Solidarité, démocratie et droits de l’Homme en Méditerranée (2/3) : Ce qu’il y a de nouveau dans le monde méditerranéen


PAR ALAIN CHENAL *
Mercredi 29 Décembre 2010

Ces remarques d'ordre général se veulent des balises pour un engagement plus marqué des Européens en faveur des transitions démocratiques en Méditerranée.  Elles concernent un certain nombre de pays riverains de la Méditerranée, à l'exception évidente de la Turquie, qui justifie à elle seule une analyse spécifique, plus optimiste. En sens inverse, sans doute faudrait-il questionner de façon plus exigeante les évolutions politiques de l'Etat d'Israël. Ces remarques ne se conçoivent que si elles s'accompagnent de la plus grande lucidité sur les graves régressions politiques et sociales en cours en Europe.
A première vue, l'impression dominante est que « seul l'immobilisme est en marche ». Qu'il suffise de rappeler que l'Egypte n'a eu que trois présidents depuis 1954, la Tunisie deux depuis la fin de la monarchie husseinite en 1956, et que Kadhafi dirige son pays depuis l'élection de Georges Pompidou en France. La permanence de régimes autoritaires reste la règle, en dépit de cas particuliers justifiant des analyses plus nuancées (Liban, Maroc). Pourtant, au-delà des apparences, les sociétés, tenaillées par l'aspiration démocratique ou égalitaire, bougent en profondeur. Elles permettent d'atténuer le pessimisme. Comment les écouter et les accompagner ?  
o Le modèle de la transition démographique s'étend et se consolide plus vite et plus largement que prévu par les projections de l'ONU, et dans toutes les couches sociales. Cela ne vaut pas encore pour certains pays très riches (Golfe), très pauvres (Yémen) ou vivant dans des circonstances politiques particulières (Gaza). L'islam n'est pas un obstacle au contrôle des naissances (c'est dans l'Iran « islamique » que le revirement a été le plus spectaculaire). Ce nouveau modèle démographique est lié notamment à la question essentielle de la scolarisation durable des filles et à des réformes légales : il doit rendre possible à l'avenir l'élévation du niveau sanitaire, culturel et social, et permettre aux infrastructures de s'améliorer.
 Mais il s'accompagne de migrations internes des campagnes vers les villes, qui compliquent ses effets, et aussi de migrations extérieures, notamment de l'Afrique sub-saharienne, qui posent des problèmes humains dramatiques. Tout ce qui permet la maîtrise démographique reste donc une clé pour l'avenir. Le changement de modèle familial va inévitablement changer en profondeur les modes d'autorité patriarcale dans cette région. Condition nécessaire, mais non suffisante. Cette transition démographique, dont les effets sont à attendre à moyen terme, ne garantit pas la réforme politique : la Tunisie bourguibienne, qui en fut la pionnière remarquable, prouve qu'un régime autoritaire peut continuer à dominer une société plus moderne.  
o Si la liberté d'expression n'est nulle part acquise, on note presque partout une certaine libération des expressions, contrôlée ou subie par le pouvoir. La pression extérieure, les médias régionaux type al Jazeera popularisant l'idée de débat, le maillage Internet à travers les cybercafés installés jusque dans les quartiers les plus pauvres et les villages les plus éloignés, les nécessités juridiques d'une libéralisation des affaires, tout concourt à contraindre les pouvoirs à desserrer un tout petit peu les contrôles, tout en verrouillant absolument l'essentiel.
Les nouvelles technologies de la communication jouent un rôle essentiel dans ce désenclavement des opinions. Elles introduisent une petite marge de liberté, y compris dans les élections. La jeunesse s'est emparée avec avidité de ces espaces échappant en partie au contrôle politique, mais aussi les mouvements les plus extrêmes. Comme le note Alaa al Aswany, auteur en 2002 d'un livre dévastateur pour le système égyptien, L'immeuble Yacoubian : « Ce n'est pas la liberté d'expression, à peine la liberté de bavarder ». Cet appel d'air est à ce point décisif que les forces les plus conservatrices montent à l'assaut de ces médias et que triomphent aussi les téléprédicateurs. 
Ces espaces nouvellement conquis sont d'autant plus importants que la presse écrite officielle arabe fait souvent preuve de paresse intellectuelle, reprenant sans fin des analyses basées sur le complot extérieur : être l'innocente victime d'un complot mondial a pour avantage d'exonérer les dirigeants et leur peuple de toute responsabilité dans le malheur arabe, pour reprendre l'expression de Samir Kassir. Mais là où la presse s'émancipe, les réactions sont parfois disproportionnées (comme au Maroc). En pratique, l'absence de lignes rouges précises, comme en Syrie, rend toute parole aléatoire et risquée, puisqu'on peut un jour dire une chose et le lendemain être arrêté pour un propos identique : la police et les forces sécuritaires, surabondantes, restent maîtresses du champ de la répression.   o Un troisième signe d'espoir a un temps résidé dans la capacité de certainesmonarchies à moderniser leur système politique. La légitimité dynastique (relative) y permet une certaine marge de liberté.
L'exemple est en fait celui du Maroc, où des pas importants ont été réalisés : « alternance » politique dès 1998 sous Hassan II, large apurement du passé avec l'Instance Equité et Réconciliation (rare exemple de justice transitionnelle sans changement de régime), explosion des initiatives de la société civile, début de séparation du patrimoine royal et de l'Etat, meilleur contrôle sur la police, etc.
Mais il faut bien faire la différence entre ce qui relève d'une réelle volonté démocratique et ce qui est avant tout l'expression d'une relève générationnelle et de la volonté royale de solder le passé. En tout cas, cette modernisation « éclairée » ne profite guère à des partis politiques de plus en plus déconsidérés.
