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Ousmane Ndiaye est rédacteur en chef Afrique de la chaîne TV5 Monde depuis juin 2017. Editorialiste, il tient une chronique internationale sur France Info. En France, Ousmane Ndiaye a été responsable Afrique de l’hebdomadaire Courrier International, correspondant au Mali, au Sénégal pour plusieurs médias (TV5, Le Monde, APIC, ATS). Dans cet entretien avec Libé, il nous livre son approche sur les relations France-Afrique.
Comment peut-on qualifier le retrait de l'armée française du Burkina Faso, du Mali et de la Centrafrique ? Est-ce un échec de la politique française dans cette région ?
Il y a deux mouvements pour moi. Si l’on se situe à l'échelle du temps moins long par exemple, à l'échelle de la politique de Macron et de son arrivée au pouvoir, il y a un échec. L’acte fondateur de sa vision, c'est le discours de Ouaga, dans lequel il dit même, paradoxalement, que la France n'a plus de vocation à avoir une politique africaine. Cela était d’ailleurs pour moi une sorte d'effet d'annonce, parce que, finalement, tout ce qui suit derrière montre qu'il essayait d'avoir une politique africaine, même s'il avait l'ambition de la rénover. Et au fond, on se retrouve cinq ans ou six ans après ce discours et tous les sillons qu'il avait tracés se referment. Au Sahel, on arrive à une situation où la France n'est plus désirable. La France est contestée. D’un point de vue politique, d’un point de vue économique, sa position est bousculée et remise en cause. Maintenant, je pense qu'il faut faire attention à une chose : est-ce que cette crise est comprise ici en France ? Je pense que c'est l'un des nœuds du problème. Les Français ne comprennent pas ce sentiment anti-français. Or, je pense que c'est une erreur de parler de sentiment antifrançais parce que ce qu'on appelle le sentiment anti-français en France, en Afrique, c'est une critique bien souvent légitime de la politique africaine de la France depuis l'indépendance. C'est quelque chose de très profond. Le mot «sentiment» est un peu péjoratif et un peu sous-estimé. Cette logique historique, c'est une lame de fond, une forme de maturation historique qui arrive à terme, donc ce n’est pas un sentiment. C'est un mouvement très profond qui a des origines très profondes qui datent de l'indépendance. Je pense que l'une des premières erreurs, c'est de percevoir un sentiment anti-français et de le nommer ainsi. Les Africains ne disent pas : «On déteste la France»; ils disent : «On remet en cause les politiques de l'Etat français». D'ailleurs, je donne toujours cet exemple. A Dakar, il m'est arrivé d'essayer de suivre des jeunes qui appartiennent à des mouvements comme «France dégage». Ils manifestent, ils ont un discours très politique, mais le soir, quand vous discutez avec eux autour d'un thé en leur demandant quels sont vos projets, ils répondent : «Ah, moi je cherche une pré-inscription pour aller en France et rien d’autre que d'aller étudier en France». Donc l'aspect lumière, l'aspect savoir, il y a un côté «France» que les Africains admirent toujours, y compris ces jeunes-là qui disent à la France « dégage ». Quand ils disent cela, ils dénoncent les contrats «léonins", le rapport de force déséquilibré du point de vue de la géopolitique, le rapport de force déséquilibré du point de vue économique. C’est cela qu'ils disent, ce n'est pas de l'ordre du sentiment, c'est de l'ordre d’un discours rationnel de contestation de la domination politique. Donc, il me semble que oui, c'est un échec, pour revenir à votre question, au regard des objectifs que Macron s’est fixé et de façon plus générale, c'est un échec de la politique post-indépendance de la France.
Quand les politiques en France parlent de la politique «française en Afrique», ils ne se remettent pas en cause. Ils vont même mettre cet échec sur le dos de la propagande russe et de la présence chinoise et turque. Que pensez-vous de cette réaction ?
