Point de vue sur le concept des courants


Mohamed Benabdelkader
Lundi 3 Juin 2013

Point de vue sur le concept des courants
Au vu de certaines  publications ou autres interventions évoquant pêle-mêle, courants, tendances ou autres mouvances concernant des partis politiques, il ne serait pas inutile d’ouvrir un débat pour en parler de manière posée et responsable.
Mohamed Benabdelkader  vient d’en donner l’exemple en étoffant son point de vue publié par notre alter ego « Al Ittihad Al Ichtiraki » d’arguments puisés qui plus est dans les expériences vécues par des partis politiques marocains ou étrangers.
Libé vous en proposer la traduction intégrale.
Certains organes de presse, à l’instar de quelques acteurs politiques marocains persistent à croire que le fait qu’il y ait des courants au sein des partis s’inscrit dans le cadre de l’essence même de la moderité politique, de la créativité organisationnelle et de la bonne gouvernance. C’est ainsi que tout groupe qui élève la voix pour crier son courant sur les toits demandant que son entité  soit reconnue et que son existence soit institutionnalisée au sein du parti auquel il appartient, aurait, de facto, raison, qu’il serait porteur d’un projet et qu’il jouirait de ce fait de légitimité. Et si jamais ce groupe est contesté à ce propos, il y a forcément lieu d’exprimer sa solidarité à son égard en tant que minorité opprimée pour soutenir son droit à s’organiser au sein d’un courant reconnu. Et donc, tous ceux qui seraient d’un avis différent sont qualifiés de conservateurs et de non-démocrates.
Positionner l’idée d’un courant organisé face à une  tendance de domination et d’exclusion représente, cependant, une fausse et trop simpliste équation. De par les expériences, à travers le monde, ou au niveau national, il n’a jamais été prouvé que les courants ont conduit à la promotion de la démocratie au sein des partis politiques, ni à améliorer son rendement. Bien au contraire.
L’exemple du Parti socialiste français marqué par des courants emportant tout sur leur passage, affectant ses forces pendant de longues années avant qu’il ne parvienne à s’en sortir est particulièrement éloquent.
Certains de ces organes précités tiennent à établir un lien absolu entre le concept des courants et des généralités évoquant la gestion, la différence, la démocratie interne et la liberté d’expression sans en référer aux dispositions de la loi sur les partis politiques et des règlements intérieurs des instances partisanes, ni même à ces expériences ratées relatives à la création de courants dans l’action partisane marocaine, gauche en particulier.
L’expérience marocaine a concrètement démontré  à ce propos que cette recette des courants  était liée à des facteurs  beaucoup plus subjectifs qu’objectifs. Nous en citerons pour exemple le manque de souffle chez quelques militants quand il s’agit d’ancrer et de développer les outils démocratiques au sein  du parti, ce qui les pousse vers un empressement et par là une estimation erronée de soi-même ou une sorte d’excédent d’un sentiment  de leadership. Cela peut  même les pousser vers l’exercice d’une dictature de la minorité, usant d’une pression systématique allant  à l’encontre des règles démocratiques, empêchant de la sorte tout partage  d’influence sous prétexte qu’ils constituent un courant.  Ils peuvent aller jusqu’à créer leur propre parti alors que leurs camarades poursuivent leur action avec le souffle qu’il faut et une vision à long terme en vue d’assurer le développement d’une bonne gouvernance de leur parti.

Les expériences
mondiales


L’expérience des partis politiques en Occident et plus particulièrement les partis socialistes démocratiques montre que l’existence de courants dépend de trois principaux facteurs qui peuvent être résumés comme suit :
- Un contexte de l’intégration de plusieurs partis en un seul, tel le cas du Parti socialiste français qui a été formé en 1971 lors du congrès d’Epinay à partir de la section française de l’Internationale socialiste et d’autres forces socialistes sous la direction de François Mitterrand.
Les composantes  constitutives du parti ont ainsi fonctionné pendant longtemps en courants.
Le contexte de la transition historique du parti marxiste vers la social-démocratie, a permis à la minorité au sein du parti de se constituer en courant radical se caractérisant par son attachement aux orientations idéologiques et historiques du parti (l’Etat, le service public et le pouvoir d’achat) comme c’est le cas pour le Parti socialiste travailliste espagnol au sein duquel s’active le courant de « la gauche socialiste » depuis 40 ans, mais dont toutes les plateformes présentées aux différents congrès ne parviennent pas à recueillir plus de 2% des voix.
Le contexte de la présidentialisation du parti a instauré un mécanisme de l’élection du leader du parti directement par tous les militants et non seulement par les congressistes. Cela a permis l’apparition de regroupements ayant pris la forme de courants destinés à créer des leaderships partisans. Ce qui est également le cas  pour plusieurs partis d’Amérique latine et d’Europe.

