que ce naufrage a généré comme pertes dans divers domaines de productivité et chaînes de valeurs. Malheureusement tout se passait comme si on allait tête baissée vers une série de déceptions désespérantes. Car contrairement aux espérances qu’on a fait miroiter, les résultats, tels que relevés à travers le monde, étaient le moins qu’on puisse dire très inquiétants : d’une part, la liste de nos précarités et de nos servitudes s’allongeait démesurément ; d’autre part, la pression sur les écosystèmes de notre planète devenait encore plus menaçante.
Or on avait là une occasion formidable de sortir de l’obstination et de remettre au centre du débat et de la réflexion la question du rapport de l’homme avec la vie qu’il veut assumer, de la société avec la civilisation à laquelle elle veut s’identifier. Hélas rares sont les initiatives qui ont été prises dans ce sens-là. Pourtant, au niveau de certaines instances internationales (l’ONU en tête), on n’a eu de cesse de réclamer le basculement vers un autre modèle de développement durable aux objectifs plus équilibrés sur les plans éthique et économique. Cela ne veut pas dire qu’il fallait ne rien faire pour relancer l’économie et infléchir la courbe du chômage. Il était tout à fait logique de profiter de nos diverses capacités de résilience pour tout remettre en marche vers le cap du progrès. Mais était-ce logique de se soumettre sans arbitrage aux directives coercitives des détenteurs du capital mondial ? N’était-ce pas perdre de vue que l’enjeu crucial pour l’homme c’est d’abord l’homme et non le gain démesuré qui a toujours été et reste encore étranger à toute idée de l’humain ? N’est-ce pas en tenant compte de l’humain qu’on peut révolutionner nos sociétés ? Car, au risque de le répéter à satiété, l’humain n’est-il pas l’unique sujet digne d’intérêt ? Avec le Covid-19, nous en avons eu sûrement la confirmation.
Bien évidemment ceux qui tiennent les marchés de la finance mondiale ont un avis différent : c’est aux bilans des lignes de calcul de l’ordinateur et aux indices des valeurs de la bourse que la primauté est accordée. Qu’ils fassent l’apologie de la robotisation ne devrait donc pas surprendre. Ce qui nous paraît par contre surprenant, c’est l’attractivité qu’une telle option exerce au sein des pays dits émergents. Sans aucune prise de conscience de ses errements, voire de ses échecs. Sans aucune mesure de protection par rapport à ses conséquences déstabilisatrices sur leurs composantes et hiérarchies sociales. Mais à dire vrai, ces pays ont-ils les moyens de leur pouvoir de décision ? La question est sans doute légitime, mais elle n’est pas aussi importante que celle qui concerne les élites (intelligentsia et société civile) de ces pays de façon générale. Que pensent-elles de la gouvernance actuelle du monde ? Quelle idée ont-elles du devenir de leurs sociétés à l’ère de l’avancée massive du numérique, du dérèglement des conditions climatiques et environnementales ? De quelle manière est-il possible de construire d’autres leviers de libération des potentialités susceptibles de donner des ailes solides à la croissance et des richesses ?
On ne peut ignorer que de telles questions renvoient à un sentiment largement partagé au sein de ces élites : le modèle de développement économique que le capitalisme boursier et certaines grandes puissances veulent nous faire porter ne nous convient pas tout à fait. Il nous glisse des épaules. Tant que nous continuons de le porter, il donne de notre pays l’image d’une société décalée, subordonnée au service de leurs privilèges, cantonnée dans la reproduction ou la sous-traitance de ce qui répond aux marchés dont ils détiennent les carnets de commandes… Certes, cela permet la création chez nous de nombreux postes d’emploi, un certain transfert de technologie utile et rentable, des recettes qui peuvent être parfois assez importantes pour la consolidation en devises de notre trésorerie. Or tout cela peut-il réellement constituer un socle de briques permettant d’édifier une économie performante ?
Le problème, qui est de taille, c’est qu’un tel modèle limite notre espace de créativité et d’innovation. De même qu’il fait augmenter notre dépendance, et hypothèque de ce fait l’avenir de nos futures générations. Plus précisément, il nous prive de la possibilité d’être partie prenante dans la gouvernance du système sinon mondial du moins régional. Un certain nombre de pays méditerranéens, ayant compris l’importance d’un tel enjeu, cherchent aujourd’hui à avoir une place dans ce système sur la base de leur propre modèle. En ce sens qu’ils veulent non seulement être attractifs moyennant les richesses naturelles dont ils disposent, mais aussi et tout particulièrement par l’offre que leurs entreprises proposent tant en matière de productions technologiques et industrielles qu’en matière de services.
