Reportage: La crise liée à la pandémie a débouché sur un nouveau profil de migrants irréguliers

Le parcours du combattant d'Ayoub, un jeune Marocain qui a dû défier la peur, le froid, la faim et les aléas d' un voyage périlleux pour atteindre les Îles Canaries


Hassan Bentaleb
Dimanche 28 Février 2021

Reportage: La crise liée à la pandémie a débouché sur un nouveau profil de migrants irréguliers
​Selon certains chiffres du HCR, le nombre de migrants arrivés aux îles Canaries a atteint les 1.460 entre juin et août 2020 (en plus des 2.555 arrivées de janvier à mai). Le mois de septembre a vu une nouvelle augmentation importante avec plus de 2.000 personnes, ce qui porte leur nombre total en 2020 à 6.116 personnes (au 27 septembre).Ils débarquent en très grande majorité du Sud du Maroc ou de l'Algérie.Ils sont issus également de la Mauritanie, du Sénégal et de la Gambie. 
Ayoub, un jeune Marocain, fait partie de ces migrants qui ont réussi à rejoindre l’archipel.Il appartient à ces nouveaux profils d’émigrants (pêcheurs, commerçants, travailleurs informels et autres) ruinés par les confinements successifs et la fermeture des frontières et qui fuient la pauvreté ou des conditions de vie précaires. Ce jeune homme a entrepris un voyage périlleux au cours duquel il a enduré le froid, la faim, les doutes et la peur. Aujourd’hui, il est installé dans un hôtel à Porto Rico dans l’attente d’une éventuelle régularisation de sa situation ou une expulsion vers la mère-patrie. Retour sur son parcours et son expérience.



Le coronavirus m’a ruiné

«J’ai quitté mon pays par contrainte et non pas par choix. Ma décision a été prise lorsque toutes les portes ont été fermées devant moi», c’est ainsi qu’Ayoub, migrant irrégulier, 25 ans, a entamé son récit de voyage vers les Iles Canaries. Il est natif de Casablanca où il a quitté les bancs de l’école très tôt avant d’enchaîner les petits jobs pour survenir à ses besoins et à ceux de sa famille. «Les études ne sont pas faites pour les pauvres. Nous sommes plutôt destinés à une vie faite de sueur et de larmes», aime-t-il à répéter. Il y a 10 ans, il a quitté la capitale économique pour s’installer à Dakhla où il a travaillé comme marchand ambulant avant de devenir vendeur de fruits et légumes. Il a tenté également sa chance en tant que mécanicien avant de se convertir en pêcheur sur un des bateaux de la pêche artisanale. «Dans cette ville, il n’y a pas de travail stable et pérenne faute d’une économie forte. Tu travailles un jour ou deux et tu chômes des mois surtout que dans cette cité il n’y a que la mer comme source de revenus. Et même cette ressource n’est pas sûre puisqu’elle est souvent menacée par le mauvais temps.
Avec la propagation de la Covid-19, la situation est devenue plus insupportable notamment avec les restrictions sanitaires. Les autorités locales ont interdit toute activité commerciale. Durant le confinement, j’ai repris mes activités en tant que vendeur des fruits et légumes, mais malheureusement ce job n’apporte rien puisque je ne travaille que deux heures par jour ; ce qui est insuffisant même pour rembourser la valeur de la marchandise qui peut coûter, certains jours, près de 2.000 DH ou plus. Et souvent, cette marchandise pourrit sans qu’on ait droit à des remboursements ou des aides de l’Etat, nous a-t-il raconté. C’était dur d’accepter cette situation notamment pour quelqu’un qui a des bouches à nourrir et des charges à payer».
Ayoub fait partie de ces nouveaux profils d’émigrants (pêcheurs, commerçants, travailleurs informels et autres), décrits par le journal El Pais, comme des individus ruinés par les confinements successifs et la fermeture des frontières et qui n'ont plus rien. De nouveaux profils qui côtoient les anciens comme ceux des Maliens qui fuient la dévastation de leur pays embourbé dans une guerre civile qui ne dit pas son nom ou ceux des migrants déplacés par les dictatures, les sécheresses ou la pauvreté chronique de leurs pays.

