Reportage : La médecine autopsiée par des médecins

Grosse déception au bout du rêve


Hassan Bentaleb
Samedi 15 Décembre 2018

Depuis le début de l’année, les médecins du secteur public comme celui privé enchaînent les sit-in, les grèves et les marches. Objectif : réclamer une amélioration de leur statut et imposer de bonnes conditions de travail. En effet, nombreux sont les praticiens qui estiment que ce métier a beaucoup perdu de son attrait et de son aura morale.  Pénurie de médecins spécialistes et de personnel paramédical, équipements biomédicaux non-fonctionnels ou mal-entretenus, salaires et indemnités dérisoires, hausse des départs à la retraite normale ou anticipée, problème de l'équivalence des diplômes… sont désignés aujourd’hui comme les véritables maux qui rongent cette profession. Libé a tenté de brosser  un tableau du métier de médecin à travers le parcours de quatre praticiens issus de quatre générations.  

Hégémonie du
modèle français


Ahmed, 70 ans, ancien professeur de médecine à la retraite, fait partie des premières générations de médecins marocains, à une époque où il n’y avait qu’une seule Faculté de médecine et un seul hôpital au Maroc. « J’ai intégré la fac de médecine dans les années 70 à une période où il n’y avait que des professeurs français. En effet, après l’indépendance, le Maroc avait repris le modèle français et fait appel à des médecins français». Une hégémonie à laquelle le Maroc aurait pu échapper puisqu’il avait la possibilité de nouer des relations avec d’autres pays et de préserver son héritage et son historique médical, estime Ahmed.  « Jusqu’à aujourd’hui, on suit le même modèle et on continue à dupliquer sans innover ou inventer autre chose. Il y a eu un complexe d’infériorité par rapport à la France et n’y a jamais eu de remise en cause de ce modèle, a-t-il confié. Notre grand problème en matière de santé  réside dans le fait qu’on n’a jamais pensé notre propre modèle d’une médecine qui répond à nos besoins et attentes alors qu’il y a eu de grandes évolutions scientifiques et des changements consistants en matière de  traitement  des maladies, de diagnostic, de place de la médecine dans la société…. Prenez l’exemple du Canada, des pays scandinaves, de Cuba et d’autres pays d’Amérique latine… Ils ont réussi à mettre en place des systèmes performants dans le domaine alors qu’on est restés dans le copier-coller ». Et d’ajouter : « Les professeurs marocains de  médecine dispensent toujours leurs cours en français et ne parlent pas de médecine traditionnelle marocaine alors que ces médecins sont censés s’adresser à une population arabe ou amazighe. On forme des médecins déconnectés de la société. Pis, la recherche scientifique est quasi-inexistante dans ce domaine. Un handicap de taille qu’amplifie le fait que nos médecins sont formés en français alors que c’est l’anglais qui est actuellement la langue la plus usitée par les scientifiques ».
Une situation qui est appelée à perdurer avec la montée en puissance des capitaux privés dans le domaine de l’enseignement ou des infrastructures hospitalières.  « En France, les CHU demeurent la référence en matière de compétences et d’équipements. Autre constat: l’enseignement privé de la médecine n’existe pas alors que chez nous, le privé grignote des parts de marché du public à tous les niveaux.  Il y a des dysfonctionnements et il n’y a pas de réflexion et de vision globale à long terme. On se contente de copier les autres et on fait trop confiance à la médecine occidentale», a-t-il conclu.

Ethique et déontologie
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 Said, 56 ans, gynécologue et ancien professeur de médecine, fait partie de la deuxième génération de médecins marocains qui ont intégré la Fac de médecine. Il a entamé sa carrière comme médecin en 1985 avant de prendre sa retraite anticipée en 2013.  « J’ai fait partie de la première promotion à avoir passé le concours de médecine en 1979. On a été seulement deux à être sélectionnés sur les 40 étudiants venus de Taroudant », nous a-t-il raconté. Pour lui, la médecine a beaucoup évolué au Maroc au niveau du diagnostic comme celui du traitement. « Les moyens de diagnostic sont de plus en plus nombreux. Les médecins peuvent aujourd’hui faire appel  à plusieurs équipements et techniques tels que les scanners, les échographes, l’IRM (Imagerie par résonance magnétique) ou les analyses. A notre époque, on basait nos diagnostics sur l’examen clinique tout en essayant de faire des examens complémentaires. Aujourd’hui, la médecine est plus automatique. On passe des symptômes aux examens complémentaires. Parfois, on passe directement aux  examens complémentaires.  La même évolution est à constater au niveau du traitement».  
Pourtant, Said estime que cette évolution ne s’est pas  accompagnée par une réflexion aux niveaux éthique et déontologique. « Dans les facultés, on prend des cours sur les maladies, comment les guérir mais on n’apprend rien sur la déontologie. Plusieurs médecins se comportent aujourd’hui d’une façon qui décrédibilise la profession.  
Ces comportements sont de plus en plus manifestes sur les réseaux sociaux et les stations radio où des médecins  diagnostiquent et traitent des maladies via les ondes. Sous d’autres cieux, cela s’appelle «la médecine foraine » et elle est interdite par les Ordres des médecins », nous a-t-il précisé.
Said a des craintes également concernant l’émergence d’un  secteur privé de la santé. «C’est grave ! On se dirige vers un système où seuls ceux qui ont les moyens auront le droit de se faire soigner. Cela veut dire qu’on va anéantir le secteur de la santé publique. Regardez ce qui se passe aujourd’hui à Casablanca avec les facultés privées. Il suffit de débourser 150.000 DH par an pour étudier la médecine. Cela veut dire qu’il n’y aura plus de méritocratie et qu’il suffit d’avoir de l’argent pour devenir médecin ».  