Le Maroc est engagé depuis quelques années dans cette voie, ce dont on ne peut que se réjouir. Sa présence en Afrique, en Amérique (au nord comme au sud) et en Asie est non seulement en nette croissance exponentielle, mais tend à faire valoir davantage son génie et son propre savoir-faire. Sans parler de pénétration stratégique dans les marchés de ces continents, il faut saluer la démarche adoptée qui ne vise ni le profit ni l’hégémonie mais le co-développement. Ainsi, il gagne de plus en plus en confiance sur le plan international. Son image parle pour lui auprès des investisseurs et de ses partenaires. Ce qui lui assure un surcroît de crédibilité et une meilleure maîtrise des risques.
La remarque peut sembler marquée au coin du patriotisme étriqué ! Mais à tenir compte des louanges qui ont fusé d’un peu partout au nord de la Méditerranée et bien au-delà, attirant l’attention sur la façon exemplaire dont il a géré avec peu de moyens la pandémie du Covid-19, il y a fort à parier qu’il est en train de façonner un nouveau modèle de développement, pétri de culture méditerranéenne, tel qu’il s’est concrétisé autour de trois constituants fondamentaux : le leadership éclairant du Roi, la solidarité du peuple, la discipline de la jeunesse. Peu de pays, face à la crise, peuvent en effet se targuer d’avoir réussi à réaliser d’excellents résultats en sauvant d’une mort certaine des centaines de citoyens, et d’avoir limité les conséquences négatives de la stagnation sur leur activité économique. Ce serait cependant une erreur de s’endormir suite à ces signes de satisfecit. Car si le Maroc est en train de surmonter l’épreuve de la catastrophe, les voyants et indicateurs macroéconomiques sont loin d’être au vert. Ce qui indique clairement que le travail qui reste à conduire, avec patience et efficience, est à la fois complexe et considérable. Comme dans toute guérison après une sévère maladie, la rechute n’est-elle pas ce qu’il faut craindre le plus ?
Eviter un pareil risque exige de puiser d’abord dans nos propres gisements, en comptant sur nos compétences spécifiques. Nous sommes en effet à un tournant où il faut renverser la tendance pour mieux rebondir. Le terme « catastrophe », dans son sens étymologique, nous y invite : il veut dire « ce qui permet d’être transporté au-delà de quelque chose ». On peut ainsi penser que le Covid-19 constitue une singulière opportunité pour asseoir une véritable culture de la vigilance et du surpassement. Sur quelle base ? A partir de quel référentiel ? Il me semble qu’on est allé un peu vite, il y a quelques années, en cherchant à calquer notre modèle de développement économique sur celui de la Corée du Sud. L’effet de mode est maintenant passé et on n’a pas à se morfondre de ne pas avoir été à la hauteur des succès réalisés par ce dragon de l’Asie. On ne peut comparer que ce qui est comparable, devrais-je tout de même rappeler ici. La Corée du Sud et le Maroc, contrairement à toutes les spéculations tenues il y a quelques décennies, n’ont ni la même culture, ni la même histoire, ni les mêmes ressources, ni les mêmes faiblesses. Si bien que l’on serait tenté de dire, en reprenant une phrase d’Abdelkébir Khatibi, que transposer un modèle étranger dans notre société présente le risque de causer « son dépaysement sur son propre territoire ».
Le Maroc est face à l’heure de choix cruciaux, non seulement pour relancer son économie, mais aussi pour refonder les dispositifs de sa croissance et de son développement. Ses priorités sont on ne peut plus claires : consolider la cohésion sociale, promouvoir l’emploi des jeunes, préserver son environnement, développer les conditions favorables à l’innovation par l’économie de la connaissance, garantir sa souveraineté dans les domaines de la santé, des industries de pointes, de l’énergie propre, de l’agroalimentaire. L’intrusion du Covid-19 dans notre espace est là pour nous rappeler que l’hésitation n’est désormais plus permise au sujet du modèle de développement à mettre en œuvre. Il s’agit de faire le deuil de l’Etat libéral favorisant rente, excès de la haute finance, remise en question des outils de régulation, népotisme, corruption et passe-droit, etc. Contre toutes ces dérives, dont on feigne d’ignorer les désastres, tout incite aujourd’hui à faire le pari des valeurs. Celles de la Méditerranée dont on peut noter en priorité : la solidarité, la confiance, l’équité, l’équilibre des territoires et des écosystèmes, la transparence, l’esprit critique et créatif... Ce qu’on peut appeler le « gai savoir » qui impose de se dire nos vérités les yeux dans les yeux, sans dogmatisme ni démagogie, pour l’intérêt du pays.