C’est mieux ailleurs
L’idée de partir n’a pas germé du jour au lendemain dans sa tête. Elle a pris des jours, des nuits et des centaines d'heures de réflexion. «Ce n’est pas facile de tout quitter. Ceci d’autant plus que partir vers d’autres cieux demande de l’argent, beaucoup d’argent», nous a-t-il confié. Ayoub a préféré garder ses plans de voyage pour lui. Même ses parents et ses frères ne savaient rien d'eux. Seul un ami pêcheur a été dans le secret des Dieux. Pour partir, Ayoub doit s’acquitter de 15.000 DH comme frais de passage. Le passeur est un voisin qui habite pas loin de chez lui et qui n’a rien d’un trafiquant d'êtres humains. Il est, en effet, un patron de pêche artisanale qui a dû, comme beaucoup d’autres, chercher une autre source de revenus dans ce contexte de crise. «C’est un homme de confiance et on se connaît depuis des années. Et c’est pourquoi il m’a fait une faveur : partir vers les Iles Canaries contre 14.000 DH seulement alors que les autres passagers ont déboursé entre 15.000 et 20.000 DH par personne. Aujourd’hui, la traversée coûte 25.000 DH et c’est rare de trouver un passeur vu le durcissement des contrôles», nous a-t-il indiqué.

Les Iles Canaries à tout prix
Le jour J a été un certain jeudi. Ayoub et les autres candidats ont dû rester toute la nuit les yeux grands ouverts avant de prendre la route vers une plage située à 20 km de la ville. Ils ont dû s’entasser dans une camionnette qui roulait lentement et sans lumières afin de contourner les barrages de la police et de la gendarmerie installés à la sortie de la ville. Un silence assourdissant a régné tout au long du trajet. Sur le lieu du départ, il y avait une grande barque artisanale en polyester, longue, fraîchement construite et équipée d’un moteur tout neuf de 25 cylindres. Souvent, ces embarcations sont fabriquées par les passeurs eux-mêmes dans le désert loin des regards discrets. «Nous avons été 28 personnes à bord dont une fille enceinte. La plupart des passagers étaient des jeunes en provenance de Dakhla», nous a indiqué Ayoub. Et de préciser que les traversées vers les Iles Canaries ne sont pas que l’affaire des jeunes issus du Sud du Maroc, mais aussi des personnes d’âge mur et des couples mariés parfois accompagnés de leurs enfants qui affluent de toutes parts. Et plus particulièrement de la région d’El Kelâa des Sraghna suivie par Béni-Mellal. La traversée a commencé vers 1h00 du matin et elle va durer deux jours et demi sans arrêt. Le patron de pêche chargé de guider la barque a choisi la route la plus proche, mais aussi la plus risquée et la plus meurtrière afin d’éviter les contrôles de la marine Royale. Il s’est dirigé vers la zone la plus agitée et la plus houleuse appelée communément «la pôle» située à la pointe des frontières maritimes internationales. Il s’agit d’une zone très profonde et traversée par des courants maritimes forts. Les passagers ont eu comme consigne d’éteindre leurs portables et de garder le silence. «Ce passage a été très dur même pour un habitué de la mer comme moi, se souvient Ayoub.
Vomissements, nausée, peur et mélancolie nous ont assaillis impitoyablement et sans relâche. Cela a duré six heures, mais sans pour autant miner notre moral, ni refroidir notre enthousiasme. Nous étions déterminés à atteindre notre but coûte que coûte». La traversée vers les Iles Canaries a duré deux jours et demi. Un laps de temps qui fut lent, ennuyeux et interminable. Il n’y avait que de l’eau partout et un ciel capricieux à portée de la main. La fatigue a gagné l’ensemble des passagers et l’enthousiasme des débuts a laissé place à des doutes et de la peur. Ayoub et ses compagnons n’avaient plus envie de parler, de rire ou de contempler la beauté de l’Atlantique. Ils n’avaient plus d’appétit et même le sommeil les a abandonnés. «Nous avons porté avec nous des boîtes de sardines, des dattes, du lait, de la limonade et de l’eau. Mais, personne n’osait les toucher. En effet, il suffisait d’ouvrir une boîte de sardines pour que certains passagers commencent à vomir. Notamment ceux qui avaient pris la mer pour la première fois, témoigne Ayoub. Même pour faire nos besoins, c’était très compliqué. Il faut, en effet, compter au moins 15 minutes pour pouvoir pisser correctement. Le mauvais état de la mer et les vagues qui se déchaînaient ont rendu notre vie infernale».