Ce qui est étonnant, c’est cette forme de cécité dans l'analyse. Je ne sais pas si c'est une vraie cécité ou si c'est une posture d'ailleurs. Je suis souvent surpris quand j'entends dans l'analyse officielle en France, ce qui prédomine c’est l'action russe. Est-ce une posture stratégique ou un aveuglement ? Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question, mais évidemment, les Russes profitent d'un mouvement historique en cours. Ça c'est très important. Quand vous regardez les Russes en Centrafrique, ils arrivent parce que les Français partent. Quand les Français partent avec la fin de Sangaris, c'est contre l’avis des Centrafricains qui disent aux Français : «Nous avons besoin de vous, restez !». Pour des questions de politique interne, la France part et que font les Centrafricains ? Ils disent : « Il nous faut absolument quelqu’un d’autre » et les Russes sont arrivés. C'est cette logique-là qui est en cours. Les Russes s'inscrivent dans les interstices, dans les failles, dans les fragilités, dans les espaces délaissés par la France. Donc en fait, ils n'ont pas une politique qui consiste à mobiliser des milliards sur l'Afrique où ils sont à l'offensive. Non, ils se contentent de voir qu’il y a une dégradation, un rejet de la politique française, une remise en cause qui n'est pas entendue. Eux, ils arrivent et disent : «Nous vous comprenons». Nous allons faire le partenariat que vous voulez et qu’ils vous refusent. Je pense donc que l’action russe n’est pas le moteur de ce qui se passe, c'est juste un positionnement stratégique et intelligent des Russes qui ont compris qu'il y avait un coup à jouer. Quand vous prenez les puissances qui arrivent en Afrique du point de vue économique, les Russes ne représentent rien par rapport à la Chine qui investit. La Turquie construit des aéroports, construit des ports ... L'investissement financier turc au Sahel est énorme. On parle beaucoup de la Russie, mais par rapport à la Turquie, la Russie investit très peu. Finalement, c'est beaucoup de symbolique.
Mais la présence russe dans le Sahel est historique et ne date pas de l’actuelle crise
On parle des Russes comme s'ils arrivaient en Afrique maintenant. Non, par exemple, le Mali de 1968 à 1994 avait un régime proche de Moscou. Oui, le président Moussa Traoré a été un réel proche de Moscou. D'ailleurs, l'essentiel des élites militaires, civiles et politiques maliennes, entre 68 et un peu après 94, ont été formées à Moscou, à Kiev, etc. L'actuel premier ministre du Mali, Choguel Maïga, a étudié à Kiev. La mère de l'ancien ministre de l'Economie et des Finances Ibrahim Boubakar Keita, est ukrainienne parce que son père était un cadre, un général de l'armée qui est parti se former là-bas. Les relations sont donc anciennes, il y a une forme de continuité dans le choix d'un pays comme le Mali. Pour les Russes, ce n’est pas non plus quelque chose de tomber du ciel, il ne faut pas perdre de vue cette historicité d'ailleurs. Mais à propos de cette historicité, moi, ce que je note, en revanche, c'est l'aveuglement des Maliens. Si les Russes pouvaient faire quelque chose pour le Mali, ils l’auraient fait en 30 ans de présence. Ils ont été présents à peu près pendant 26 ans et c'est 26 ans à peu près de Moussa Traoré. Cela s'est terminé par une révolution dans la rue, dans le sang. Je pense donc que les acteurs maliens ne doivent pas avoir, eux aussi, la mémoire courte, car le choix de la Russie n’est pas un choix nouveau. C'est un choix ancien qui a été fait avec les résultats que nous connaissons.
Pour revenir à ce « sentiment antifrançais » dans la région, même si vous êtes en désaccord avec cette expression, et à cette demande faite à la France de partir, ne peut-on pas y voir aussi un échec dans sa politique contre le djihadisme ?
Je pense que le déclencheur, c’est l’échec d'aider l'Afrique, alors que la France l’avais promis. Il y a eu le grand discours de Serval qui promettait d'en finir avec le terrorisme dans la région. Dix ans plus tard, le terrorisme a progressé, les territoires libérés par les Français ont été reconquis, la situation s'est dégradée. Je pense que la France, évidemment, qui est la première puissance engagée dans cette lutte, paie cet échec. Pour moi, le premier élément qui accélère les choses en dehors des conditions historiques que j'ai décrites, c'est l'échec dans la lutte contre le terrorisme. C'est un échec évident que disent les Maliens aux Français : «Vous êtes présents, vous avez des moyens, etc. Mais depuis que vous êtes présents, la situation s'est dégradée». En 2013, quand le président Ibrahim Boubakar Keita arrive au pouvoir, des élections sont organisées. Le centre du pays était libre, on a pu organiser les élections. Aujourd'hui, la moitié du pays est occupée, c’est-à-dire que la situation est pire qu’avant l'intervention française. C’est cela que les