Il est sans doute juste de penser que l’intérêt d’un modèle de développement n’est pas seulement d’impulser les facteurs générateurs des richesses, mais aussi d’être l’incarnation et l’expression d’une civilisation. Car si l’on ne peut présager du succès d’un modèle pris en soi, on ne peut qu’être confiant quant à son efficacité quand il est pétri dans les valeurs culturelles qui en constituent l’ancrage fécondant et fertilisant.
Souvent oubliées, ces valeurs méditerranéennes s’imposent avec force dans le contexte actuel. Dès l’ouverture de son livre magistral sur L’histoire du Maghreb, Abdellah Laroui parle avec euphémisme de notre « malchance de n’avoir pas reconnu la valeur civilisatrice de la conquête romaine ». Il est à craindre que ce ne sera pas question que de malchance seulement, mais de quelque chose de pire si l’on ne pouvait renouer dès maintenant avec la civilisation méditerranéenne à travers ses prismes historiques et ses processus institutionnels.
L’unanimité est faite qu’un nouveau monde est en train de naître sous nos yeux. C’est par le moyen de ses valeurs en effet que la Méditerranée, sur un plan global, peut y jouer un rôle de premier plan. C’est par elles que le Maroc, sur un plan spécifique, peut relever les défis de son développement qu’il ne peut construire de façon pragmatique et efficiente que dans une logique double : de souveraineté et de solidarité traditionnelle avec l’ensemble de la famille méditerranéenne. N’est-ce pas ainsi que tout un chacun, dans le pourtour méditerranéen, pourra retrouver ce merveilleux art de vivre qui fait tant notre bonheur et notre singularité ? Un art qui participe de l’effort de toute la société, où le principe d’émulation dominant n’est pas celui de « faire du chiffre » vaille que vaille, mais celui d’une bonne utilisation des richesses générées au profit de toutes ses composantes. Car à défaut de pouvoir réaliser l’utopie des égalités entre pauvres et nantis (insensée et dont personne ne rêve de toute façon), l’enjeu est de développer une dynamique intégrative accélérant les mécanismes de consolidation du lien social. Ce qui est le gage d’une meilleure protection contre les incertitudes du lendemain - pour le rayonnement de l’humain.
* (Euromed-Fès)
Oui elle sait mais ce n’est jamais de façon tranchée et absolue. C’est ce qui fait que chaque fois qu’elle plonge dans le noir : soit elle incline vers la panique et le doute, soit elle se réfugie dans l’arbitraire de la certitude. Sans oublier que dans le même contexte, elle donne lieu à d’autres variables d’attitudes et de postures se nourrissant de divers mensonges et vérités où domine souvent le « chacun pour soi », comme ultime résistance face à l’indomptable.
C’est pourquoi l’on ne peut établir une grammaire universelle des crises et de leurs solutions. Rien d’étonnant à ce qu’on se console de crise en crise à revisiter la mémoire du passé ou à spéculer sur le futur. Dans les deux cas, on fait dire aux mots plus que n’en permet l’entendement et on se brouille les repères. Dans les deux cas, aussi, on se laisse aller au filage d’un étrange récit que le critique d’art canadien Michaël La Chance appelle la « fable de notre aliénation ».
Par conséquent : on perd la main sur notre réalité. Néanmoins on ne peut en aucun cas tenir en mépris de pareilles digressions quand le temps est un temps de détresse. C’est que face à ce genre de temps, on a toujours besoin d’un surplus de discours comme pour conjurer le mal, comme si le fait d’en parler – jusqu’à user le sas du langage - était une manière de le rendre plus familier. Ainsi dans une année ou deux tout au plus – excepté le mauvais souvenir - qui parlera du Covid-19 comme de quelque chose de terrifiant dont il faut se prémunir ?
