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Le reportage raconte l’histoire de huit femmes marocaines qui sont unanimes à considérer que les viols, les agressions physiques et les abus sexuels sont devenus monnaie courante dans les fermes, notamment de la part de certains employés ou intermédiaires locaux qui recherchent des femmes prêtes à avoir des rapports sexuels avec eux et à faire le ménage.
Des propos que prennent avec réserve plusieurs associations travaillant sur le terrain qui n’ont pas voulu se prononcer sur cette questions, a précisé El Español. L’ASAJA, l’UPA, l’UGT et la CCOO et d'autres organisations patronales ont même rendu publique mardi dernier une déclaration commune dans laquelle elles ont indiqué que les cas de viols et d’agressions sexuelles relatés par ‘’ Correctiv’’ ne sont que des assertions puisqu’il n’y a pas de plaintes et qu’elles trouvent inacceptable le fait de généraliser ces pratiques sur l’ensemble du secteur causant ainsi des dommages aux employeurs et aux employés.
Contactées par Libé, certaines sources associatives à Huelva, nous ont fait savoir qu’elles ne savent pas encore si les agressions sexuelles et les viols sont des pratiques isolées dans le temps et l’espace ou généralisées et s’ils ont été commis au Maroc ou en Espagne. « Nous n’avons pas suffisamment d’informations sur ce sujet pour livrer des données fiables. Ce que nous savons jusqu’à maintenant, c’est qu’il y a des victimes et qu’elles ont bénéficié de notre aide, car elles sont isolées dans les fermes », nous a déclaré notre source sous le sceau de l’anonymat.
Seule l’ONG Asnuci nuevos ciudadanos por la interculturalidad a accepté de briser la loi du silence. Antonio Abad, coordinateur du projet de l'ASNUCI à Huelva, a déclaré au site El Español qu’un système pervers existe dans cette région qui ne laisse pas beaucoup de choix aux migrantes travaillant dans les plantations. Ces ouvrières doivent choisir entre avoir des rapports sexuels avec leurs employeurs ou être licenciées. « C'est connu ici, on l'entend, mais personne ne le dénonce par peur. C'est une vérité cachée parmi ces fermes. Bien sûr, il y a des entreprises qui les traitent comme il devrait, mais vous ne pouvez pas détourner le regard sur ce calvaire ", a-t-il déclaré au site espagnol.
Autre indicateur de l’ampleur du phénomène d’abus sexuels et des viols dans la région, c’est le nombre de demandes d'interruption volontaire de grossesse. Le reportage d’El Español a rapporté que le taux des avortements monte en flèche pendant la saison de récolte des fraises dans certaines localités telles que Palos de la Frontera ou Moguer. En 2016, selon Correctiv, et grâce aux données fournies par un travailleur social dans un centre de santé, 185 avortements ont été enregistrés dans les deux populations (espagnoles et étrangères). 90% ont été effectués sur des femmes étrangères.
Du côté marocain, « aucun cas spécifique d’abus ou de violation à l’encontre des ouvrières marocaines n’a été constaté, ni à l'égard de leurs collègues dans les autres exploitations». Le ministère de l’Emploi et de l’Insertion professionnelle a affirmé qu’aucune plainte n’a été enregistrée auprès des autorités espagnoles et que les services consulaires marocains dans la province de Séville n’ont reçu aucune plainte pour abus ou violation des droits de ces ouvrières.
A noter que les champs de Huelva ont accueilli, cette année, 17.000 Marocaines pour la collecte des fruits. Un chiffre qui est le double de celui de l'année précédente. Des femmes qui sont vulnérables et généralement sans mari et avec des enfants. En fait, pour aller à Huelva il faut qu’elles soient âgées entre 18 à 45 ans, mariées, veuves ou divorcées avec des enfants de moins de 14 ans à charge.
Qui dit vrai, qui dit faux ? Selon certaines sources médiatiques espagnoles, le Parquet général de la ville du Huelva a décidé de diligenter une enquête suite aux révélations du média allemand ‘’ Correctiv’’. Pourtant, nombreux sont les rapports et les témoignages qui ont fait état des journées longues et dures dans les plantations de fraise à Huelva. Plusieurs femmes interrogées dans le cadre des enquêtes de terrain affirment que les saisonnières marocaines ont été payées dans certaines fermes selon les quantités récoltées et non sur la base du temps de travail. Et qu’elles ont été souvent contraintes de s’engager dans une compétition acharnée avec des ouvrières d’autres nationalités pour remplir le plus grand nombre de caisses de fraise et travailler le plus grand nombre de jours possibles.
