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Nouvelles appréciées de la littérature arabe Rachida El Charni : Les morts reviennent du passé (2)

Traduit et présenté par Sahraoui Faquihi


Rachida Acharni Référence : ombre tunisienne (recueil de nouvelles de Abderrahmane Majid Arrabii)
Lundi 25 Août 2014

Nouvelles appréciées de la littérature arabe   Rachida El Charni : Les morts reviennent du passé (2)
Dans cet espace obscur, la nostalgie devient forte et on sent le manque  d’un monde clair. L’écho de la belle voix de ma mère parcourait des distances et traversait le bruit des explosions pour habiter mon cœur. Ces années de mort n’étaient pour moi que des tentatives  continues pour préserver ma vie et à revoir ce beau sourire qu’elle afficherait lors de mon retour.
Quand la guerre prit fin, et que j’eus la permission de revenir, tout le monde vint m’accueillir sauf ma mère.
On me raconta en détail sa mort qui remontait à plus d’une année. Elle fut atteinte d’une maladie de la gorge. Le médecin avait ordonné qu’on la transportât immédiatement à la capitale pour y être soignée; mais mon frère aîné refusa pensant que ce n’était là  qu’un rhume à cause de ce froid qui sévissait au village en hiver, et qu’il suffisait qu’elle consommât de l’huile chauffée ou quelques herbes pour guérir.
Je sentis alors qu’on me racontait l’histoire de sa mort gratuite, qu’un feu plus vorace  que tous les feux que j’avais vécus au cours de la guerre, explosait au fond de moi pour faire éclater toute l’énergie de la patience que j’avais cumulée toutes ces années  pour la revoir ne serait-ce qu’un moment. J’eus l’impression tout d’un coup que j’étais devenu seul, dépourvu de toute la tendresse du monde. J’imaginai toute la souffrance qu’elle éprouvait alors qu’elle quittait ce monde sans chuchoter dans mon oreille un mot d’adieu… Une souffrance épouvantable me brûla le cœur. Elle se transforma aussitôt en une colère hystérique .Je m’emparai du fusil en criant d’une voix affligée:
Où est le lâche? L’avare? Je le tuerai comme il l’avait tuée … 
Les proches essayèrent de me calmer, et de réfréner ma révolte en me retenant et en se saisissant du fusil, mais je réussis à me débarrasser d’eux tous et à les écarter loin de moi.  Je m’élançai hors de la maison à la recherche de mon frère dans tous les coins de la ville. Ma fureur atteignit la folie, au point que le gens se terrèrent chez eux une journée entière, et que les enfants depuis ce jour-là se jetaient dans les bras de leurs mamans chaque fois qu’ils me voyaient dans la rue.
Mon frère en ce moment-là  s’était caché chez l’un de ses amis …Il réapparut après que j’eus abandonné la ville chargé de ma tristesse .
On vit soudain son nom gravé sur une tombe .On dévora du regard à plusieurs reprises ses lettres effacées :-« Zainab Bintou Omar Ben Farhatt  Azzinatti…»Je sentis qu’une tendresse étrange m’enveloppait  pendant que je lisais les prénoms de mes aïeux que j’ignorais .Je les imaginais devant moi là, d’un seul coup, tous ensemble, avec leurs caractères très forts , leurs sangs purs ,et leur tyrannie tribale qui fut racontée par plusieurs générations de la famille. On commença à démolir la tombe et à enlever ses pierres…
Ce matin , mon oncle décéda après des mois d’agonie . Il répétait le prénom de sa mère  chaque fois qu’il reprenait connaissance pour lui demander pardon. La veille de sa mort, il avait appelé mon père , et avait  insisté d’une voix faible et suppliante  à ce qu’il l’inhumât dans la même tombe où, depuis quarante ans, il avait enterré sa mère. Mon père dans une situation pareille ne pouvait que lui promettre d’exécuter son vœu.
De sa houe, mon père creusait le sol dur et la terre noire telle une mélancolie qui jaillissait. Je l’enlevai de ma pelle en imaginant à chaque instant que l’un des membres de ma grand-mère  allait surgir. Nous étions semblables à celui qui cherchait les secrets du passé dans les fonds du sol, ou celui qui désirait effectuer un saut impossible vers l’arrière.