Peut-être serait-il bon de rappeler que l’univers de l’homme n’est pas un univers aseptisé : il est tout au contraire peuplé de toutes sortes de virus, de maladies infectieuses et d’espèces pathogènes connues et inconnues. Nous cohabitons avec eux dans une extrême vigilance certes, mais cela nous arrive aussi de baisser la garde. Pourrions-nous en réalité faire autrement ? A trop maintenir la garde ne serait-on pas amené à oublier d’exister tout simplement ? Or être c’est d’abord accepter la complexité de la vie et gérer ses contradictions les plus aiguës. C’est maîtriser le surgissement de ses imprévus les plus foudroyants, supporter les coups du destin dans ce qu’ils ont de plus violent. Sans pour autant oublier que c’est aussi, sinon fondamentalement, s’enivrer des joies que nous procure la vie, parfois (heureusement) à notre insu et de la façon la plus inopinée.
En nous contraignant au confinement, le Covid-19 nous confronte à cette question capitale : le rythme quasi infernal selon lequel avancent aujourd’hui nos sociétés ne met-il pas à mal notre qualité de vie ? Serait-ce le principe de la compétitivité qui favorise cette frénésie ? Serait-ce la folie des grandeurs ? L’obsession du cumul des richesses ? La course au classement et au monopole ? Toujours est-il que le plus souvent, les difficultés socioéconomiques ne cessant de croître, on ne prend pas le temps de vivre. Ce qui ne manquerait pas d’être considéré comme contradictoire avec l’art de vivre qui a toujours singularisé notre terre d’attache : la Méditerranée dont on sait que sa force de frappe résidait, des siècles durant, dans sa détermination à préserver la cohésion sociale en faisant de sa souveraineté alimentaire un impératif primordial.
En lieu et place de ce modèle à visage humain, les multinationales se sont acharnées à lui substituer un autre où le pouvoir de l’argent est roi. C’est la preuve qu’on n’a pas su tirer suffisamment la leçon du « naufrage » financier qui a failli nous emporter en 2009. On croyait peut-être bien faire en cédant à la rage aveugle de vouloir rattraper à tout prix ce que ce naufrage a généré comme pertes dans divers domaines de productivité et chaînes de valeurs. Malheureusement tout se passait comme si on allait tête baissée vers une série de déceptions désespérantes. Car contrairement aux espérances qu’on a fait miroiter, les résultats, tels que relevés à travers le monde, étaient le moins qu’on puisse dire très inquiétants : d’une part, la liste de nos précarités et de nos servitudes s’allongeait démesurément ; d’autre part, la pression sur les écosystèmes de notre planète devenait encore plus menaçante.
Or on avait là une occasion formidable de sortir de l’obstination et de remettre au centre du débat et de la réflexion la question du rapport de l’homme avec la vie qu’il veut assumer, de la société avec la civilisation à laquelle elle veut s’identifier. Hélas rares sont les initiatives qui ont été prises dans ce sens-là. Pourtant, au niveau de certaines instances internationales (l’ONU en tête), on n’a eu de cesse de réclamer le basculement vers un autre modèle de développement durable aux objectifs plus équilibrés sur les plans éthique et économique. Cela ne veut pas dire qu’il fallait ne rien faire pour relancer l’économie et infléchir la courbe du chômage. Il était tout à fait logique de profiter de nos diverses capacités de résilience pour tout remettre en marche vers le cap du progrès. Mais était-ce logique de se soumettre sans arbitrage aux directives coercitives des détenteurs du capital mondial ? N’était-ce pas perdre de vue que l’enjeu crucial pour l’homme c’est d’abord l’homme et non le gain démesuré qui a toujours été et reste encore étranger à toute idée de l’humain ? N’est-ce pas en tenant compte de l’humain qu’on peut révolutionner nos sociétés ? Car, au risque de le répéter à satiété, l’humain n’est-il pas l’unique sujet digne d’intérêt ? Avec le Covid-19, nous en avons eu sûrement la confirmation.
Bien évidemment ceux qui tiennent les marchés de la finance mondiale ont un avis différent : c’est aux bilans des lignes de calcul de l’ordinateur et aux indices des valeurs de la bourse que la primauté est accordée. Qu’ils fassent l’apologie de la robotisation ne devrait donc pas surprendre. Ce qui nous paraît par contre surprenant, c’est l’attractivité qu’une telle option exerce au sein des pays dits émergents. Sans aucune prise de conscience de ses errements, voire de ses échecs. Sans aucune mesure de protection par rapport à ses conséquences déstabilisatrices sur leurs composantes et hiérarchies sociales. Mais à dire vrai, ces pays ont-ils les moyens de leur pouvoir de décision ? La question est sans doute légitime, mais elle n’est pas aussi importante que celle qui concerne les élites (intelligentsia et société civile) de ces pays de façon générale. Que pensent-elles de la gouvernance actuelle du monde ? Quelle idée ont-elles du devenir de leurs sociétés à l’ère de l’avancée massive du numérique, du dérèglement des conditions climatiques et environnementales ? De quelle manière est-il possible de construire d’autres leviers de libération des potentialités susceptibles de donner des ailes solides à la croissance et des richesses ?