Ces femmes ont souvent déclaré que leurs chefs se comportent très mal avec elles et ne les respectent pas. Ils font du chantage et profitent de leurs corps sachant que ces dernières ne peuvent rien dire ou faire parce qu’elles ont peur pour leur vie et pour leur boulot.
Une situation qui en dit long sur l’échec du concept de la migration circulaire longtemps prônée par l’UE et érigée en antidote à la migration irrégulière. En effet, et comme l’a bien résumé Emmanuelle Hellio dans son article «Saisonnières à la carte», l’agriculteur, qu’il soit marocain ou espagnol, a besoin de saisonniers prêts à être jetés dans les champs le moment venu. Une main-d’œuvre moins chère qui soit à la fois immédiatement mobilisable (par exemple en cas de mûrissement subit de la récolte) et facilement licenciable (en cas d’effondrement du prix du marché). En d’autres termes, ils veulent des machines «disponibles et d’accord pour absorber ces variations». Un constat qui met à nu une logique capitaliste en contradiction totale avec les droits humains les plus élémentaires.
Chadia Arab : Il faut tout faire pour être fixé sur ce qui se passe dans ces exploitations
et reconnues. Nombreux sont les rapports qui
en dénoncent les longues journées de travail, les salaires médiocres, le non paiement des heures supplémentaires, des indemnités de chômage et des droits en termes de retraite ou de maternité.
Dans son livre "Dames de fraises, doigts
de fée" qui vient de paraître, Chadia Arab, chercheuse au CNRS, géographe à l’université d’Angers, a retracé l'histoire de la migration
de ces saisonnières sélectionnées dans le cadre «de contrats en origine et de la migration circulaire» qui ont découvert des conditions de travail presque identiques à celles qu’elles ont déjà vécues au Maroc.
Libé a interviewé Chadia Arab sur les conditions de recrutement et de travail de cette
main-d’œuvre féminine bon marché ainsi
que sur le harcèlement et les agressions sexuelles dont elle est l’objet.
Libération : Quel crédit accordez-vous aux faits rapportés par des médias allemands et espagnols concernant l’existence d’éventuels cas de harcèlement , de chantage sexuel et de viols subis par des ouvrières marocaines à Huelva ?
Chadia Arab : De manière générale, je fais confiance et je respecte le travail des journalistes d’investigation. Les journalistes allemands font part de harcèlement, d’agressions sexuelles et d’abus de pouvoir, d’exploitation dans le milieu agricole des femmes que ce soit au Maroc ou en Espagne et relatent deux cas. De nombreux travaux ont déjà montré les difficultés des femmes travaillant dans l’agriculture au Maroc. Prenons pour exemple l’un des derniers rapports réalisés par l’Association Oxfam, qui a montré les conditions difficiles de travail, de transport, d’abus de la part du contremaître, de licenciement abusif, les problèmes rencontrés pour celles qui sont syndiquées, les contrats qui ne sont pas toujours en règle. En comparaison, les contrats délivrés par l’Espagne sont bien meilleurs, et les conditions de travail et de salaire en sont les premiers impacts positifs de cette migration circulaire.
Cependant, sur place en Espagne, elles savent que pour revenir l’année suivante, elles doivent être dociles, soumises et accepter beaucoup de choses. Quand l’encadrement était assuré par l’ANAPEC au Maroc et la FUTEH en Espagne, avec l’accompagnement et l’encadrement d’une douzaine de médiateurs marocains qui faisaient le travail de régulation de conflits, de médiation et même de négociation, on parvenait à résoudre les conflits. Mais depuis la disparition de la FUTEH et le licenciement des médiateurs marocains, sont apparus un certain nombre de dysfonctionnements, notamment de nombreux abus. Ce que décrivent les journalistes allemands peut être tout à fait plausible J’estime que lorsqu’une femme se fait violer, et qu’elle arrive à en parler, c’est qu’elle tient à assumer sa responsabilité, et qu’elle est d’un grand courage, courage de dénoncer son violeur et qu’il faut tenir compte de cette parole.
