Said Mountassib, la consécration d’une voix singulière de la narration contemporaine

Lundi 17 Mars 2025

Said Mountassib, la consécration d’une voix singulière de la narration contemporaine
Dans le tumulte du paysage littéraire marocain, rares sont les œuvres qui parviennent à marquer leur temps d’une empreinte indélébile. «Soupe au goût de rose», de Said Mountassib, est de celles-là. En décrochant le Prix de la narration dans le cadre du Prix du Maroc du livre, ce roman ne se contente pas d’être distingué ; il s’impose comme une œuvre qui repousse les frontières de la fiction, bouscule les conventions et ouvre un dialogue fascinant avec la littérature contemporaine.

Un roman comme une fenêtre sur l’invisible

Depuis sa publication en 2023 aux éditions Khoutout wa Zilal à Amman, « Soupe au goût de rose » s’est imposé comme un texte inclassable, à la fois intime et universel, réaliste et fantastique, structuré et déstructurant. La trame ? Une interrogation sur la mort, ce gouffre insondable qui hante la conscience humaine depuis l’aube des temps. Un narrateur endeuillé affronte la perte de sa mère et tente, à travers l’écriture, d’établir un pont entre deux mondes – celui des vivants et celui des disparus.

Mais Said Mountassib ne se contente pas d’un simple récit de deuil. Il orchestre un labyrinthe où se croisent mémoire et imagination, réalité et hallucination, cauchemar et poésie. Son roman n’est pas une élégie, mais un chant fiévreux, une plongée vertigineuse dans l’indicible, où la mort n’est ni un point final ni un état figé, mais un espace en mouvement, une énigme que la littérature tente d’approcher sans jamais la résoudre.

Quand l’écriture défie la mort

La force du roman tient à sa structure narrative, qui refuse le linéaire et embrasse l’imprévisible. Des souvenirs surgissent comme des éclats de verre, des rêves se mêlent à des légendes, et les morts eux-mêmes semblent dialoguer avec le narrateur. Said Mountassib inscrit son roman dans la lignée des grandes expérimentations littéraires où la narration s’émancipe du cadre traditionnel.

On pense à la voix labyrinthique de José Saramago, aux constructions vertigineuses de Borges, aux dialogues insolites entre le visible et l’invisible chez Haruki Murakami. L’auteur fait appel à une écriture sensorielle, puissante, qui frappe autant par sa musicalité que par son mystère. L’extrait suivant illustre bien cette tension entre douleur et émerveillement: «J’aimerais voir ma mère une seule fois; embrasser ses doigts fins, effleurer sa main douce, mouiller sa robe de mes larmes de désir, comme si je marchais sur du verre plongé dans une herbe de ma hauteur. Devant moi, rien d’autre que de légères gifles froides, derrière moi, rien d’autre que ces choses qui remplissent mon regard de leur mystère».
Ici, l’image de la transparence du verre, du souffle glacial de l’absence, renvoie à cette oscillation constante entre le tangible et l’évanescent, entre ce qui peut être saisi et ce qui demeure hors d’atteinte.

Une narration entre héritage et modernité

Le roman de Said Mountassib s’inscrit également dans une tradition plus vaste, celle des récits arabes où la narration est à la fois conte, philosophie et chant mystique. La référence à «La Conférence des oiseaux», chef-d’œuvre soufi, n’est pas anodine : tout comme dans l’épopée de Farid al-Din Attar, le narrateur entame un voyage initiatique semé d’épreuves, de métamorphoses et d’interrogations sur l’au-delà.

L’auteur pousse l’expérimentation plus loin en intégrant des formes narratives variées : Des fragments poétiques, comme autant de prières adressées à l’invisible. Des visions oniriques, où les figures mythiques prennent corps. Et une langue qui joue avec les registres, entre solennité et trivialité, sacré et profane.

Cette richesse stylistique rappelle la conception d’Umberto Eco, qui affirmait que l’acte d’écrire ne doit pas reproduire le réel, mais le déconstruire et le réinventer. La littérature, selon cette approche, ne vise pas à capturer une vérité figée mais à ouvrir des brèches, à poser des questions que nul ne peut résoudre totalement.

Une œuvre qui interroge notre rapport à l’existence

Au-delà de son aspect formel innovant, «Soupe au goût de rose» aborde un sujet fondamental : comment les vivants cohabitent-ils avec l’idée de leur propre disparition? Que reste-t-il d’un être après sa mort? Un corps sous terre? Un souvenir dans la mémoire de ceux qui l’ont aimé? Une empreinte qui s’efface lentement?

Said Mountassib pousse son narrateur à l’extrême, à la limite de la raison et de la folie. Ce dernier en vient à dialoguer avec des êtres hybrides, mi-humains, mi-animaux, avec des loups aux corps d’homme, des arbres qui murmurent, des oiseaux qui connaissent le secret des morts. L’imaginaire n’est pas une simple échappatoire, mais une nécessité vitale, une façon de refuser le néant.

«Il me sembla l’entendre me parler en un berbère limpide, me pressant de le monter. D’un bond léger, je grimpai sur son dos, saisis les rênes, piquai son ventre de mes talons et il s’élança au galop. Puis, il déploya deux ailes que j’ignorais, fendit le vent et la neige jusqu’au sommet du dôme. Je mis pied à terre, le remerciai, le cœur battant. J’étais face au gardien de la porte».

Cette scène, où le narrateur enfourche un cheval ailé couvert de plumes d’ours et de corbeau, illustre cette volonté de transcender la condition humaine. En affrontant l’inconnu, il cherche moins à comprendre la mort qu’à lui arracher un sens, à en faire un espace d’interrogation fertile plutôt qu’un mur infranchissable.

Said Mountassib, une voix majeure de la littérature marocaine

Avec «Soupe au goût de rose», Said Mountassib ne signe pas seulement un roman, il offre une expérience littéraire totale, où l’écriture devient un moyen de naviguer entre les mondes. En lui attribuant le Prix de la narration, le Prix du Maroc du Livre salue une œuvre qui dépasse les cadres classiques et s’aventure sur des terrains inexplorés.

Dans une époque où la littérature est souvent soumise aux impératifs du marché, où l’écriture se doit d’être immédiate et accessible, Said Mountassib prend le contre-pied et choisit l’audace. Son roman n’offre ni réponse facile ni consolation immédiate. Il exige un engagement du lecteur, une immersion totale, une acceptation de la perte et du mystère.
C’est en cela que «Soupe au goût de rose» s’inscrit dans la lignée des grandes œuvres de la littérature universelle : il ne cherche pas à fermer les portes, mais à en ouvrir de nouvelles, à laisser une trace ineffaçable dans la mémoire de ceux qui oseront s’y aventurer.

Mehdi Ouassat

Libé

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