On ne peut ignorer que de telles questions renvoient à un sentiment largement partagé au sein de ces élites : le modèle de développement économique que le capitalisme boursier et certaines grandes puissances veulent nous faire porter ne nous convient pas tout à fait. Il nous glisse des épaules. Tant que nous continuons de le porter, il donne de notre pays l’image d’une société décalée, subordonnée au service de leurs privilèges, cantonnée dans la reproduction ou la sous-traitance de ce qui répond aux marchés dont ils détiennent les carnets de commandes… Certes, cela permet la création chez nous de nombreux postes d’emploi, un certain transfert de technologie utile et rentable, des recettes qui peuvent être parfois assez importantes pour la consolidation en devises de notre trésorerie. Or tout cela peut-il réellement constituer un socle de briques permettant d’édifier une économie performante ?
Le problème, qui est de taille, c’est qu’un tel modèle limite notre espace de créativité et d’innovation. De même qu’il fait augmenter notre dépendance, et hypothèque de ce fait l’avenir de nos futures générations. Plus précisément, il nous prive de la possibilité d’être partie prenante dans la gouvernance du système sinon mondial du moins régional. Un certain nombre de pays méditerranéens, ayant compris l’importance d’un tel enjeu, cherchent aujourd’hui à avoir une place dans ce système sur la base de leur propre modèle. En ce sens qu’ils veulent non seulement être attractifs moyennant les richesses naturelles dont ils disposent, mais aussi et tout particulièrement par l’offre que leurs entreprises proposent tant en matière de productions technologiques et industrielles qu’en matière de services.
Le Maroc est engagé depuis quelques années dans cette voie, ce dont on ne peut que se réjouir. Sa présence en Afrique, en Amérique (au nord comme au sud) et en Asie est non seulement en nette croissance exponentielle, mais tend à faire valoir davantage son génie et son propre savoir-faire. Sans parler de pénétration stratégique dans les marchés de ces continents, il faut saluer la démarche adoptée qui ne vise ni le profit ni l’hégémonie mais le co-développement. Ainsi, il gagne de plus en plus en confiance sur le plan international. Son image parle pour lui auprès des investisseurs et de ses partenaires. Ce qui lui assure un surcroît de crédibilité et une meilleure maîtrise des risques.
La remarque peut sembler marquée au coin du patriotisme étriqué ! Mais à tenir compte des louanges qui ont fusé d’un peu partout au nord de la Méditerranée et bien au-delà, attirant l’attention sur la façon exemplaire dont il a géré avec peu de moyens la pandémie du Covid-19, il y a fort à parier qu’il est en train de façonner un nouveau modèle de développement, pétri de culture méditerranéenne, tel qu’il s’est concrétisé autour de trois constituants fondamentaux : le leadership éclairant du Roi, la solidarité du peuple, la discipline de la jeunesse. Peu de pays, face à la crise, peuvent en effet se targuer d’avoir réussi à réaliser d’excellents résultats en sauvant d’une mort certaine des centaines de citoyens, et d’avoir limité les conséquences négatives de la stagnation sur leur activité économique. Ce serait cependant une erreur de s’endormir suite à ces signes de satisfecit. Car si le Maroc est en train de surmonter l’épreuve de la catastrophe, les voyants et indicateurs macroéconomiques sont loin d’être au vert. Ce qui indique clairement que le travail qui reste à conduire, avec patience et efficience, est à la fois complexe et considérable. Comme dans toute guérison après une sévère maladie, la rechute n’est-elle pas ce qu’il faut craindre le plus ?