acteurs ne comprennent pas. Alors le citoyen malien lambda se demande comment il se fait qu’une des plus grandes puissances du monde, une des armées les plus sophistiquées, s'engage à ce point et qu'au bout de 10 ans la situation est pire que quand les deux pays n’étaient pas alliés. Dans ce cas-là, les gens se disent qu’il vaut mieux les laisser partir. D'autant plus que cette alliance a eu un coût symbolique, un coût historique. Il y a eu des relations très heurtées entre partenaires. Il y a eu aussi des comportements qui ont défié, qui ont blessé l’orgueil malien. Je dis toujours qu’il ne faut pas oublier que la relation commence mal. Quand Emmanuel Macron est élu, qu'est-ce qu'il fait ? Il prend l'avion présidentiel pour aller au Mali. Il ne va pas à Bamako. Il se pose directement à Gao sur une base française et il demande au président Ibrahim Boubakar Keita de prendre l'avion, de venir le voir. Mais c'est vexant, c’est humiliant, ça a été une blessure. Vous imaginez, vous venez dans un pays souverain, vous ne passez pas par la capitale. Emmanuel Macron prend l'avion, arrive à Gao, qui est la base française, et il voit les troupes françaises et convoque le président, alors qu'il est chez lui. Je pense que dans la façon de faire, dans l'approche, il y a eu un certain nombre de maladresses dont les Français ont sous-estimé l'impact, en termes d’humiliation, de symbole. Il ne faut jamais l'oublier, le Mali est un pays qui a une conscience très importante, c'était le grand empire du Mali, c'était l'Etat le plus puissant et le plus important de l'Afrique. C'est une grande puissance. Les Maliens vivent et intériorisent ce sentiment de l’humiliation et de la défaite, parce que c'était le plus grand empire du continent, qui se voit avoir ce traitement. Je pense donc que l’un des ressorts en dehors de l'échec militaire à enrayer le terrorisme, c'est aussi les petites humiliations et les grandes humiliations faites de maladresses et de rapports de condescendance.
Il y a aussi la convocation à Pau par Emmanuel Macron de quelques chefs d’Etat africains qui a été humiliante
Je crois qu’Emmanuel Macron a beaucoup excellé dans ce type de maladresses qui, contrairement à ce qu'on pense, ont beaucoup, beaucoup d'échos. La perception est très importante, parce que c'est ça au fond, qu'on retient, la perception, le ressenti. Au final, ils ont beau dire : « Oui, les Français leur servent, oui. L'action française a été capitale et importante ». Mais au final, qu'est-ce qui reste ? C'est la perception de l'humiliation. On vous aide, donc on vous humilie. C'est ça ce que les gens comprennent.
L’échec et l’arrogance ça fait beaucoup
Je pense qu'il y a une part aussi de symbole et d'irrationnel dans ce conflit, je pense que des pays comme le Mali, qui sont des pays presque sous tutelle, deviennent ultrasensibles à la question de la souveraineté, à la question de la dignité nationale. Je pense que la France n'a pas su tenir compte de la question de la dignité nationale au Mali. C’était une forme de vue de l’esprit : « On est là, on vous aide, donc on a à peu près tous les droits».
Il y a une nouvelle crise qui se profile avec le Maroc : des députés marocains accusent la France de faire campagne contre le Maroc. Le Quai d’Orsay nie la crise. Est-ce une nouvelle fois l’aveuglement de la politique étrangère de la France dans la région ?
Moi je pense que les dynamiques au Maghreb sont différentes. Le problème de la France au Maghreb, c’est qu’elle a «le c… entre deux chaises ». D'un côté, l'Algérie a énormément mis la pression sur la France avec le rapport Stora, avec des choses qui ont été de vrais points de tension. De l'autre côté, il y avait un vrai partenariat économique et stratégique avec le Maroc. Je pense qu’à force de vouloir faire en même temps, on fait fuir tout le monde. On revient à ce schéma très marcronien du « en même temps ». Vous savez à un moment donné, sur un certain type de questions, il faut faire des choix. C'est-à-dire sur les questions les plus sensibles, la France ne peut pas à la fois être sur la position algérienne sur le Sahara et être avec le Maroc. C'est impossible, d'autant plus que le Maroc en fait la ligne rouge de sa politique extérieure. C’est d'autant plus compliqué pour la France. C'est d'autant plus intenable que pendant le mandat de Trump, les Etats-Unis ont vraiment avancé et ont fait un choix clair sur le Sahara avec la reconnaissance de la souveraineté marocaine. Cette reconnaissance de la première puissance du monde place la France dans une position très compliquée, parce que la France dit être parmi les grandes puissances, celle qui est le plus avec le Maroc, mais dans la traduction géopolitique, les Etats-Unis les court-circuitent un peu. Les Etats-Unis ont fait un choix très clair au détriment de l’Algérie. Un pays comme l'Espagne, vous l'avez vu, a fait