Cependant, si l'on compare le Maroc peu pourvu de richesses à l'Algérie voisine croulant sous les revenus des hydrocarbures, et à la population paupérisée, la différence est nette. L'exemplemarocain souligne la capacité réformatrice, limitée, desmonarchies. De façon encore plus limitée, quelques évolutions positives ont pu être notées ces dernières années dans certains émirats du Golfe.  Rien de tel, hélas, dans aucune « république », naguère considérée comme progressiste, où la seule obsession de systèmes autoritaires et bloqués semble la transmission familiale ou clanique du pouvoir et des fortunes amassées. Cette transition/ transmission est rendue possible par le contrôle du système militaro-sécuritaire et l'appropriation privée des ressources économiques.
Dans tous ces pays, un élément essentiel du jeu politique sera la négociation de l'impunité lors du changement ou de la relève : c'est sans doute la vraie clé explicative de certaines situations politiques. Le développement de la justice pénale internationale, ou de la capacité universelle de juridiction, peut devenir une modalité de la solidarité avec les démocrates arabes. 
 o La fermeture, réelle, du champ politique sur la rive sud de la Méditerranée ne signifie pas pour autant l'absence de partis politiques. Les Etats s'y sont pour beaucoup construits dans le cadre de partis uniques, colonne vertébrale (Destour, Baas) ou prolongement de l'Etat (le FLN, l'Union socialiste arabe, la Jamahiriya). Ils se sont, à des degrés divers, convertis en apparence au multipartisme. Mais ce système reste largement artificiel, en tout cas incapable de permettre des alternances, seul critère crédible de démocratie. Même là où le multipartisme a été un choix fondateur (Maroc, Liban), les partis politiques connaissent un inquiétant processus d'affaiblissement et de discrédit dans la vie publique. Seuls prospèrent ceux que crée ou soutient l'appareil d'Etat.
La société est à la recherche d'autres moyens d'expression plus convaincants. Nos partenaires politiques et idéologiques naturels sont faibles et en crise, réduisant nos perspectives de coopération politique. Le risque est que, faute de perspectives politiques, se développe dans la population une culture de l'émeute, de l'explosion de colère brutale et non transformée en politique. Ou que les mouvements liés à l'islam politique apparaissent comme la seule expression possible. La boucle serait ainsi bouclée.  
o Dans une région qui vit encore souvent à l'âge des casernes, une place particulière doit être faite à la question des forces armées et de sécurité.
Elles constituent dans bien des pays des corps parasites et hypertrophiés, vivant au-dessus du droit, cumulant privilèges, irresponsabilité et emprises économiques variés. La concurrence entre leurs diverses branches parallèles leur importe parfois plus que la défense du territoire. Etats dans l'Etat, îlots de modernité technologique et d'aisance financière dans des budgets nationaux étiques, elles sont aussi les partenaires choyés des grands pays vendeurs d'armes. Leur poids dans la politique nationale peut être démesuré et néfaste.
Mais une certaine capacité d'ascension sociale et le contexte obsidional dans lequel vivent la plupart des pays ont jusqu'à présent hélas empêché que ce débat n'apparaisse au premier rang. Ces forces restent le plus souvent un protagoniste problématique de toute perspective de transition.  Le contrôle politique effectif des marchés d'armements, objets d'une féroce compétition, y compris entre Européens, devrait constituer un instrument politique plus important pour l'Europe.
o Malgré les évolutions en profondeur des sociétés, cet aperçu du délabrement généralisé de la politique arabe conduit à parler d'une crise profonde de la gouvernance. Jamais l'écart entre les gouvernants et leurs peuples n'a été aussi grand. Jamais les dirigeants n'ont été collectivement aussi peu convaincus et convaincants. Leur connaissance réelle du monde est limitée. Vivant en petits cercles fermés, avec les facilités de la mondialisation (achetant, se soignant, installant leurs enfants et leurs avoirs à l'étranger), ils rappellent les caciques du XIXème siècle latino-américain, établis en Europe et rentrant quelques mois par an pour récolter les revenus et faire fonctionner les pelotons d'exécution2. A deux pas de nos côtes, des pouvoirs d'un autre temps ou d'une autre planète perpétuent désastre démocratique, économique, culturel et écologique. 
Mettre en cause avec fermeté la responsabilité éminente de régimes indéfendables est indispensable à la reconstruction à venir, à la seule condition, mais essentielle, que l'on soit en même temps capable de mener une politique plus active concernant les dossiers régionaux, comme la Palestine et l'Iran, face à la mobilisation toujours forte d'un axe militaro-conservateur.
 Ces sociétés sont à la fois jeunes, vivantes, impatientes de changements, mais aussi des sociétés bloquées par des régimes autoritaires et par tout le poids d'une histoire nationale difficile. La politique européenne, c'est peut-être d'abord leur tendre la main pour leur faciliter leur accès aux voies du changement et de la transition démocratique. Comment imaginer, d'ailleurs, que nos propres sociétés ne seraient pas tentées par des régressions symétriques, si elles devaient vivre dans la longue durée dans un environnement politiquement et humainement conflictuel avec leurs voisins du sud proche ?        

* Conseiller du président de la Fondation Jean-Jaurès, responsable pour la Méditerranée et le Moyen-Orient 
(A suivre)



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