Le congrès comme
référence de base
des courants


Dans le lexique des socialistes français et espagnols, le courant est un groupement qui se constitue en perspective de la tenue d’un congrès au cours duquel il cherche à évaluer  ses forces. Le système des courants peut constituer le cadre structurant le débat politique au sein du parti au cas où le consensus ferait défaut, et qui génère des positions, différencie les approches  et permet les alignements des uns et des autres. Le congrès demeure donc l’objectif qui sous-tend la naissance et la fin des courants.
L’importance du timing du congrès dans la légitimation des courants se vérifie par le processus douloureux du développement du Parti socialiste français, car c’est la lutte entre les courants sur la base de plateformes tour à tour réelles et fictives, outre des scissions (Jean-Pierre Chevènement en 1993 et Jean-Luc Mélenchon en 2008) qui ont conditionné le rythme d’évolution du socialisme français depuis Jean Jaurès et Guesde, en passant par François Mitterrand et Michel Rocard. Dans ce contexte, la gauche étatiste et la gauche sociale menèrent une lutte idéologique réelle.
En 1907, la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) sous la direction de Jean Jaurès avait instauré le système des courants en précisant que les instances dirigeantes sont formées sur la base de la représentativité proportionnelle selon les voix obtenues par les plateformes présentées par ces courants au congrès.
Lors du congrès d’Epinay, le PS français a conservé ce système, mais il a tenu, dans ses statuts, à interdire toute structuration du parti en fonction des courants.
C’est pour cette raison que ce parti est resté marqué par des courants. Au cours des années 70 et 80, l’alignement essentiel opposait les mitterrandistes aux rocardiens en tant que courants principaux qui se sont livrés à une lutte qui a atteint son paroxysme au congrès de Metz en 1979. A gauche du parti existait également un autre courant, celui de Jean-Pierre Chevènement. Après quoi, les alignements devinrent moins idéologiques et plus personnels avec la confrontation entre Laurent Fabius et Lionel Jospin lors du congrès de Rennes en 1990.
La consolidation du caractère présidentialiste du régime français issu de la Vème République a accéléré le processus de transition des sensibilités idéologiques vers ce que l’on appelle « les écuries présidentielles ».
Depuis 1988, la confrontation entre Jospin et Fabius a donné le coup de grâce au courant mitterrandiste qui a éclaté au congrès de Rennes en 1990. Mais la crise a frappé de plein fouet le système des courants en 1995 avec le retour de Jospin à la direction du parti et l’instauration de l’élection du premier secrétaire  au suffrage direct par les militants. Ce poste a revêtu ainsi un caractère présidentiel placé au-dessus de toutes les autres instances et leurs équilibres. Entre 1993 et 1995, trois secrétaires généraux du Parti socialiste ont été destitués par le jeu des courants.
Depuis avril 2002, les courants au sein du PS ont commencé à perdre de leur poids idéologique et se sont transformés en courants présidentiables, car la chute brutale de Jospin a ouvert la voie à la lutte pour sa succession. Ce qui a poussé les courants à se transformer en ce que les Français appellent les «écuries présidentielles» qui sont devenues une espèce d’entreprises personnelles sans divergences réelles et  qui n’ont pour finalité que de poursuivre « le destin élyséen » de ses leaders ; à savoir Dominique Strauss Kahn, Laurent Fabius, Martine Aubry, Ségolène Royale et François Hollande dont l’élection à la présidence de la République française a signé officiellement l’arrêt de mort de ce modèle organisationnel.
Il est entendu que le coup de grâce aux courants a été donné par  Martine Aubry quand elle s’est engagée à  recourir aux primaires ouvertes aux sympathisants et militants en vue de désigner le candidat du PS aux élections présidentielles de 2012, à un moment où le système des courants consacrant l’immobilisme idéologique était devenu une source de paralysie pour le parti.
L’historien du parti, Alain Bergounioux, a confirmé cette thèse dans son livre «Les socialistes», tout en considérant que ces courants ne sont conditionnés que par la logique des présidentielles et que leur quête de légitimité extérieure auprès de l’opinion publique dépend de la popularité de leurs leaders.

A suivre...

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