un choix spectaculaire en faisant un choix qui est plutôt pro-marocain, quitte même à prendre le risque de rompre, d'avoir une crise diplomatique avec l'Algérie. Mais au fond, la France ne veut ni l'un ni l’autre. Macron veut normaliser avec l'Algérie en pays ami et en même temps veut jouer la même politique avec le Maroc et cette position n'est pas tenable. En revanche, il faut faire attention parce qu’un pays comme le Maroc est dans une telle dynamique qu’il a d’autres possibilités et alternatives, si la France se retire. Autant au Sahel nous avons des Etats faibles, fragiles, autant là, un pays comme le Maroc a suffisamment de partenaires diversifiés pour faire des choix rationnels. Je pense que sur le Maghreb, il faut faire attention, d'autant plus attention que l’une des portes de sortie de la France sur le Sahel, c'est le Maghreb. Il faut toujours se rappeler que le Maroc et l'Algérie jouent un rôle important au Sahel. Il ne faut pas sous-estimer le soft power que le Maroc a dans des pays comme le Mali, le Sénégal, par la voie des Tarîqa et du soufisme. Il ne faut jamais oublier qu’un des guides religieux les plus puissants du Mali, appartient à une Tarîqa qui vient du Maroc. Il a donc cette capacité, cette légitimité symbolique au Sahel qui est très importante. L’Algérie a une légitimité militaire et la frontière la plus longue avec le Mali. On ne peut pas sortir du brasier sahélien sans le Maghreb au fond. De plus, l’ancêtre du problème part de l'Algérie où il ne faut jamais oublier que les groupes terroristes algériens se réfugient dans le Nord du Mali. Je pense qu’il ne peut pas y avoir de politique, de stratégie de la France au Sahel qui n’incorpore pas le Maghreb. Les deux sont liés, c'est-à dire si la France a des difficultés au Maghreb avec le Maroc et l'Algérie, ça va aggraver les difficultés déjà existantes. Je pense donc que les deux sont plus liés qu'on ne le pense. L'Algérie et le Maroc ont un rôle à jouer.
La crise entre Paris et Rabat va-t-elle durer encore longtemps ?
J'ai l'impression que le paroxysme de la crise est quasiment dépassé. La France a fait quand même l'effort d'essayer d'éteindre le feu en envoyant le ministre des Affaires étrangères. La France est revenue sur les politiques de visas. Je pense donc que la France comprend qu’elle ne peut pas perdre le Maroc, c'est inimaginable. Il y a donc une politique de rattrapage. Mais elle arrive au moment où éclate ce problème au niveau de l'Union européenne. On voit clairement que la France est peu active et il n’y a pas un soutien affiché de la France par rapport au Maroc.
Au Parlement européen, plusieurs députés marocains ont dénoncé publiquement cette position de la France
Il faut bien voir qu’en France, la question du Maroc bizarrement, comme celle de l'Algérie d'ailleurs, dans le débat politique français, a été quasiment une question de politique intérieure. Les relations entre le Maroc, l'Algérie et la France sont tellement proches que c'était une question de politique intérieure. Je pense qu'il y a l'héritage du défunt Roi Hassan II qui était très présent dans l'imaginaire politique en France, avec des relations très suivies. Le Maroc a eu un statut particulier dans la politique française qui n’est pas de l'ordre de la politique étrangère. C'est d'autant plus accentué que beaucoup d'hommes politiques, y compris dans la gauche française, ont des relations plus fortes et plus historiques avec le Maroc. Parmi les gens de la gauche, on avait des trajectoires personnelles et des trajectoires politiques très imbriquées. On avait de grands leaders de la gauche qui étaient marocains, qui étaient nés au Maroc comme Elisabeth Guigou qui est née et a grandi au Maroc. Les ponts étaient plus importants, plus fluides. Là, on arrive à une génération de nouveaux partis politiques avec qui les relations ne sont pas aussi anciennes, dont les réseaux ne sont pas aussi intenses. Certains disent tant mieux, c'est un bien. D’autres, comme moi, ont plutôt tendance à dire que la diplomatie ne peut pas se faire au grand jour. Pour négocier, quoi qu'on en pense, il faut des circuits parallèles. Ce discours très séduisant de la rupture qui est arrivé en France avec «En marche», consistant à dire « nous maintenant, on rénove tout, tout se passe avec une relation nouvelle» n’est pas viable. Il faut avoir les canaux pour faire de la diplomatie, il faut avoir les codes aussi. Je pense donc que c'est la limite de ce nouveau discours qui est de dire « on change tout, on repart avec un nouvel esprit avec de nouveaux réseaux ». Il me semble que l'une des clés de la fluidité des relations entre la France et le Maroc, c'était cette forme d'imbrication des relations très fortes entre les deux espaces intellectuels, les deux espaces politiques, les deux espaces culturels, relations qui sont un peu distendues avec la nouvelle génération.
