A tenter de le lire, certains de ses poèmes semblent répondre à juste titre à cette question, bien qu’elle paraisse tout de même être une des problématiques des plus mystérieuses.
Or, au lieu de se contenter de l’usage de qualificatifs qui n’en finissent pas, consistant à valoriser et à faire l’éloge de Rimbaud, tels que grand, génial, exceptionnel, etc., au lieu de se limiter à relater sa biographie, essayons plutôt de chercher à tirer au clair la portée spécifique de sa poésie et ce à partir de ce poème si singulier qui s’appelle Sensation, un poème court et qui se compose de deux strophes. Rimbaud l’a écrit très tôt, plus précisément à l’âge de seize ans, la date de la création de ce poème (1870) est indiquée d’ailleurs par le poète lui-même.
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien:
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.
Mars 1870
Si nous accordons de l’intérêt à ce poème, c’est parce qu’il dit à notre sens ce qu’est un poète. Lire ce poème avec un minimum d’attention permet de découvrir que le poète agit moins qu’il ne subit. Preuve en est qu’on assiste à l’usage fréquent de la préposition «par» qui est inhérente à la voix passive, d’autant plus que les verbes employés au futur simple («j’en sentirai», «Je laisserai», «Je ne parlerai pas», «je ne penserai rien») témoignent de l’effacement du sujet en tant qu’acteur. C’est ainsi que le poète recourt aux compléments d’agents incarnés par les éléments de la «Nature» : «Par les soirs bleus d’été», «par les blés», «Par la Nature».
Assistant ainsi à un spectacle, le poète s’octroie les qualités d’une espèce de récepteur sensible à «l’herbe», au «vent» et à la «Nature», celle-ci ayant le statut d’une déesse. Notons de même que pour recueillir le spectacle du monde, le poète acquiert le silence («Je ne parlerai pas»), seule issue pour trouver sa place dans le monde. Sans doute le silence serait-il un moyen de trouver sa place dans ce monde. Il faut laisser le monde parler au lieu d’en parler ! C’est ainsi que le poète va plus loin, car à ce moment-là il est subjugué par l’amour : «Mais l’amour infini me montera dans l’âme».
Or donc, en plus du silence, le poète semble désirer ne pas penser («je ne penserai rien»), comme si réfléchir était un obstacle pour le poète. Peut-on approuver l’idée que le poète ne pense pas, ou n’ait pas pour le moins envie de penser ? Toujours est-il que, ne serait-ce que par un minimum de lucidité, on ferait mieux de se demander ce que le poète entend par «penser».
Donner la parole au monde afin de s’exprimer, se taire si peu que ce soit face au monde, c’est apprendre à le voir et à le découvrir dans et à travers le silence. Rimbaud est très en avance parce que sans doute a-t-il su s’effacer en tant que soi pour céder la parole à la poésie, étant à même de dire l’indicible mieux que personne.
Par Najib Allioui