Les femmes savent que si elles ne veulent pas se faire expulser ou si elles veulent revenir l’année suivante, elles ont intérêt à accepter une sorte d’exploitation et de domination. Pire quand celles-ci se retrouvent sans papier. En effet, les femmes en situation irrégulière sur le sol espagnol sont soumises à différentes formes de domination, d’exploitation, d’arnaques si elles veulent survivre en attendant un jour régulariser leur situation
Le ministère a évoqué un cas isolé, c’est peut-être le cas, mais un cas isolé reste un cas de trop, et il faut tout faire pour savoir ce qui se passe dans ces exploitations. J’ai fait écho dans mon enquête, d’un cas d’abus sexuel, mais cela se passait au Maroc. Par contre en Espagne, d’autres formes de droits sont bafoués, les droits sociaux (ces femmes n’ont pas le droit ni au chômage ni à la retraite), le droit à la santé (ces fraises sont pleines de pesticides), le droit à la mobilité (le système migratoire devait les sécuriser pour un retour en Espagne chaque année si ces dernières remplissaient les conditions de rendement et de travail. Or à partir de 2012, le système se grippe, et 14500 femmes sont laissées pour compte (sans explication), le droit au séjour et au regroupement familial (n’oublions pas qu’une des conditions est celle d’avoir des enfants, et que chaque année ces femmes sont séparées plusieurs mois de leurs enfants).
Peut-on parler d’une loi de silence qui entoure cette question ?
Ces femmes restent à mon sens sous différentes formes de domination qui peuvent expliquer leur silence. Elles sont femmes, elles sont issues de milieux très pauvres, souvent analphabètes et non scolarisées. Elles sont dominées par des hommes, blancs, anciennement colonisateurs du Maroc. Le choc interculturel est puissant pour des femmes qui ne sont parfois jamais sorties de leur village. Comment voulez-vous qu’elles sortent du silence dans ce cas-là ? Il faut avoir un grand courage et une confiance en soi pour pouvoir réclamer ses droits et avouer qu’on se fait exploiter et abuser. L’humiliation et la honte sont les premières causes du silence, honte par rapport à leur famille, à leurs compatriotes, et peur aussi qu’on ne les croie pas. C’est ce qui arrive souvent quand on se fait violer, on a peur et honte d’en parler.
J’ai appris qu’une délégation conjointe maroco-espagnole allait organiser une visite officielle, et je m’en réjouis. Cela faisait plusieurs années que le Maroc n’avait pas envoyé de délégation pour faire le suivi de ces femmes. J’espère néanmoins qu’ils sortiront des circuits de visites. Moi-même je l’ai expliqué dans mon livre, il y a une coopérative modèle qu’on fait visiter aux journalistes, aux chercheurs que nous sommes, et aux délégations marocaines, européennes qui viennent observer ce modèle économique de migration circulaire. Si l’on s’arrête à cette visite, on va se dire que « tout va bien dans le meilleur des mondes » comme dirait Voltaire. Les médiateurs qui ont été licenciés en 2012, car il n’y avait plus de financement, nous avaient décrit la situation de peine des « dames de fraises » , subissant encore plus l’exploitation, et le silence, nous disant qu’elles étaient « les grandes oubliées de ce système ».
Certaines Marocaines ont aussi parlé des conditions de logements et d’hébergement, ce volet je le décris dans le livre, et je vous invite à lire ces passages.
D’après vous, est-ce que les conditions de recrutement et de travail de ces femmes ont évolué depuis l’enquête que vous avez menée il y a quelques années ?
Non, à ma connaissance, les conditions n’ont pas évolué. Jusqu’en 2017, ils n’ont pris que des répétitrices, et cette année, le nombre étant repassé au-dessus de la barre de 10000 femmes, ce n’était plus arrivé depuis 2012 (entre 2012 et 2016, on a fait partir environ 2500 femmes chaque année alors qu’en 2009, 17000 femmes avaient rejoint Huelva, faisant des Marocaines le contingent de main-d’œuvre le plus important parmi les ramasseuses de fraises dans la province de Huelva). Ces conditions (être femme, avoir entre 18 et 45 ans, avoir au moins un enfant de moins de 18 ans) expliquent les formes de domination et d’exploitation dont elles sont victimes. En effet, l’approche intersectionnelle permet de mieux comprendre cette triple discrimination de sexe, d’âge, de classe : elles sont femmes (on est clairement dans une politique de migration choisie sexuée et assumée), elles ont entre 18 et 45 ans en moyenne, elles sont issues de milieux pauvres au Maroc, femmes rurales, précaires, et analphabètes. Expliquant bien entendu la soumission, la docilité et le silence de ces dernières. Ajoutons à cela la condition la plus discriminante à mon avis, celle d’avoir des enfants, des attaches familiales, qui les obligent, leur imposent cette migration circulaire, c’est-à-dire avec un retour au Maroc à la fin de leur contrat. Bref, les impacts peuvent parfois être désastreux au sein des cellules familiales, et ces différentes discriminations amènent ces femmes à être finalement soumises et dociles et à accepter ces dominations, parfois d’ailleurs sans en être forcément conscientes.
Hassan Bentaleb