Macron veut normaliser avec l'Algérie en pays ami et en même temps il veut jouer la même politique avec le Maroc et cette position n'est pas tenable.
Comment peut-on qualifier le retrait de l'armée française du Burkina Faso, du Mali et de la Centrafrique ? Est-ce un échec de la politique française dans cette région ?
Il y a deux mouvements pour moi. Si l’on se situe à l'échelle du temps moins long par exemple, à l'échelle de la politique de Macron et de son arrivée au pouvoir, il y a un échec. L’acte fondateur de sa vision, c'est le discours de Ouaga, dans lequel il dit même, paradoxalement, que la France n'a plus de vocation à avoir une politique africaine. Cela était d’ailleurs pour moi une sorte d'effet d'annonce, parce que, finalement, tout ce qui suit derrière montre qu'il essayait d'avoir une politique africaine, même s'il avait l'ambition de la rénover. Et au fond, on se retrouve cinq ans ou six ans après ce discours et tous les sillons qu'il avait tracés se referment. Au Sahel, on arrive à une situation où la France n'est plus désirable. La France est contestée. D’un point de vue politique, d’un point de vue économique, sa position est bousculée et remise en cause. Maintenant, je pense qu'il faut faire attention à une chose : est-ce que cette crise est comprise ici en France ? Je pense que c'est l'un des nœuds du problème. Les Français ne comprennent pas ce sentiment anti-français. Or, je pense que c'est une erreur de parler de sentiment antifrançais parce que ce qu'on appelle le sentiment anti-français en France, en Afrique, c'est une critique bien souvent légitime de la politique africaine de la France depuis l'indépendance. C'est quelque chose de très profond. Le mot «sentiment» est un peu péjoratif et un peu sous-estimé. Cette logique historique, c'est une lame de fond, une forme de maturation historique qui arrive à terme, donc ce n’est pas un sentiment. C'est un mouvement très profond qui a des origines très profondes qui datent de l'indépendance. Je pense que l'une des premières erreurs, c'est de percevoir un sentiment anti-français et de le nommer ainsi. Les Africains ne disent pas : «On déteste la France»; ils disent : «On remet en cause les politiques de l'Etat français». D'ailleurs, je donne toujours cet exemple. A Dakar, il m'est arrivé d'essayer de suivre des jeunes qui appartiennent à des mouvements comme «France dégage». Ils manifestent, ils ont un discours très politique, mais le soir, quand vous discutez avec eux autour d'un thé en leur demandant quels sont vos projets, ils répondent : «Ah, moi je cherche une pré-inscription pour aller en France et rien d’autre que d'aller étudier en France». Donc l'aspect lumière, l'aspect savoir, il y a un côté «France» que les Africains admirent toujours, y compris ces jeunes-là qui disent à la France « dégage ». Quand ils disent cela, ils dénoncent les contrats «léonins", le rapport de force déséquilibré du point de vue de la géopolitique, le rapport de force déséquilibré du point de vue économique. C’est cela qu'ils disent, ce n'est pas de l'ordre du sentiment, c'est de l'ordre d’un discours rationnel de contestation de la domination politique. Donc, il me semble que oui, c'est un échec, pour revenir à votre question, au regard des objectifs que Macron s’est fixé et de façon plus générale, c'est un échec de la politique post-indépendance de la France.
Quand les politiques en France parlent de la politique «française en Afrique», ils ne se remettent pas en cause. Ils vont même mettre cet échec sur le dos de la propagande russe et de la présence chinoise et turque. Que pensez-vous de cette réaction ?