Eviter un pareil risque exige de puiser d’abord dans nos propres gisements, en comptant sur nos compétences spécifiques. Nous sommes en effet à un tournant où il faut renverser la tendance pour mieux rebondir. Le terme « catastrophe », dans son sens étymologique, nous y invite : il veut dire « ce qui permet d’être transporté au-delà de quelque chose ». On peut ainsi penser que le Covid-19 constitue une singulière opportunité pour asseoir une véritable culture de la vigilance et du surpassement. Sur quelle base ? A partir de quel référentiel ? Il me semble qu’on est allé un peu vite, il y a quelques années, en cherchant à calquer notre modèle de développement économique sur celui de la Corée du Sud. L’effet de mode est maintenant passé et on n’a pas à se morfondre de ne pas avoir été à la hauteur des succès réalisés par ce dragon de l’Asie. On ne peut comparer que ce qui est comparable, devrais-je tout de même rappeler ici. La Corée du Sud et le Maroc, contrairement à toutes les spéculations tenues il y a quelques décennies, n’ont ni la même culture, ni la même histoire, ni les mêmes ressources, ni les mêmes faiblesses. Si bien que l’on serait tenté de dire, en reprenant une phrase d’Abdelkébir Khatibi, que transposer un modèle étranger dans notre société présente le risque de causer « son dépaysement sur son propre territoire ».
Le Maroc est face à l’heure de choix cruciaux, non seulement pour relancer son économie, mais aussi pour refonder les dispositifs de sa croissance et de son développement. Ses priorités sont on ne peut plus claires : consolider la cohésion sociale, promouvoir l’emploi des jeunes, préserver son environnement, développer les conditions favorables à l’innovation par l’économie de la connaissance, garantir sa souveraineté dans les domaines de la santé, des industries de pointes, de l’énergie propre, de l’agroalimentaire. L’intrusion du Covid-19 dans notre espace est là pour nous rappeler que l’hésitation n’est désormais plus permise au sujet du modèle de développement à mettre en œuvre. Il s’agit de faire le deuil de l’Etat libéral favorisant rente, excès de la haute finance, remise en question des outils de régulation, népotisme, corruption et passe-droit, etc. Contre toutes ces dérives, dont on feigne d’ignorer les désastres, tout incite aujourd’hui à faire le pari des valeurs. Celles de la Méditerranée dont on peut noter en priorité : la solidarité, la confiance, l’équité, l’équilibre des territoires et des écosystèmes, la transparence, l’esprit critique et créatif... Ce qu’on peut appeler le « gai savoir » qui impose de se dire nos vérités les yeux dans les yeux, sans dogmatisme ni démagogie, pour l’intérêt du pays.
Il est sans doute juste de penser que l’intérêt d’un modèle de développement n’est pas seulement d’impulser les facteurs générateurs des richesses, mais aussi d’être l’incarnation et l’expression d’une civilisation. Car si l’on ne peut présager du succès d’un modèle pris en soi, on ne peut qu’être confiant quant à son efficacité quand il est pétri dans les valeurs culturelles qui en constituent l’ancrage fécondant et fertilisant.
Souvent oubliées, ces valeurs méditerranéennes s’imposent avec force dans le contexte actuel. Dès l’ouverture de son livre magistral sur L’histoire du Maghreb, Abdellah Laroui parle avec euphémisme de notre « malchance de n’avoir pas reconnu la valeur civilisatrice de la conquête romaine ». Il est à craindre que ce ne sera pas question que de malchance seulement, mais de quelque chose de pire si l’on ne pouvait renouer dès maintenant avec la civilisation méditerranéenne à travers ses prismes historiques et ses processus institutionnels.
L’unanimité est faite qu’un nouveau monde est en train de naître sous nos yeux. C’est par le moyen de ses valeurs en effet que la Méditerranée, sur un plan global, peut y jouer un rôle de premier plan. C’est par elles que le Maroc, sur un plan spécifique, peut relever les défis de son développement qu’il ne peut construire de façon pragmatique et efficiente que dans une logique double : de souveraineté et de solidarité traditionnelle avec l’ensemble de la famille méditerranéenne. N’est-ce pas ainsi que tout un chacun, dans le pourtour méditerranéen, pourra retrouver ce merveilleux art de vivre qui fait tant notre bonheur et notre singularité ? Un art qui participe de l’effort de toute la société, où le principe d’émulation dominant n’est pas celui de « faire du chiffre » vaille que vaille, mais celui d’une bonne utilisation des richesses générées au profit de toutes ses composantes. Car à défaut de pouvoir réaliser l’utopie des égalités entre pauvres et nantis (insensée et dont personne ne rêve de toute façon), l’enjeu est de développer une dynamique intégrative accélérant les mécanismes de consolidation du lien social. Ce qui est le gage d’une meilleure protection contre les incertitudes du lendemain - pour le rayonnement de l’humain.
* (Euromed-Fès)