Parcours du combattant

Mohamed, 40 ans, chirurgien, se souvient des années de ses  longues et difficiles études au cours des années 90.  Particulièrement de sa 3ème année au cours de laquelle il avait commencé à côtoyer les malades et à affronter les dures réalités du monde hospitalier.  Une dure réalité qui se manifeste sous son vrai jour lors des nuits de garde.  « Je me rappelle très bien une nuit où l’on a passé des heures à chercher de la Bétadine dans les différents services de l’hôpital », nous a-t-il affirmé, l’air dubitatif.
Une fois diplômé, Mohammed sera embauché comme médecin généraliste deux ans avant de passer son service militaire (un an) et le concours d’intégration. Il a été affecté par la suite dans la région d’Essaouira où il avait perçu son premier salaire après des années d’études et de stages.  Pourtant, la tâche s’est avérée ardue. En fait, il s’est trouvé contraint d’assurer une vingtaine de programmes et de remplir des tas de tâches administratives en même temps. « J’étais obligé d’établir des statistiques hebdomadaires, mensuelles, trimestrielles et annuelles, de remplir des registres et des déclarations sans parler des séances de consultation des malades. On était trois médecins et chacun d’entre nous traitait plus de 40 patients par jour. En cas de congé de l’un d’entre nous, ce nombre s’élevait à 120 par jour, nous a-t-il précisé. Un centre de santé du monde rural est un lieu animé où l’on est sollicité de jour comme de nuit pour tous les cas possibles et imaginables (piqures de  scorpion, accidents, accouchements…). Les gens n’hésitent pas à venir frapper aux portes de nos maisons même tard la nuit». Un effort modestement récompensé par le ministère de la Santé puisqu’il ne dépassait pas quelques dizaines de dirhams par mois et qu’il fallait attendre longtemps avant de percevoir.   
Pourtant, malgré les difficultés et les déceptions, Mohammed est resté fidèle à son rêve et pense qu’il aurait fait le même choix s’il avait la possibilité de refaire sa vie. Mais, il précise qu’il n’emprunterait pas le même chemin. « J’irai  directement vers l’essentiel, apprendre certaines langues étrangères pour avoir plus d’opportunités et partir à l’étranger. Je pense partir non pas pour des raisons financières mais pour avoir de meilleures conditions de travail. En fait, il est difficile d’exercer sereinement son métier dans des hôpitaux publics où les lits sont sales, les salles malpropres et où il y a un manque flagrant de personnels. Les malades imputent la responsabilité de cette situation aux seuls médecins et infirmiers et ces derniers sont fatigués d’être victimes de critiques et de reproches. Nous avons le sentiment de travailler dans un milieu que l’on ne peut pas contrôler; c’est pourquoi nombreux sont les médecins qui choisissent d’exercer dans le privé pour avoir un lieu adéquat leur permettant de faire leur travail.  On fait comme on peut pour aider les malades mais on ne peut rien faire face à une réalité qui nous dépasse », a-t-il conclu.

Les diplômés des pays
de l’Est, ces mal-aimés !  