Ce qui est étonnant, c’est cette forme de cécité dans l'analyse. Je ne sais pas si c'est une vraie cécité ou si c'est une posture d'ailleurs. Je suis souvent surpris quand j'entends dans l'analyse officielle en France, ce qui prédomine c’est l'action russe. Est-ce une posture stratégique ou un aveuglement ? Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question, mais évidemment, les Russes profitent d'un mouvement historique en cours. Ça c'est très important. Quand vous regardez les Russes en Centrafrique, ils arrivent parce que les Français partent. Quand les Français partent avec la fin de Sangaris, c'est contre l’avis des Centrafricains qui disent aux Français : «Nous avons besoin de vous, restez !». Pour des questions de politique interne, la France part et que font les Centrafricains ? Ils disent : « Il nous faut absolument quelqu’un d’autre » et les Russes sont arrivés. C'est cette logique-là qui est en cours. Les Russes s'inscrivent dans les interstices, dans les failles, dans les fragilités, dans les espaces délaissés par la France. Donc en fait, ils n'ont pas une politique qui consiste à mobiliser des milliards sur l'Afrique où ils sont à l'offensive. Non, ils se contentent de voir qu’il y a une dégradation, un rejet de la politique française, une remise en cause qui n'est pas entendue. Eux, ils arrivent et disent : «Nous vous comprenons». Nous allons faire le partenariat que vous voulez et qu’ils vous refusent. Je pense donc que l’action russe n’est pas le moteur de ce qui se passe, c'est juste un positionnement stratégique et intelligent des Russes qui ont compris qu'il y avait un coup à jouer. Quand vous prenez les puissances qui arrivent en Afrique du point de vue économique, les Russes ne représentent rien par rapport à la Chine qui investit. La Turquie construit des aéroports, construit des ports ... L'investissement financier turc au Sahel est énorme. On parle beaucoup de la Russie, mais par rapport à la Turquie, la Russie investit très peu. Finalement, c'est beaucoup de symbolique.
Mais la présence russe dans le Sahel est historique et ne date pas de l’actuelle crise
On parle des Russes comme s'ils arrivaient en Afrique maintenant. Non, par exemple, le Mali de 1968 à 1994 avait un régime proche de Moscou. Oui, le président Moussa Traoré a été un réel proche de Moscou. D'ailleurs, l'essentiel des élites militaires, civiles et politiques maliennes, entre 68 et un peu après 94, ont été formées à Moscou, à Kiev, etc. L'actuel premier ministre du Mali, Choguel Maïga, a étudié à Kiev. La mère de l'ancien ministre de l'Economie et des Finances Ibrahim Boubakar Keita, est ukrainienne parce que son père était un cadre, un général de l'armée qui est parti se former là-bas. Les relations sont donc anciennes, il y a une forme de continuité dans le choix d'un pays comme le Mali. Pour les Russes, ce n’est pas non plus quelque chose de tomber du ciel, il ne faut pas perdre de vue cette historicité d'ailleurs. Mais à propos de cette historicité, moi, ce que je note, en revanche, c'est l'aveuglement des Maliens. Si les Russes pouvaient faire quelque chose pour le Mali, ils l’auraient fait en 30 ans de présence. Ils ont été présents à peu près pendant 26 ans et c'est 26 ans à peu près de Moussa Traoré. Cela s'est terminé par une révolution dans la rue, dans le sang. Je pense donc que les acteurs maliens ne doivent pas avoir, eux aussi, la mémoire courte, car le choix de la Russie n’est pas un choix nouveau. C'est un choix ancien qui a été fait avec les résultats que nous connaissons.
Pour revenir à ce « sentiment antifrançais » dans la région, même si vous êtes en désaccord avec cette expression, et à cette demande faite à la France de partir, ne peut-on pas y voir aussi un échec dans sa politique contre le djihadisme ?
Je pense que le déclencheur, c’est l’échec d'aider l'Afrique, alors que la France l’avais promis. Il y a eu le grand discours de Serval qui promettait d'en finir avec le terrorisme dans la région. Dix ans plus tard, le terrorisme a progressé, les territoires libérés par les Français ont été reconquis, la situation s'est dégradée. Je pense que la France, évidemment, qui est la première puissance engagée dans cette lutte, paie cet échec. Pour moi, le premier élément qui accélère les choses en dehors des conditions historiques que j'ai décrites, c'est l'échec dans la lutte contre le terrorisme. C'est un échec évident que disent les Maliens aux Français : «Vous êtes présents, vous avez des moyens, etc. Mais depuis que vous êtes présents, la situation s'est dégradée». En 2013, quand le président Ibrahim Boubakar Keita arrive au pouvoir, des élections sont organisées. Le centre du pays était libre, on a pu organiser les élections. Aujourd'hui, la moitié du pays est occupée, c’est-à-dire que la situation est pire qu’avant l'intervention française. C’est