Peu avant, j’allais voir ma grand-mère qui était décédée vingt ans avant ma naissance. Je serai face à face avec une femme qui appartenait à un temps qui n’était  plus le mien. Seulement, une partie de son sang coulait encore dans le mien et je le sentais brûlant encore dans mes veines, excitant mes idées. Je continuais à  écarter la chute hémorragique de la terre. Je sentais tout le poids du passé qui me tombait sur les épaules . Combien de temps nous faudrait- il pour arriver à cette période inconnue? Combien de courage me faudrait-il pour vivre seulement une heure d’un passé que je n’avais pas vécu? Quel destin!
C’est étrange  que je sois destiné à vivre une expérience épouvantable  telle que celle-ci! 
Mon père plongea dans la tombe continuant  de creuser dans la direction du passé. Je découvris que les tombeaux musulmans étaient plus profonds que je ne l’imaginais ,mais pas aussi effroyables que je le croyais quand j’étais encore enfant et qu’en revenant de l’école,  je passais près de mon père qui travaillait au sein d’une équipe chargée d’envoyer les corps des anciennes communautés chrétiennes à leurs proches en Europe, ou à les déplacer vers d’autres cimetières loin du centre de la capitale. Je déposai mon cartable dans ce bureau qui donnait sur le boulevard  et essayai d’apprendre les premières notions de  courage en faisant quelques pas dans le cimetière. Il avait l’air d’une ville de fantômes avec ses petites  pièces marbrées aux portes en fer forgé renfermant des cercueils logés au fond du sol et entourés d’arbres touffus .
Combien de fois j’ai prêté l’oreille aux propos de mon père et ses amis pendant qu’ils racontaient des détails mystérieux sur les morts. Ils disaient, par exemple, qu’ils avaient exhumé des cadavres enterrés depuis belle lurette et qu’ils étaient intacts comme si leur enterrement datait seulement de quelques jours .
Un gémissement provenant des profondeurs de la tombe me tira de mes souvenirs lointains. Je me retournai vers mon père et le vis s’appuyant sur le manche de la pioche, fixant le sol alors que ses larmes que je n’avais jamais vues ma vie durant couvraient son visage, et coulaient sur ses joues tachées de poussière en y dessinant des traits réguliers .Je sursautai et lui demandai :
- Qu’est-ce que tu as père?…Est-ce que tu as trouvé ma grand-mère?
- Je suis tombé sur des os vermoulus, fils.
Il le dit avec stupeur comme s’il prononçait ses mots malgré lui ; puis il éclata d’un sanglot brûlant comme le font les hommes .
Je regardai vers le bas et sentis un tremblement qui secouait tout mon corps quand je vis un petit squelette allongé humblement à même le sol, dardant des paupières profondes et serrant ses dents longues et laides. J’étais incapable de regarder longtemps. Je sentis le vertige me secouer  et m’imaginai en train de choir dans les orbites des yeux .Des interrogations explosèrent en moi telles de vieilles mines.
Est-ce vrai que c’était ma grand-mère? Où est ce corps jeune dont on m’avait longtemps parlé? Où est  cette beauté mythique dont parlaient les proches.  Je ne vis qu’un méchant squelette surmonté d’un crâne épouvantable.
Je sentis que je m’affaiblissais devant ce spectacle  comme si mon âme échappait de mes doigts . La vie tout entière me parut vaine et sans valeur …Mon père baissait toujours la tête alors que sa crise avait augmenté et geignait tel un ramier sur le toit d’une mosquée. Son état affligeant me fit pitié. Je lui demandai d’une voix tendre et compatissante si je devais lui présenter des condoléances en retard de quarante ans :  
- Père je t’en supplie, cesse de pleurer ! Cela fait longtemps qu’elle est morte .
Mais il continua de sangloter frénétiquement comme si sa mère venait de mourir .Rachida Acharni
Référence : ombre tunisienne 
(recueil de nouvelles 
de Abderrahmane  Majid Arrabii)
 


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