Asmae, 27 ans, médecin-stagiaire, fait partie de la nouvelle génération des médecins marocains. Elle est née et a grandi dans une famille de professionnels de la santé. «Mon père était médecin et j’ai vécu toute mon enfance au sein des centres de santé et auprès du personnel médical. Les médecins ont été mes idoles et j’ai voulu être comme eux ».
Pourtant, le rêve d’enfance n’a pas été si facile à réaliser. Première contrainte, Asmae n’a pas pu avoir la moyenne exigée pour accéder à la faculté de médecine.
Déçue et déprimée, elle n’a néanmoins pas perdu  espoir. Pratiquer la médecine est plus qu’un rêve pour elle, c’est un projet de vie.  Et c’est sous d’autres cieux qu’elle le fera. Précisément à  Saint-Pétersbourg en Russie. «Un oncle m’a inspiré l’idée et j’ai décidé d’y aller en compagnie de mes cousines et d’une amie ». En effet, la Russie a toujours été l’une des destinations prisées des jeunes étudiants marocains souhaitant faire des études de médecine et de pharmacie. Le pays accueille aujourd’hui, selon des chiffres non officiels,  près de 250.000 étudiants étrangers venant de 150 pays.
« La Russie compte des centaines d’universités dont certaines vieilles de plus de 250 ans ou qui ont été fondées par des sommités scientifiques russes comme van Petrovitch Pavlov ou Nikolaï Pirogov », nous a expliqué Asmae. Et d’ajouter : « Dans une seule ville,  il y a cinq ou six facultés de médecine allant des plus prestigieuses à  celles dont les diplômes ne valent rien même en Russie ». Pour y accéder, les futurs étudiants sont appelés à passer un concours d’accès après une année préparatoire. « A une certaine époque,  il suffisait d’avoir le bac pour accéder à l’université et de passer une année préparatoire d’apprentissage de la langue russe et des matières scientifiques  (biologie, chimie, mathématiques...) avant d’accéder en 1ère année », a-t-elle précisé. Et de poursuivre : «Dans les universités russes, les études de médecine consistent,  en principe, à former  des médecins  que l’on peut qualifier de sages et avisés. En fait, ces médecins en cours de formation ont droit à des cours en philosophie, en sciences politiques, en histoire (celui de la Russie et de la médecine russe) et en latin.  L’idée est de ne pas former de simples techniciens de la santé ».
Asmae pense que les Marocains doivent être reconnaissants envers les pays de l’Europe orientale et envers la Russie, en particulier car ils ont ouvert les portes de leurs universités à la nouvelle génération des étudiants marocains comme jadis à ceux des années 60 et 70. « Des générations ont été formées et éduquées au sein de ces établissements universitaires malgré les préjugés et les idées reçues concernant le niveau des études dans ces pays qualifié de médiocre alors que leur niveau est plus développé que le nôtre et que le gouffre entre nos deux systèmes éducatifs est immense ».
De retour au Maroc, Asmae s’est trouvée confrontée à une série d’obstacles et contraintes administratives et procédurales. En fait, comme beaucoup d’autres diplômés de Russie ou de l’Europe orientale,  elle a dû déposer une  demande d’équivalence de son diplôme auprès du ministère de l’Enseignement supérieur. Une procédure qui dure entre 2 et 3 ans parfois quatre ans selon les cas (nature du diplôme, origine…). Entre-temps, Asmae  s’est trouvée obligée de faire  un stage d’une année au CHU avant d’entamer une autre année au CH Périphérique. «Lors du stage au CHU, on a l’obligation d’assister à des cours de gynécologie (2 mois), de thérapie (2 mois), de chirurgie (2 mois), de soins d’urgence (1 mois), de réanimation (1 mois) et à de pédiatrie (9 semaines). Une fois ce stage terminé, on doit se déplacer vers les villes intérieures du pays pour intégrer un centre de santé sans percevoir de bourse ou de salaire alors que tout étudiant a  des charges à payer (loyer, transport, nourriture…) et certains ont même des familles à leur charge», a précisé Asmae. Et de poursuivre : « A la fin de ces deux années, je dois passer un examen devant une commission composée de professeurs. Et tant qu’on n’a pas le sésame de l’équivalence en poche, on ne peut nullement exercer en tant que médecin ».
En attendant d’obtenir cette fameuse équivalence, Asmae a déjà perdu beaucoup de ses illusions. Le métier tant fantasmé et adulé s’est avéré un mensonge tellement la confrontation aux dures réalités du monde hospitalier  est d’une dureté ineffable.  « J’ai été choquée par l’état de dégradation avancée de certains établissements hospitaliers : absence d’hygiène, manque de prise en charge, corruption…  Et face à cette réalité amère, personne n’ose prendre ses  responsabilités, ni se prendre au sérieux. On pointe du doigt  l’autre (ministère de la Santé, collègues de travail…), manque de moyens, destin et je ne sais quoi d’autre encore. En Russie, il y a des infrastructures hospitalières vieilles et moins bien équipées mais le personnel est dévoué et aime son travail », s’est-elle indignée. Et de poursuivre : « Il y a beaucoup d’étudiants qui sont rentrés de l’étranger, mais notre pays ne met malheureusement pas leurs compétences en valeur et ne les exploite pas alors qu’ils disposent de savoir-faire dont on a besoin », nous a affirmé Asmae qui ne semble pas avoir jeté son rêve d’enfance aux orties.  « Si c’était à refaire je le refais et je partirai pour la Russie mais je ne rentrerai pas au Maroc. Dans mon pays, toutes  les portes sont fermées et il est  difficile de faire honnêtement carrière. Aujourd’hui, je pense sérieusement partir à l’étranger. Ma décision  n’est pas encore mûrie mais elle est là », a-t-elle conclu.

* Les noms de nos sources
ont été changés à leur demande.


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