cela que les acteurs ne comprennent pas. Alors le citoyen malien lambda se demande comment il se fait qu’une des plus grandes puissances du monde, une des armées les plus sophistiquées, s'engage à ce point et qu'au bout de 10 ans la situation est pire que quand les deux pays n’étaient pas alliés. Dans ce cas-là, les gens se disent qu’il vaut mieux les laisser partir. D'autant plus que cette alliance a eu un coût symbolique, un coût historique. Il y a eu des relations très heurtées entre partenaires. Il y a eu aussi des comportements qui ont défié, qui ont blessé l’orgueil malien. Je dis toujours qu’il ne faut pas oublier que la relation commence mal. Quand Emmanuel Macron est élu, qu'est-ce qu'il fait ? Il prend l'avion présidentiel pour aller au Mali. Il ne va pas à Bamako. Il se pose directement à Gao sur une base française et il demande au président Ibrahim Boubakar Keita de prendre l'avion, de venir le voir. Mais c'est vexant, c’est humiliant, ça a été une blessure. Vous imaginez, vous venez dans un pays souverain, vous ne passez pas par la capitale. Emmanuel Macron prend l'avion, arrive à Gao, qui est la base française, et il voit les troupes françaises et convoque le président, alors qu'il est chez lui. Je pense que dans la façon de faire, dans l'approche, il y a eu un certain nombre de maladresses dont les Français ont sous-estimé l'impact, en termes d’humiliation, de symbole. Il ne faut jamais l'oublier, le Mali est un pays qui a une conscience très importante, c'était le grand empire du Mali, c'était l'Etat le plus puissant et le plus important de l'Afrique. C'est une grande puissance. Les Maliens vivent et intériorisent ce sentiment de l’humiliation et de la défaite, parce que c'était le plus grand empire du continent, qui se voit avoir ce traitement. Je pense donc que l’un des ressorts en dehors de l'échec militaire à enrayer le terrorisme, c'est aussi les petites humiliations et les grandes humiliations faites de maladresses et de rapports de condescendance.
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Je crois qu’Emmanuel Macron a beaucoup excellé dans ce type de maladresses qui, contrairement à ce qu'on pense, ont beaucoup, beaucoup d'échos. La perception est très importante, parce que c'est ça au fond, qu'on retient, la perception, le ressenti. Au final, ils ont beau dire : « Oui, les Français leur servent, oui. L'action française a été capitale et importante ». Mais au final, qu'est-ce qui reste ? C'est la perception de l'humiliation. On vous aide, donc on vous humilie. C'est ça ce que les gens comprennent.
L’échec et l’arrogance ça fait beaucoup
Je pense qu'il y a une part aussi de symbole et d'irrationnel dans ce conflit, je pense que des pays comme le Mali, qui sont des pays presque sous tutelle, deviennent ultrasensibles à la question de la souveraineté, à la question de la dignité nationale. Je pense que la France n'a pas su tenir compte de la question de la dignité nationale au Mali. C’était une forme de vue de l’esprit : « On est là, on vous aide, donc on a à peu près tous les droits».
Il y a une nouvelle crise qui se profile avec le Maroc : des députés marocains accusent la France de faire campagne contre le Maroc. Le Quai d’Orsay nie la crise. Est-ce une nouvelle fois l’aveuglement de la politique étrangère de la France dans la région ?
Moi je pense que les dynamiques au Maghreb sont différentes. Le problème de la France au Maghreb, c’est qu’elle a «le c… entre deux chaises ». D'un côté, l'Algérie a énormément mis la pression sur la France avec le rapport Stora, avec des choses qui ont été de vrais points de tension. De l'autre côté, il y avait un vrai partenariat économique et stratégique avec le Maroc. Je pense qu’à force de vouloir faire en même temps, on fait fuir tout le monde. On revient à ce schéma très marcronien du « en même temps ». Vous savez à un moment donné, sur un certain type de questions, il faut faire des choix. C'est-à-dire sur les questions les plus sensibles, la France ne peut pas à la fois être sur la position algérienne sur le Sahara et être avec le Maroc. C'est impossible, d'autant plus que le Maroc en fait la ligne rouge de sa politique extérieure. C’est d'autant plus compliqué pour la France. C'est d'autant plus intenable que pendant le mandat de Trump, les Etats-Unis ont vraiment avancé et ont fait un choix clair sur le Sahara avec la reconnaissance de la souveraineté marocaine. Cette reconnaissance de la première puissance du monde place la France dans une position très compliquée, parce que la France dit être parmi les grandes puissances, celle qui est le plus avec le Maroc, mais dans la traduction géopolitique, les Etats-Unis les court-circuitent un peu. Les Etats-Unis ont fait un choix très clair au détriment de l’Algérie. Un pays comme l'Espagne, vous l'avez vu, a fait un choix spectaculaire