Enfin la terre
Après ces deux journées et demie de souffrance, de désespoir et de lassitude, la barque est enfin arrivée à bon port. Les passagers ont été accueillis par un bateau-remorquer qui les a transportés vers le quai le plus proche. Une fois les procédures administratives terminées (enregistrement, prise d’empreintes, test de corona), Ayoub et ses compagnons ont été installés dans un camp pendant quatre jours. «Le camp compte au total entre 3.000 et 4.000 personnes de toutes les nationalités (Marocains, Maliens, Mauritaniens, Sénégalais et autres) installées sous des tentes qui abritaient plus de 100 individus. Sur ces lieux, on ne mangeait pas à notre faim et le personnel ne nous traitait pas correctement. Notamment les forces de l’ordre qui ne respectaient personne. Les policiers se montraient menaçants et n’hésitaient pas à utiliser la force», nous a confié Ayoub. Et de poursuivre : «Après, nous avons été transférés vers un hôtel à Porto Rico. Mais pas tous puisque certains d’entre nous ont été transportés soit vers Las Palmas ou Tenerife. Ce transfert n’a pas changé non plus grand-chose dans notre quotidien puisque les conditions de vie demeuraient identiques malgré le fait que la Croix-Rouge prenait en charge tous nos besoins».
En effet, l’absence de transferts de personnes vers l'Espagne a durement affecté les capacités d’accueil des structures sur place qui étaient déjà audelà du point de rupture. Certains nouveaux arrivants ont été même contraints de camper sur l’asphalte du port à leur arrivée, de dormir sur des terrains de sport, dans des entrepôts portuaires ou même dans des complexes touristiques. Et depuis que les tests de la Covid19 ont été rendus obligatoires pour les candidats à la migration en juin 2020, ces derniers ont été dans l’obligation d’endurer de longues journées d’attente sous des tentes de fortune et dans des conditions déplorables, sous un soleil de plomb et des températures supérieures à 40°C.

En attendant Godot
Ayoub a passé aujourd’hui plus de cinq mois à Porto Rico et rien ne semble venir. Il se contente de compter les jours dans l’attente d’un lendemain meilleur. Ses longues journées sont souvent passées en jouant au foot ou à discuter via les réseaux sociaux. «On attend, c’est tout ce qu’on peut faire. Plusieurs personnes ont été transférées vers l’Espagne. En majorité pour des raisons médicales (diabète, personnes en situation de handicap, maladies chroniques…). D’autres en bonne santé ont eu droit également à des transferts vers la péninsule Ibérique, mais personne ne sait sur quelle base on a été sélectionnés. En effet, il n’y a pas de critères précis. A noter également que plusieurs personnes ont été refoulées vers le Maroc ou vers leur pays d’origine. Notamment celles qui ont été installées à Tenerife où plusieurs individus ont témoigné de mauvais traitements, de manque de nourriture ainsi que de froid et de pluie», nous a expliqué Ayoub.
Aujourd’hui, notre jeune homme, comme l’ensemble des migrants irréguliers arrivés sur les Iles Canaries, a un ordre de retour ouvert qui reste cependant sans effet puisqu’une fois les intéressés ont passé la garde à vue d'un maximum de 72 heures, ils ne peuvent pas être détenus. S'ils sont à nouveau interceptés pendant leur transit, ils ne peuvent être arrêtés que s'ils ont commis un crime ou s’ils ont demandé leur internement dans un CIE (centre d’accueil). Dans la plupart des cas, tout ce que la police peut faire est d’identifier ces migrants, de leur retirer leurs billets et de les empêcher de voyager. «Nous avons le sentiment d’être piégés sur ces îles. Nous ne pouvons pas rentrer chez nous et, en même temps, nous ne pouvons pas rester désœuvrés. Nous sommes venus chercher une vie meilleure et un avenir radieux. Et voilà où nous en sommes : entassés dans des hôtels sans travail, sans argent et sans espoir. Quel gâchis après tant de souffrance supportée et tant de risque pris», a conclu Ayoub.

 

​Le HCR et la JICA tendent la main aux réfugiés qui résident au Maroc

 Le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA) ont concrétisé, vendredi à Rabat, la mise en place d’un projet d’un montant de 275.000 dollars visant à appuyer le programme de réponse du HCR à la crise de la Covid-19 en faveur des réfugiés résidant au Maroc. Le HCR et le JICA indiquent dans un communiqué conjoint qu'au 1er février 2021, plus de 14.000 personnes, réparties sur 75 localités au Maroc, sont enregistrées auprès du HCR, ce qui inclut 8.300 réfugiés et près de 5.700 demandeurs d’asile, relevant que suite à l'apparition de la pandémie en mars 2020, les besoins de protection de cette population vulnérable ont été exacerbés, impactant à la fois leur situation socio-économique, leur capacité à subvenir à leurs besoins de base, leur état psychique et leur santé mentale.


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