en faisant un choix qui est plutôt pro-marocain, quitte même à prendre le risque de rompre, d'avoir une crise diplomatique avec l'Algérie. Mais au fond, la France ne veut ni l'un ni l’autre. Macron veut normaliser avec l'Algérie en pays ami et en même temps veut jouer la même politique avec le Maroc et cette position n'est pas tenable. En revanche, il faut faire attention parce qu’un pays comme le Maroc est dans une telle dynamique qu’il a d’autres possibilités et alternatives, si la France se retire. Autant au Sahel nous avons des Etats faibles, fragiles, autant là, un pays comme le Maroc a suffisamment de partenaires diversifiés pour faire des choix rationnels. Je pense que sur le Maghreb, il faut faire attention, d'autant plus attention que l’une des portes de sortie de la France sur le Sahel, c'est le Maghreb. Il faut toujours se rappeler que le Maroc et l'Algérie jouent un rôle important au Sahel. Il ne faut pas sous-estimer le soft power que le Maroc a dans des pays comme le Mali, le Sénégal, par la voie des Tarîqa et du soufisme. Il ne faut jamais oublier qu’un des guides religieux les plus puissants du Mali, appartient à une Tarîqa qui vient du Maroc. Il a donc cette capacité, cette légitimité symbolique au Sahel qui est très importante. L’Algérie a une légitimité militaire et la frontière la plus longue avec le Mali. On ne peut pas sortir du brasier sahélien sans le Maghreb au fond. De plus, l’ancêtre du problème part de l'Algérie où il ne faut jamais oublier que les groupes terroristes algériens se réfugient dans le Nord du Mali. Je pense qu’il ne peut pas y avoir de politique, de stratégie de la France au Sahel qui n’incorpore pas le Maghreb. Les deux sont liés, c'est-à dire si la France a des difficultés au Maghreb avec le Maroc et l'Algérie, ça va aggraver les difficultés déjà existantes. Je pense donc que les deux sont plus liés qu'on ne le pense. L'Algérie et le Maroc ont un rôle à jouer.
La crise entre Paris et Rabat va-t-elle durer encore longtemps ?
J'ai l'impression que le paroxysme de la crise est quasiment dépassé. La France a fait quand même l'effort d'essayer d'éteindre le feu en envoyant le ministre des Affaires étrangères. La France est revenue sur les politiques de visas. Je pense donc que la France comprend qu’elle ne peut pas perdre le Maroc, c'est inimaginable. Il y a donc une politique de rattrapage. Mais elle arrive au moment où éclate ce problème au niveau de l'Union européenne. On voit clairement que la France est peu active et il n’y a pas un soutien affiché de la France par rapport au Maroc.
Au Parlement européen, plusieurs députés marocains ont dénoncé publiquement cette position de la France
Il faut bien voir qu’en France, la question du Maroc bizarrement, comme celle de l'Algérie d'ailleurs, dans le débat politique français, a été quasiment une question de politique intérieure. Les relations entre le Maroc, l'Algérie et la France sont tellement proches que c'était une question de politique intérieure. Je pense qu'il y a l'héritage du défunt Roi Hassan II qui était très présent dans l'imaginaire politique en France, avec des relations très suivies. Le Maroc a eu un statut particulier dans la politique française qui n’est pas de l'ordre de la politique étrangère. C'est d'autant plus accentué que beaucoup d'hommes politiques, y compris dans la gauche française, ont des relations plus fortes et plus historiques avec le Maroc. Parmi les gens de la gauche, on avait des trajectoires personnelles et des trajectoires politiques très imbriquées. On avait de grands leaders de la gauche qui étaient marocains, qui étaient nés au Maroc comme Elisabeth Guigou qui est née et a grandi au Maroc. Les ponts étaient plus importants, plus fluides. Là, on arrive à une génération de nouveaux partis politiques avec qui les relations ne sont pas aussi anciennes, dont les réseaux ne sont pas aussi intenses. Certains disent tant mieux, c'est un bien. D’autres, comme moi, ont plutôt tendance à dire que la diplomatie ne peut pas se faire au grand jour. Pour négocier, quoi qu'on en pense, il faut des circuits parallèles. Ce discours très séduisant de la rupture qui est arrivé en France avec «En marche», consistant à dire « nous maintenant, on rénove tout, tout se passe avec une relation nouvelle» n’est pas viable. Il faut avoir les canaux pour faire de la diplomatie, il faut avoir les codes aussi. Je pense donc que c'est la limite de ce nouveau discours qui est de dire « on change tout, on repart avec un nouvel esprit avec de nouveaux réseaux ». Il me semble que l'une des clés de la fluidité des relations entre la France et le Maroc, c'était cette forme d'imbrication des relations très fortes entre les deux espaces intellectuels, les deux espaces politiques, les deux espaces culturels, relations qui sont un peu distendues avec la nouvelle génération.